L’Égoïste (Meredith)/Prélude

La bibliothèque libre.
Traduction par Maurice Strauss.
Charles Carrington (p. 1-7).


PRÉLUDE


Qui est un chapitre dont l’importance ne se
révèle qu’à la dernière ligne.

Quand on joue la comédie, c’est dans un salon. Tout se passe entre civilisés ; à l’abri des poussières du dehors, des variations de l’atmosphère ; en toute correction. Pour faire apparaître le relief de l’évidence, notre logique n’use point de ces loupes nécessaires au travail de l’horloger. Le sens comique conçoit une situation déterminée pour quantité de types, et rejette tous les accessoires qui pourraient faire longueur. La vision et l’enthousiasme, c’est tout ce qu’il faut. Regardez et ne vous occupez que de voir. Le reste viendra tout seul.

Remarquez qu’il existe un livre, un livre très grand, le plus grand qui soit sur terre.

C’est le Livre de l’Égoïsme. Il contient la sagesse du monde. Il en est plein depuis que l’humanité s’est mise à l’écrire, c’est-à-dire bien avant que l’écriture fût inventée. Aussi, pour le lire avec fruit, il s’agit tout d’abord de le condenser.

Qui, dit l’humouriste notable, en allusion à ce livre, qui peut studieusement voyager à travers l’amas de feuilles maintenant suffisant pour s’étendre du cap Lizard aux derniers lambeaux et fragments de lieues pulmonaires, dansant sur leurs orteils à cause du froid, tel que le content les explorateurs, et reprenant haleine par bonheur, comme les chiens attrapent les os à table, tout au bout du Pôle ? Longueur non variée, désordonnée, sottise dilatoire, choque le cœur, vieillit le cœur. Et si finalement nous imprimions l’une de nos pages sur le crâne de corbeau de cet externe solitaire et majestueux ? Avec effort, même lui, nous pouvons l’introduire dans le livre ; quoique le savoir nous sera aussi peu présent, que lorsque les chapitres laissèrent pendre leur bout par-dessus la falaise que vous apercevez au large de Douvres ; où se tient notre grand lord et maître contemplant les mers, sans réfléchir à ce qu’elles recèlent.

En d’autres mots, comme je m’aventure à le traduire (les railleurs sont difficiles ; c’est le genre de leur esprit de déconcerter nos facultés) le miroir intérieur, l’esprit qui étreint et condense, est requis pour nous donner cette matière qui dépasse tant de bornes (s’étendant jusque près du Pôle) en essence, en exemples choisis, digestivement. Je le conçois en indication de méthode réaliste d’une transcription consciencieuse de tout ce qui est visible, et une répétition de tout ce qui s’entend, en compte principal de notre présente sonorité, et de ce prolongement d’espace et de bruit, comme d’un marécage stagnant, s’exhale la maladie de l’égoïsme, notre moderne maladie.

Quelle que soit la cure ou bien la cause, cette maladie nous l’avons. En corps, nous sommes allés à la science, l’autre jour, en quête d’un antidote, exactement comme de las piétons monteraient sur la machine des longs trains ; et la science nous présenta à nos primitifs ancêtres chenus — ils nous reçurent en posture orientale ; avec eux nous entreprîmes aussitôt un caquetage à surpasser le crépuscule bruissant d’une forêt de l’Amazone. Guéris ? Nous l’avons cru. Avant le lever du soleil, notre maladie nous agrippait avec l’extension d’un appendice caudal. Elle nous précédait, nous suivait. Nous étions comme devant, et animaux, par-dessus le marché. Ce fut tout ce que nous obtînmes de la science.

L’Art semble le spécifique. Mais qu’avons-nous à apprendre des singes ? Ce qu’il importe de savoir, c’est la méthode des lettres qu’il faut pour lire le livre du Bon sens ; afin que, en clarté d’esprit et gaieté de cœur, nous puissions échapper chantant et au grand jour au pays brumeux des coquecigrues. Est-ce que nous lirons ce livre à la loupe, en anneaux lumineux érupés de l’Infinitésimal ? Ou bien en commun, selon l’esprit gigantesque de la foule, qui est le sens comique ? Les sages optent pour ce dernier mode. Ils affirment que, par excès de matière, le livre devient abstrus ; par ainsi le miroir est terni où chacun doit se reconnaître. Il n’est de remède que le sens comique qui est en nous comme un flambeau. Ainsi la comédie devient la clef du Livre, dont elle est aussi l’harmonie. Par là, disent les sages, il est possible de condenser de longs chapitres en une maxime, des volumes en un type ; une simple situation comique, concrète, toute une partie de ce livre, qui, déroulée, couvrirait une superficie de plusieurs milliers de lieues.

Car, si nous voulons être des hommes, il faut lire. Tout au moins la page qui s’offre à nous.

Et ceux qui savent disent avec véhémence : Votre effroyable mal ne se peut guérir que par la comédie. Foin de la science ! Même l’action qui, somme toute, n’est qu’une forme de la voracité, ne peut servir.

Interrogez les battements de votre pouls. Ils sont divers. Ils gradent, telles les jambes inégales du vieux cheval Dobbin ; vont comme les baguettes de ceux qui battent les tapis ; imitent le tic-tac de la pendule, en seigneur d’arithmétique, minuit passé, à l’enfant qui veille. Le tout, malgré Bacchus. Qu’ils galopent ! Au galop vers l’Hymen, au galop vers l’Hadès ! C’est toujours la même note ! La poignante monotonie nous étreint avec les bras d’Amphitrite ; mais par diversion, un cri de guerre frappe notre tympan.

Il n’y a que la comédie ! Elle corrige la prétention, la suffisance, l’atonie et nous débarrasse de toute grossièreté. Elle civilise, polit. En douceur. Avec une verge de bouleau elle écarte le sentimentalisme, quoiqu’elle ne déteste pas le romantique. Si vous êtes honnête, aimez, aimez éperdument. Mais n’offensez pas la raison. Si un amant lève un doigt prétentieux, ce doigt sera mordu par le piège. Hé ! la singulière scène ? La charité née du dédain, par le fait d’un rire honorable. C’est Ariel délivré par le bâton de Prospero, des fers de la damnée sorcière Sycorax. Et ce rire de la raison est réconfortant comme le zéphir printanier. Par contre, écoutez une conversation sans levain. Cela pend comme la tétine de la vache que l’on vient de traire. Que ne se trouve-t-il dans la société un ecclésiastique en titre pour la foudroyer par l’excommunication ?

Le pathos ? Navire qui n’en a charge ne peut cingler. Jamais nous ne sommes totalement dépourvus de pathos. Il serait affolé, notre vaisseau moderne, s’il n’en portait dans ses flancs. Non pas que ce soit de la cargaison. Ni du lest. Toutefois il se mouille en route et devient très lourd.

L’Égoïste, sûrement, inspire la pitié. Lui, qui voudrait s’habiller aux dépens de tout le monde, et par ce désir, est condamné à se dépouiller lui-même jusqu’à la parfaite nudité, lui, si jamais pathos eut forme, peut être pris pour l’actuelle personne. Mais il ne lui est pas permis de se ruer sur vous, de vous rouler, d’écraser votre corps pour les gouttes salées. Voilà l’innovation.

Il se peut que vous le connaissiez hors d’occasion, comme gentleman de notre temps et de ce pays, riche et établi ; une figure non flexible, quoi que nous puissions faire, dont l’humour à peine égaie la surface, et ne se peut discerner que par les plus perspicaces ; lutins très vicieux, dont la vertu de rugir tout bas à quelque imperceptible révélation de sa qualité, ont d’abord éveillé l’attention des doux anges littéraires sur ce quelque chose de comique en lui ; quand ils furent, un et tous, près de décrire le gentleman nûment en tête des chroniques ( la brièveté est un compliment), comme étant un gentleman de famille et propriétaire, une idole de cette île pompeuse qui admire le concret.

Par leur fantasque malignité les lutins favorisent la vision ; vicieusement ils aiment à dévoiler le ridicule des figures imposantes.

Partout où ils décèlent l’Égoïsme, ils plantent leur camp, creusent les tranchées, établissent les circonvallations, garnissent leurs lanternes, sûrs d’un gain à venir, si assurés, que lorsqu’ils ont jeté leur dévolu sur un gentleman anglais, leur proie convoitée, ils ne la lâchent plus. Peu à peu ils l’amènent à badiner, à s’ériger en grotesque, à son insu, et il sort du brouillard natal leur fumet de chasse. À l’instant ils se mettent à l’œuvre, gentleman et lutins. C’est la fondation d’une grande maison qui durera des siècles, ils seront là qui noteront la naissance de chaque héritier. Et quand il naîtra, ils élèveront les mains en signe de joie, car ils auront reconnu dans cet enfantelet chétif, rejeton de la famille, réceptacle des propriétés ataviques, un colosse d’Égoïsme. Ils n’exulteront pas tant que l’Égoïsme sera vaillant, sobre, utile à la patrie, et de rang sociable. Non, ils savent attendre.

Jadis un grand, vieil Égoïsme bâtit la maison. Il apparut que des essences de plus en plus choisies, étaient requises pour renforcer la charpente. Mais il apparut aussi qu’une reversion au grossier primitif, sous un masque de finesse, pouvait équivaloir à un tremblement de terre, abattre les fondations.

Mieux aurait valu ne consentir à aucun progrès, s’en tenir obstinément au type ancestral, et non procréer ce spectre anachronique.

Le spectacle, pourtant, est de nature telle qu’il est susceptible de figer sur place le cercle des mouvants lutins ; qu’il leur fait écarquiller les yeux sur le drame comique du suicide.

Car, par excès d’amour pour soi-même, on s’immole.