L’Égoïste (Meredith)/Chapitre 09

La bibliothèque libre.
Traduction par Maurice Strauss.
Charles Carrington (p. 120-136).
◄  VIII
X  ►


CHAPITRE IX


Clara et Lætitia se rencontrent : On les compare.

Le lendemain, au matin, une heure avant que vînt le moment de commencer la leçon, le jeune Crossjay parut sur la pelouse, portant une grosse gerbe de fleurs sauvages. Il les porta au château, les laissa sur le seuil pour Miss Middleton et disparut dans les massifs.

Ces herbes vulgaires allaient être jetées aux immondices par l’importante domesticité, lorsque Miss Middleton donna l’ordre à un valet de les lui apporter ; de sa fenêtre elle avait vu arriver Crossjay et son bouquet. Des doigts plus habiles que ceux du gamin présidèrent à l’arrangement des fleurs, selon la gamme des teintes, la rouge campanule et l’anémone, la primevère et la véronique, des pervenches et des hyacinthes, et surgissant de ce bleu il y avait une branche d’une blancheur pure et touffue dont Miss Middleton ignorait le nom.

— C’est le perfectionnement, par un jardinier, de la vestale de la forêt, la cerise sauvage, dit Miss Middleton, et il convient de glorifier ce jardinier, quoique je pense qu’en lui donnant une fleur double, il a fait avorter le fruit. Alors on pourrait appeler cette fleur la vestale de la civilisation.

— C’est l’arbre sacré de Vernon que le petit coquin a dépouillé, opina Willoughby en belle humeur.

Miss Middleton fut informée que le cerisier sauvage à fleur double était un arbre révéré par Mr Whitford.

Sir Willoughby promit de l’y conduire et dit : « Vous en supporterez l’épreuve. Peu de teints y résistent. C’est pour la plupart des dames une épreuve plus cruelle, que de les placer sur un fond de neige. Miss Dale, par exemple, à une douzaine de mètres, apparaît comme de la vieille dentelle ; j’aimerais à la voir sous l’arbre, à côté de vous.

— Voilà de quoi investir l’hamadryade de nouvelles et terribles fonctions ! s’exclama Dr Middleton.

Clara dit : « Miss Dale pourrait me traîner devant une plus haute cour, pour me voir pâlir à côté d’elle, sous le rapport de dons plus estimables qu’un teint.

— Elle est d’une belle intelligence ! dit Vernon.

Clara, comme tout le monde, savait quelle était la romanesque admiration de Miss Dale pour Sir Willoughby. Elle était curieuse de voir Miss Dale, et d’observer un dévouement incompréhensible pour un homme qui parlait avec une telle froideur de la pauvre dame qu’il avait fascinée. Après tout, peut-être convient-il à des cœurs de femmes d’être exposés au gel, d’être maîtrisés, contraints, retournés sur leurs rêves. Alors sa froideur apparut désirable, elle fortifiait l’idéal. Clara en inférait le délice des séparations opposé à l’ennui de l’intimité. Elle s’efforçait de le voir avec les yeux de Miss Dale. Avec quelque mépris envers elle-même pour son envie d’un leurre, elle le blâmait pour l’inhumaine torpeur de sentiment qui le faisait sacrifier son adoratrice à un besoin de madrigal. Et elle fut en état d’imaginer une distance d’où il était possible de le contempler sans acrimonie, avec bonté, admirativement, comme la lune regarde un joli mortel, par exemple.

Dans ses pensées, elle se surprit à dire : « Il a été difficile de m’apprendre quelque chose. Peut-être si mon intelligence eût été si belle, j’aurais mieux profité. Je ne me souviens pas d’avoir jamais, avec joie, vu approcher l’heure des leçons. »

Elle s’interrompit, se demandant si sa langue la dirigeait, et pour se sauver, elle ajouta : « Voilà pourquoi je me sens bien disposée envers ce pauvre Crossjay. »

Mr Whitford apparemment ne trouva point remarquable qu’elle se fût embarquée dans son babil sur « la belle intelligence », quoique la phrase, élogieuse, fût émise par lui, en sensibilité, pour que son oreille perçût un écho.

Sir Willoughby mit fin à sa vaporeuse confusion :

— Parfaitement ! J’ai souvent insisté auprès de Vernon qu’il fallait prendre le gamin par la douceur. Il ne supporte pas d’être tenu en laisse. Je fus de même. Un garçon qui a du cœur regimbe. Je sais ce que c’est qu’un garçon, Clara.

Il s’aperçut qu’il s’adressait à des yeux qui le fixaient comme s’il eut été dans le cercle de leur vision reculée, une petite tache, la tête d’une épingle. Ils étaient large ouverts ; ils se fermaient.

Elle les rouvrit pour regarder autre part.

Il y fut très sensible.

Même quand elle le blessait délibérément, et peut-être parce qu’elle l’avait fait, elle s’efforçait de regrimper sur cette altitude d’étroit territoire neutre, d’où l’on voit, les dominant, les fautes d’un amant, en surveillance. Elle y grimpait sans succès, il est vrai, vite à bout, et son effort n’était qu’un prétexte pour tomber plus bas.

Dr Middleton distraya l’attention de Sir Willoughby de l’imperceptible ennui :

— Non, Sir ! Non ! Les verges, le fouet. Des garçons mutins deviennent généralement des hommes de cœur. Et plus un homme a de cœur, plus sûrement il votera pour le martinet. Je prie pour qu’il soit immortel dans la Grande-Bretagne. Ni l’air des montagnes, ni la brise du large n’apportent autant de réconfort. Je vais jusqu’à dire que la faculté de recevoir une raclée surpasse celle de la donner. Si Crossjay s’enfuit de ses livres, tapez dessus, fustigez-le.

— C’est votre opinion, Monsieur ? dit son hôte, gêné à cause des dames, mais s’inclinant avec affabilité.

— Sans restriction. Si bien que, sans rien savoir de leurs antécédents, je mettrai mon doigt sur les hommes en fonctions publiques, qui, de bonne heure, n’ont pas reçu le fouet. Il ont été mal lancés. Le siège de leur raison n’est pas concret. Ils ne peuvent prendre le temps comme il vient, néfaste ou propice. Ils se font du mauvais sang, ne savent pardonner, reniflent à droite et à gauche en quête d’une approbation, se courroucent si le vent d’Est ne vient les caresser. Aussi, Monsieur, quand ils sont devenus les aînés, vous verrez ces hommes confondus avec la non-valeur de leur jeunesse, vous les verrez vacillants. Nous autres Anglais nous dominons le monde, parce que nous avons été fouettés. Je tiens l’opération pour une garantie d’une belle pureté de sang.

Le sourire de Sir Willoughby croissait en douceur, tandis que ses hochements de tête s’accentuaient en contradiction. Avec un air de condescendre quelque peu, après avoir répliqué et convaincu le Rév. Docteur de son erreur, il dit : Encore maintenant Jack en a besoin pour maintenir l’ordre. À bord d’un navire, votre argument est bon. Mais pas entre gentlemen. Non.

— Bonne nuit à vous, gentleman ! dit Dr Middieton.

Clara entendait Miss Éléonore et Miss Isabelle échanger leurs remarques.

— Willoughby ne le souffrira pas.

— Cela le changerait bien !

Elle soupira, posa une dent sur sa lèvre inférieure. Le don d’imagination railleuse chez la femme est palissadé de défenses d’approche ; si elles évoquent une image de satire, par exemple le jeune Willoughby empoigné par son maître, et les parents terrifiés assistant rigides au spectacle des préparations de l’acte sacrilège, elles doivent se hâter d’aveugler l’entendement railleur. Il faut une soldatesque durement exercée, tels les Prussiens, pour marcher et penser à la fois. Admettons que ce soit à l’avantage du monde civilisé, depuis que les hommes l’ont décrété et que les femmes ont lu le décret ; mais de ci de là, une jeune femme, d’aventure une insurgée impénitente, s’aperçoit que son sort fut d’être jetée dans une fosse plus étroite pour sa tête que pour ses membres.

Clara se demandait si Miss Dale était une personne d’une certaine liberté d’esprit. Elle n’en demandait qu’une preuve, une petite preuve de libre arbitre, en une maison sur qui semblait peser une chape de fer. Non seulement Sir Willoughby dominait, il trônait, suggérait, et combien ! Elle avait remarqué en lui une sensibilité exacerbée, alerte contre l’ombre d’un affront, et, comme au repos il était bon, il offrait la récompense pour la soumission. Elle remarquait que même Mr Whitford évitait d’alarmer les sentiments d’autorité chez son cousin. S’il n’encensait pas Sir Willoughby comme les ladies Éléonore et Isabelle, il acquiesçait par une syllabe ou restait silencieux. Il ne discutait jamais avec âpreté. Le poids de la maison, avec sa chape de fer, était sur lui ; comme il était sur les domestiques, comme — ô terreur des naufragés qui voient l’abîme prêt à les engloutir — il serait sur l’épouse.

— Quand verrai-je Miss Dale ? s’informa-t-elle.

— Ce soir même, au dîner, répondit Sir Willoughby.

Bien, pensa-t-elle. Voilà de quoi prévoir l’avenir.

Elle s’accommoda de son humeur morose et souhaita de vivre au moins jusqu’à ce qu’elle eût vu Miss Dale, et bien avant l’heure, son espoir s’était évanoui de rencontrer une autre qu’une esclave hébétée de Sir Willoughby. Ainsi, elle fut en torpeur les deux ou trois premières minutes qu’elle se trouva seule avec Lætitia dans le salon, avant que les dames se fussent réunies.

— Miss Middleton ? dit Lætitia en s’avançant vers elle. Ma jalousie me le dit, car vous avez conquis le cœur de mon petit Crossjay, et vous avez plus fait en quelques minutes pour le rendre docile que nous n’avons pu faire en plusieurs mois.

— Il m’a fait grand plaisir en m’apportant des fleurs ! dit Clara.

— Il fut très discret. Je le dis, parce que généralement les garçons de son âge nous jettent brutalement leurs dons à la figure. Tandis qu’il y mit des manières avec vous.

— Nous avons reconnu l’intervention de sa bonne fée.

— Elle n’y fut pour rien. Mais, je vous en prie, n’allez pas trop vous attacher à lui, car il va s’en aller, se mettre sous la férule d’un de ces hommes qui préparent les jeunes hommes aux examens. Nous croyons tous qu’il fera un bon marin.

— Mais, Miss Dale, je l’aime si bien qu’en tout je consulterai ses intérêts et non pas mon égoïsme. Et si j’ai quelque influence, il ne restera pas une semaine de plus avec vous. J’aurais dû en parler aujourd’hui ; j’ai dû rêver, car j’ai pensé le faire. Je ferai mon possible.

Le cœur de Clara se serra. Demander une faveur, présenter une pétition, c’était s’engager elle-même. Mais c’était pour le bon motif. D’ailleurs, déjà elle s’était engagée.

— Sir Willoughby raffole du gamin, opina-t-elle.

— C’est la tendresse exubérante de l’enfant qui le charme, dit Miss Dale. Il n’a pas frayé avec beaucoup d’enfants. Sûrement il aime beaucoup Crossjay, sans quoi il ne serait pas si indulgent. C’est étonnant qu’il prenne tout du bon côté.

Sir Willoughby entra. La présence de Miss Dale l’éclaira comme le cierge illumine la patène. Respectueux de sa constance, l’estimant un modèle de goût, jamais il ne se trouvait en sa société sans ressentir cette certitude de briller qui fait que l’homme étale ses trésors ; ceci n’est point un terme exagéré, alors que tout ce qu’il dit est pris pour argent comptant.

Cette soirée induisit Clara à se méfier de son récent antagonisme. Sir Willoughby aidant, elle avait à son insu adopté la manière de voir de Miss Dale ; le voyant si cordial et si tranquillement jovial, elle aussi l’admirait, et il avait l’esprit familier, le genre d’esprit le plus séduisant. Mrs Mounststuart Jenkinson avait remarqué que sa jambe était parfaite comme physique ; Miss Dale y voyait l’essence vitale ; et devant chacune de ces ladies, il n’était pas seulement radieux, mais encore créateur, tant il est vrai que l’éloge est notre soleil fécondant. Il avait encore cet air romanesque, la coqueluche du comté, et qui, de prime abord, avait impressionné Clara ; et, chose étrange, cette résurrection de sentiment affrontait son expérience. Quoi donc, si elle eût été captieuse, inconsidérée ? Ô retour béni de l’apaisement ! Le bonheur de sentir la peine s’en aller, c’était tout ce qu’elle cherchait, et sa conception de liberté, c’était d’en arriver à aimer ses chaînes, pourvu qu’il voulût lui épargner la caresse. Sur ce mode, sévèrement elle condamna Constance. « Nous devons essayer de faire bien, nous ne devons pas nous en faire accroire ; sur le chemin de la vie, nous devons faire pour le mieux. » Elle se remémorait ces maximes puériles en humble empressement. Et sans retard dans ses efforts vers le bien, Mr Whitford lui adressa, aussitôt qu’il l’entendit, un regard à la dérobée. Elle saisit l’occasion de parler du jeune Crossjay à Sir Willoughby à un moment où, descendant de cheval, il se montrait à son avantage en une compagnie de braves cavaliers. Comme cavalier, il brillait entre les hommes, étant toujours le mieux monté, et son équitation était étudiée sans doute, mais parfaite. Lorsqu’il était à pied, la tête haute, les paupières tombantes trop clairement révélaient sa hauteur. « Willoughby, je désire vous parler », dit-elle. Et elle tressaillit, dans la crainte que, par galanterie, il n’accédât aussitôt à toute demande, envahissant son répit. « Je veux vous parler de ce bon Crossjay. Vous l’aimez. Ici il ne fait que gaspiller le temps… »

— Quand vous serez ici pour tout de bon, mon amour, tout à fait… sa voix en tendresse modulait en flûte, il se souciait bien de Crossjay. — Déjà l’enfant reconnaît sa lady souveraine, et s’empressera de vous obéir, même si vous lui ordonnez d’apprendre ses leçons. Qui ne vous obéirait ? Votre beauté commande. Mais, de plus, une grâce, un charme divin, vous mettent non seulement au-dessus mais encore à part, révérée par le monde.

Clara crut devoir sourire et continua : « Si Crossjay, sans plus de retard, était remis entre les mains d’un précepteur, il ferait son chemin dans la marine dont il est épris. Son père est un homme brave, et il hérite de cette bravoure. La vie du marin l’attire. Il faut qu’il soit en état de passer l’examen et il n’y a guère de temps à perdre.

Sir Willougby, en amusement triste, eut un léger rire.

— Ma chère Clara, vous adorez le monde, et vous semblez ignorer qu’il n’y a rien en ce monde querelleur qui ne nous soit sujet à dispute et à contestation jusqu’à la nausée. J’ai mes idées sur Crossjay, Vernon a les siennes. Je voudrais en faire un gentleman. Vernon le destine à être marin. Mais Vernon est son protecteur. Vernon l’a pris à son père pour l’instruire ; il a le droit de décider sur lui. Je n’interviens pas. Mais je ne peux pas empêcher le gamin de tenir à moi. Ce vieux Vernon semble l’avoir compris. Je vous assure que je me tiens à l’écart. Quoique je désapprouve les projets de Vernon, si l’on me demande de consentir au départ de l’enfant, je ne puis que hausser les épaules, car jamais je ne m’y suis opposé. C’est le vieux Vernon qui paie, il est donc le maître, il décide, et si la bourrasque emporte Crossjay du haut du grand mât, le blâme ne pourra m’atteindre. Voilà, ma chère, de la logique pure.

— Je ne voudrais pas y contredire, dit Clara. Si je n’avais soupçonné que l’argent.

— Oui, s’écria Willoughby, cela en fait partie. Que le vieux Vernon me remette l’enfant et immédiatement je le délivre de la charge qui pèse sur sa bourse. Puis-je le faire, ma chérie, pour l’exécution d’un projet que je réprouve ? Écoutez : dernièrement, j’ai invité le capitaine Patterne à venir me faire visite, ce fut au moment où il allait partir pour la côte d’Afrique, où le gouvernement envoie nos fantassins de marine, quand il ne se présente aucun autre moyen de les tuer. Je lui envoyai une invitation cordiale. Il remercia avec courtoisie et déclina. Il est, pour ainsi dire, mon pensionné. Or, il se dit un Patterne, il est sans contredit un homme de cœur, il a de notre sang et il porte notre nom. Je crois que l’on doit m’approuver si je veux faire du fils un plus parfait gentleman que n’est le père, à mon avis, et considérant que la vie à bord, dès l’âge tendre n’a fait rien moins qu’un gentleman du père, j’estime que j’ai raison de vouloir une autre carrière pour le fils.

— Les officiers de marine… suggéra Clara.

— Il y en a, répondit Willoughby, mais ce sont des hommes de race, de noble extraction. Dépouillez-les de cette auréole, le titre d’officier de marine, et je crains que vous ne puissiez souvent les trouver gentlemen quand ils apparaissent dans un salon. Je ne dis cela que pour démontrer mes raisons de vouloir faire autre chose de Crossjay. Cela peut se faire. Le Patterne s’est révélé en sa façon de se conduire envers vous, mon amour. Cela peut se faire. Mais si je me charge de lui, je réclame des droits sans contrôle. Si j’ai à lutter avec telle ou telle personne, je ne peux faire un gentleman du sujet. De fait il faut qu’il n’ait qu’un modèle, qu’il m’écoute.

— Mais plus tard, l’établirez-vous ?

— C’est selon sa conduite.

— Voilà qui semble précaire.

— Croyez-vous que la profession choisie l’est moins ?

— Là, il se trouverait en des conditions bien spécifiées.

— Avec moi il n’aurait qu’à se montrer affectueux.

— Lui assurerez-vous un revenu permanent. Pour un gentleman oisif, il est terrible d’être un gentleman sans le sou.

— Il n’a qu’à me plaire, ma chérie, et il sera lancé et protégé.

— Mais s’il ne réussit pas à vous plaire ?

— Est-ce donc si difficile ?

— Oh ! fit Clara, vexée.

— Vous voyez, ma chère, que je vous réponds, dit Willoughby.

Il continua : « Mais laissez ce vieux Vernon faire son essai. Il a ses idées. Qu’il les poursuive. Je contrôlerai l’expérience. »

Clara en obstination défaillante était prête à abandonner la lutte.

— Est-ce que l’argent ne joue aucun rôle en ceci ? interrogea-t-elle timidement, sachant que sir Whitford était pauvre.

— Le vieux Vernon entend dépenser son argent de cette manière. Si cela l’empêche de se rompre les membres et de se casser le cou dans les Alpes, c’est un emploi judicieux.

— En effet ! fit la voix de Clara en un souffle.

Elle saisit sa torpeur comme une visqueuse limace, la rejetant au loin.

— Mais j’ai compris que Mr Whitford a besoin de votre aide. Il n’est pas… Il est loin d’être riche. Quand il aura quitté le château pour tenter la fortune à Londres par sa littérature, il se peut qu’il ne puisse aisément supporter la charge de Crossjay, pourvoir à son éducation. Il serait généreux de l’aider.

— Quitter le château ! s’exclama Willoughby. C’est le premier mot que j’en entends. Il fit un faux départ au début, j’ai cru qu’il en restait apprivoisé, il eut à jeter par dessus sa camaraderie, hum !… Puis, il y a quelque temps, il obtint une mince mission, et se résolut à partir à la poursuite de sa veine en littérature, du jeu tout pur comme je le lui ai dit : londoniser ne peut lui faire aucun bien. J’ai cru que ça lui avait passé avec l’âge. Qu’est-ce que je lui donne ? À peu près cent cinquante livres sterling par an ; pour obtenir le double il n’a qu’à demander ; et tous les livres dont il peut avoir besoin ; car ces écrivains et ces scoliastes n’ont pas plus tôt pensé à un livre qu’il le leur faut. Et ne croyez pas que je me plaigne. Je ne veux pas qu’un seul shelling s’en aille aux dépens de ceux qui m’entourent. J’avoue que j’exige cette manière de dépendance. Du moment que l’on peut se fier au lord, le féodalisme n’est pas répréhensible. Vous me connaissez, Clara, et il convient que vous connaissiez mes faiblesses. Je n’exige pas de la servitude, je réclame de l’affection. Je désire être entouré de personnes qui m’aiment. Dont une ?… La plus chère ! Afin qu’à nous deux, nous puissions écarter le monde. Vivre de la vie dont les autres rêvent. Rien ne peut s’imaginer d’aussi délicieux. C’est le ciel sur terre. Vous possédez tout ! Vos pensées, vos espoirs, tout !

Sir Willoughby bandait son imagination pour imaginer davantage. Il ne le put. Il continua : « Mais quel est ce conte, que Vernon va me quitter ? Cela ne se peut. C’est à peine s’il a de quoi dépenser cent livres par an. Vous voyez que je m’inquiète de lui. Je ne parle pas de l’ingratitude qu’il y a dans son désir de partir. Vous saurez, ma chère, que j’ai une mortelle aversion pour les séparations. Autant que je le peux, je m’entoure de gens bien portants pour épargner ma sensibilité ; excepté Miss Dale que vous aimez… Ma chérie l’aime bien ? — il fut content de la réponse — à part cette exception je ne prévois pas un cas qui puisse me tourmenter. Et voici un homme, qui, sans contrainte, parle de quitter le château ! Bon Dieu ! pourquoi ? Mais, pourquoi ? Faut-il que je le suppose en détresse par la vision d’une parfaite félicité ? On nous affirme que le monde est désespérément méchant. Je ne veux pas croire cela de mes amis, quoique souvent leur conduite soit difficile à expliquer.

— Même si c’était vrai, il ne faudrait pas que Crossjay en subisse les conséquences ! plaida Clara avec mollesse.

— Certes je me chargerai de Crossjay pour faire de lui un homme sur mon modèle. Mais qui vous a parlé de ceci ?

Mr Whitford lui-même. Et croyez-moi, Willoughby, il préférera emmener Crossjay, s’il y a lieu de craindre que l’enfant n’entre pas dans la marine.

— Il semble que l’enfant ait ça dans le sang ! Que Vernon le prenne donc, tout à fait, car je ne saurais que faire de la moitié. — Il se prit à rire. — Je suis le plaignant, je réclame le jugement du roi Salomon. Crossjay a un peu de mon sang, pas une goutte de celui de Vernon.

— Ah !

— Vous voyez bien, mon amour !

— En effet.

— Je ne me prétends pas parfait. Je supporte la provocation même poussée loin ; mais quand on m’offense je ne pardonne pas. Parlez à Vernon, si l’à-propos se présente. Je lui parlerai sûrement. Vous avez pu remarquer, Clara, quand nous rentrâmes au petit galop, un homme sur la route ; il passa sans esquisser le mouvement de porter la main à son chapeau. Cet homme est un de mes fermiers ; il cultive six cents acres ; il s’appelle Hoppner, et il doit se rappeler, en dehors de ma situation, que plus d’une fois je l’ai obligé. Son bail pour ma terre expire dans cinq ans. Je déteste la grossièreté de nos paysans, et quand elle se révèle à moi, je la punis. Vernon, c’est tout différent ; il suffira de lui parler. On dirait que le vieux compagnon ne travaille que par accès, préférant gueuser. Mon amour — il s’inclinait vers elle, cessait leur promenade — vous êtes fatiguée ?…

— Je suis lasse, en effet, dit Clara.

Il lui présenta son bras. Elle y mit deux doigts, mais elle les laissa retomber comme il tentait de les presser contre son flanc.

Il n’insista pas. Se promener à côté d’elle c’était partager la majesté de sa démarche.

Il s’effaça devant la porte de la maison, pour la laisser passer, et il reluqua sa joue, son oreille, la courbe délicate de la nuque, où frissonnait de ci de là, en nuance claire, les boucles irréductibles, tombant nonchalamment du peigne et du toupillon — boucles, demi-boucles, boucles tourmentées, spires de vignes, anneaux de mariage, plumes frisottantes, touffes en pente, torsades soufflées — ondulant ou tombant, par-dessus, ou droites, en volutes, ou lisses, détachées, fixes, le tout en forme de petites pattes de soie, grosses à peines comme un trait de crayon, plus prenantes pour agripper un cœur que les boucles d’or, longues et arrondies.

Lætitia n’avait rien à montrer qui ressemblât à cette beauté.