L’Égypte et le canal de Suez/L’isthme de Suez/02

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ii. — Ismaïlia et Port-Saïd.

C’est dans une dépression longitudinale que forme de Suez à Péluse, entre les rivages de la mer Rouge et de la Méditerranée, la rencontre de deux plaines dont l’une remonte vers la Syrie et l’autre vers la vallée du Nil, qu’a été creusé le canal qui unit les deux mers.

Sur son parcours, ce canal rencontre trois larges bassins qu’il traverse : ce sont les lacs Amers, le lac Timsah et le lac Menzaleh.

Situés à cinq lieues de Suez, les lacs Amers, dont la superficie est de trois-cent trente millions de mètres carrés, étaient depuis longtemps à sec ; mais outre l’assurance qu’en donnait la tradition, le témoignage même du sol ne permettait pas de douter que cet immence bassin eût été autrefois rempli par les eaux de la mer que la main de l’homme y a ramenées, afin de s’en servir comme d’un modérateur qui permet de tenir le canal ouvert sans écluses, et d’éviter pourtant qu’un courant trop fort ne s’y établisse et ne nuise à la navigation tout en dégradant les berges du canal.

Le lac Timsah est situé à distance à peu près égale des deux extrémités de l’isthme ; sa surface couvre 2,000 hectares de terrain. Le Nil dans ses plus grandes crues y jette le trop plein de ses eaux et féconde ses rivages que couvre une brillante végétation. La nature a creusé le fond de ce lac bien au-dessous du niveau de la Méditerranée. Il offrait donc toutes sortes de facilités pour la création d’un port intérieur et d’un point de jonction où la grande navigation put se relier à la navigation fluviale.

Ce port intérieur a été créé, et, où naguère régnaient la solitude et le silence, s’élève une ville déjà importante, et qui, dans un avenir prochain, sera un des principaux centres commerciaux du monde. C’est Ismaïlia dont la rade merveilleuse et le climat enchanteur feront bientôt, au milieu de ce pays d’une fécondité sans égale, le premier port de repos et de ravitaillement du monde.

La ville se présente aux yeux ravis comme une véritable oasis. Toutes les maisons sont enveloppées par un rempart de verdure. Cette particularité donne à l’ensemble de la ville un air de calme mystérieux qui captive l’imagination.

Ismaïlia mérite donc vraiment le titre qui lui a été donné de Merveille du désert.

La proximité de Zagazig, — le trajet en chemin de fer est deux heures à peine, — lui fournit, au point de vue du commerce égyptien, une fort grande importance ; et, sous le rapport agricole, les belles cultures qui longent le chemin de fer depuis Zagazig jusqu’au sortir de la vallée de l’Ouady (terre de Gessen), ne sauraient manquer, dans un avenir prochain, de conquérir le désert et de se continuer des deux côtés du canal.

La situation d’Ismaïlia est donc à tous égards admirablement choisie. Voisine de Zagazig où arrivent tous les cotons et autres produits de l’Égypte, elle communique avec le vaste réseau des voies de navigation fluviale par un canal d’eau douce suffisant pour tous les transports sur les barques indigènes qui vont se décharger directement à bord des plus grands navires à l’ancre dans le lac Timsah.

Du port d’Ismaïlia. — aussi profond et spacieux que la petite rade de Toulon, — on se rend immédiatement dans la Méditerranée ou dans la mer Rouge. Et quand on songe que ce port qui communique ainsi avec deux mers, est situé à 80 kilomètres dans les terres, n’y a-t-il pas lieu de s étonner et d’admirer ?...[1]

Le troisième réservoir d’eau, le lac Menzaleh borde la Méditerranée au golfe de Péluse dont il n’est séparé que par un long ruban de terre, large de cent a cent-cinquante mètres au plus. « Ce lac dont le fond est desséché autour de Péluse, s’étend à l’est sur dix ou douze lieues jusqu’à Damiette. Il communique à la mer par des coupures naturelles qui servent d’issue aux eaux du Nil dans les grandes crues et qui laissent pénétrer celles de la mer alternativement quand le niveau du fleuve est abaissé. » Le canal de Suez traverse ces trois lacs qu’on dirait échelonnés exprès par la nature pour le recevoir, et c’est on sortant de celui de Menzaleh qu’il débouche dans la Méditerranée. En ce lieu la place d’une ville était marquée ; elle s’y est élevée d’elle-même et par la force des choses : ce point, il y a moins de dix ans, ignoré du monde, s’appelle aujourd’hui Port-Saïd[2]. En attendant qu’il fallut un port de station aux bâtiments entrant dans le canal, il fallait un quartier général aux ingénieurs qui allaient entreprendre le percement de l’isthme ; il fallait un entrepôt pour recevoir les machines venant de l’Europe. Ce triple besoin, a donné naissance dès les premiers jours des travaux, à la ville qui nous occupe et a déterminé sa forme et son aspect. Port-Saïd, en effet, « est un bassin entouré de chantiers.[3] » Partout éclate le mouvement et l’activité ; partout la variété de couleur, la physionomie de vie maritime et de cité ouvrière en même temps. Des fontaines publiques réparties dans les différents quartiers sont continuellement entourées de groupes d’hommes, de femmes et d’enfants aux costumes de vingt pays divers. Voici le quartier européen qu’un espace vide de 200 à 300 mètres sépare du village arabe, dont les longues lignes de petits logements construits en pisé, en bois, en nattes, en briques, conduisent jusqu’au bout du quais dont le développement n’a pas moins de deux kilomètres. Voici la maison dos religieuses du Bon-Pasteur d’Angers avec sa gracieuse chapelle, son vaste promenoir et les classes propres et aérées où ces dignes religieuses instruisent tout un essaim de jeunes filles. Voici encore un couvent, c’est celui des Pères franciscains, dits de la Terre-Sainte ; ces dignes fils de saint François tiennent l’école des petits garçons. Près de là, la chapelle catholique élève son clocher carré au-dessus des constructions environnantes, connue pour rappeler sans cesse à la ruche toujours grossissante qui s’agite autour d’elle, qu’il y a d’autres besoins que ceux du corps, d’autres intérêts que ceux qui se rapportent à la fortune et aux jouissances de la vie !


  1. Quoique née d’hier — dit M. Élie Sorin (*) — Ismaïlia semble avoir conscience de ses futures destinées. Elle se donne dès maintenant des allures de capitale. Port-Saïd est la ville du travail rude et sévère ; Ismaïlia est la ville de l’élégance ; c’est elle qui, la première, introduit dans l’isthme les raffinements de la vie européenne.

    Elle a de gracieux chalets qui semblent apportés des environs de Paris et qui dominent les belles eaux du lac ; elle a des magasins où se mêlent en de fantaisistes étalages les produits du goût français et ceux du goût oriental. Elle a déjà des promenades avec des arbres, et sur sa plage est installé un établissement de bains de mer… Le temps est proche où l’on ira passer l’hiver à Ismaïlia, ainsi qu’on va le passer à Nice ou à Monaco.

    (*) Suez, Histoire de la jonction des deux Mers.

  2. Un juste hommage de reconnaissance pour le prince qui a doté l’Égypte du canal de Suez, a imposé spontanément ce nom à la ville naissante.
  3. Quand nous lisons dans les historiens anciens le récit de la fondation d’une ville, ils nous parlent tout d’abord de l’enceinte fortifiée qu’on a élevée autour de ses limites, de la citadelle ou du Capitole qui s’est dressé sur son point culminant, comme le symbole de sa future puissance. Ainsi se sont passées les choses à Port-Saïd. Dès le premier jour, on lui a donne des remparts contre l’ennemi qui la menaçait : — on a bâti des jetées dans la mer. On lui a donné, en guise de citadelle, une tour lumineuse qui appelât à elle les navigateurs et lui fit une garnison de navires : — on a bâti un phare.

    « Jetées, phares, bassins, scieries, tout ce que peut construire l’art de l’ingénieur et tout ce qui lui sert à construire, voilà Port-Saïd : une ville-atelier ; elle est subitement issue du désert et elle a servi à le refouler. » M. Élie Sorin : Suez : histoire de la jonction des deux Mers.