L’Égoïste (Meredith)/Chapitre 01

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Traduction par Maurice Strauss.
Charles Carrington (p. 8-12).
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CHAPITRE PREMIER


Incident minime prouvant une aptitude héréditaire
à se servir du couteau.

En anxiété, soit visibles ou invisibles, quantité d’yeux veillèrent sur l’enfance de Willoughby, cinquième descendant de Simon Patterne, de Patterne Hall, qui, premier de la famille, fut un homme de loi, un avoué, un homme d’appétits solides et de vaste ambition, versé dans une parfaite entente de l’art de fonder une dynastie, et sachant dire : « Non ! » à ces premiers agents de destruction, les parents pauvres. Et l’emphase de sa volonté glaçait de terreur jusqu’à ses fils.

À dire vrai, une grande maison, à ses débuts, vit par le couteau. Le sol est aisément procuré, les briques de même, une femme, c’est plus facile encore et les enfants viennent à souhait. Mais l’usage vigoureux du couteau est un don naturel et vise à la prospérité. Les Patterne pauvres étaient nombreux, quand le cinquième chef de la race devint l’espoir du comté. Un Patterne servait dans l’infanterie de marine.

Simultanément la nouvelle atteignit le pays et le chef de la famille, qu’il existait un lieutenant Crossjay Patterne, du corps fameux des rudes combattants. Ce fut par un acte d’héroïsme de cette froideur sans rivale qui caractérise le sang britannique et qui fut accompli par le jeune officier, durant l’assaut d’une quelconque forteresse chinoise. L’âge tendre du héros fut mis en relief par sa bravoure, et sa modestie brocha sur le tout, « il n’avait fait que son devoir ».

Notre Willoughby se trouvait alors au Collège, en l’âge d’émulation et des généreux enthousiasmes. Il ressentit un émoi étrange à la lecture du rapport et mieux encore de voir son nom imprimé dans les journaux. Il y pourpensa durant plusieurs mois et lorsqu’il prit possession de son titre et de son héritage, il envoyait au lieutenant Crossjay Patterne un chèque dont le montant équivalait à une année de solde. En même temps qu’il démontrait sa générosité, il prouvait quelques connaissances en chimie, faisant remarquer à des amis qui l’entouraient : « que le sang est plus épais que l’eau ». L’homme est un fantassin de marine, mais il est aussi un Patterne. Comment il arriva qu’un Patterne fut drossé dans l’infanterie de marine ? C’est une question que l’on poserait vainement au grand dispensaire. Dans la lettre de compliments qui transmettait le chèque, le lieutenant fut invité à se présenter à la demeure ancestrale, quand il lui plairait, et on l’assura qu’il avait suggéré à son parent et ami une propension à la vie militaire. Le jeune Sir Willoughbyv prit plaisir à parler de « son homonyme militaire et cousin éloigné, le jeune Patterne — le fantassin de marine ». Ce fut drôle. Et non moins risible, la narration de l’acte de valeur : le marin anglais ivre secouru à temps ; les trois braves du dragon noir sur fond jaune, faits prisonniers, leurs queues de cochon liées inextricablement les unes aux autres, et la marche plutôt oblique, vers nos rangs, les yeux bridés des Célestes pleins d’étonnement. Des faits d’un tel sang-froid excitent grandement les amis patriotes. Hé ! hé ! notre île est petite, mais voyez donc nos prouesses ! Les dames, la mère de Sir Willoughby, les tantes Éléonore et Isabelle, étaient plus fières encore. Mais quoi ? Nous autres Anglais, prouvons du sang très noble jusque dans les affaires ; des généalogistes l’affirment. Avec toute notre fierté nous sommes un drôle de peuple. Il est très possible que vous preniez votre viande de boucherie chez un Tudor, qui a coutume de s’asseoir sur la chaise rotinée d’un Plantagenet. Le jeune Willoughby faisait de son brave cousin une manière de pousse-langue ou de héros de « foot-ball » et il s’étonnait que le gaillard se fût contenté d’envoyer une lettre de remerciements en fervente effusion, sans se prévaloir de l’invitation à venir goûter l’hospitalité de Patterne.

Une après-midi il était à faire le beau entre deux rafales sur la terrasse du château, en compagnie de sa fiancée, la belle et éblouissante Constance Durham, suivie par des rangs de dames et de messieurs, humant le grand air en guise d’apéritif. Sa chance coutumière voulut que tout en parlant d’amour à Miss Durham, Sir Willoughby portât son regard au loin, au bout de l’avenue de tilleuls. Il y nota la forme d’un homme trapu, qui, marchant sur le gravier séparant l’avenue du perron, ne portait pas du tout le cachet d’un gentleman. Cela se voyait « à son chapeau, son habit, ses pieds, à tout ce qui était de lui. » Comme Willoughby le fit remarquer aux dames de sa famille, en termes excellents qui prouvaient son cachet à lui, son authentique cachet de gentleman, son esquisse brève de la créature suggérait la répulsion. Le visiteur portait un sac, son collet était relevé, son chapeau mélancolique ; il avait l’aspect d’un banqueroutier en fuite ; ni gants, ni parapluie.

L’incident qui suivit fut léger.

La carte du lieutenant Patterne fut présentée à Sir Willoughby, qui la rejeta sur le plateau, disant au valet : « On n’y est pas ! »

Il était déçu quant à l’âge, au maintien de l’homme sans élégance qui réclamait sa parenté. Son instinct, dans toute son acuité, lui révélait comme il serait absurde de présenter à ses amis ce rustre épais, leur apprenant qu’il était ce brave lieutenant de l’infanterie de marine, l’honneur de la famille. Il en avait trop parlé, avec trop d’enthousiasme… Un jeune subalterne, même de physionomie assez vulgaire, aurait pu passer subrepticement grâce au récit exagéré avec humour de son héroïque exploit, sorte d’excuse à son aspect. Cela ne pouvait se faire avec un marin de ce genre, déjà mûr et trapu. Par souci du decorum, on le congédie sur-le-champ, sans un mot. Cela fut accompli par un gentleman suprêmement avancé, dès l’âge le plus tendre, dans l’art de trancher au vif.

Le jeune Sir Willoughby en toucha un mot à Miss Durham. Et il se hâta d’ajouter : « Je lui enverrai un chèque », car à son regard de surprise, il vit bien qu’elle était scandalisée et que ses joues devenaient cramoisies.

La jeune dame ne répondit rien. Après le départ humilié du lieutenant Crossjay Patterne, disparaissant par l’avenue de tilleuls sous un nuage menaçant pluie, le cercle de lutins se resserra autour de Sir Willoughby, épiant ses moindres actes. Et s’il vous faut une comparaison, songez aux yeux de convoitise des singes encagés lorsqu’ils surveillent la main qui leur apporte pitance. Les lutins démoniaques observaient en lui un développement nouveau, une manifestation subtile de la vieille origine.