L’Égypte et le canal de Suez/L’isthme de Suez/03

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iii. — Un précédent à utiliser.

Mais ce n’était pas assez que l’Europe prodiguât ses savants ingénieurs, ses admirables machines, toutes les ressources, en un mot, de la science et de l’industrie ; il fallait qu’une armée de travailleurs vint donner le mouvement et la vie à ces puissants moyens d’action.

Or, pour ces ateliers immenses et hors de toutes proportions avec ce que nous voyons en Europe, d’immenses approvisionnements étaient nécessaires. Pour tout ce que l’on peut acheter, cette question d’approvisionnements n’avait rien qui pût effrayer ni arrêter les promoteurs de cette gigantesque entreprise ; mais il était un objet de première nécessité, que la nature seule peut procurer, et qui faisait absolument défaut dans l’isthme ; nous voulons parler de l’eau potable.

Avant donc que de commencer l’œuvre elle-même, il fallait aviser au moyen d’amener de l’eau douce sur les lieux où se faisaient les travaux du canal maritime[1] ; le succès de l’entreprise on dépendait.

Un précédent existait d’ailleurs en Égypte qui démontrait l’importance au double point de vue de l’humanité et des intérêts de l’œuvre, de s’occuper avant toutes choses, non-seulement de la subsistance des ouvriers, mais de leur assurer un bien-être relatif et aussi complet que possible.

C’était en 1819, Méhémet-Ali voulant creuser un canal d’irrigation dans la branche de Rosette, entre le village d’Atfeh et Alexandrie, consacra plusieurs années à ce travail et y occupa trois cent mille fellahs. « Malheureusement on ne prit pour leur bien-être, et même pour leur subsistance, aucune des précautions qu’exige l’humanité. On négligea de former des approvisionnements de vivres sur les lieux ; l’eau manqua en vingt endroits sur l’étendue de vingt lieues que parcourt le canal. Puis l’excès de la fatigue, les mauvais traitements engendrèrent des maladies qui emportèrent les ouvriers par milliers. Dans l’espace de dix mois, il en périt douze mille dont les ossements gîsent sous les chemins de hallage qu’on a élevés des deux côtés du canal[2].

Une seule chose étonne, c’est que la mortalité n’ait pas été plus grande encore, alors que tant de négligence et tant de dédain pour la vie humaine avaient signalé ce travail.

Méhémet-Ali, dans la poursuite de ses vastes desseins, comptait pour peu les instruments qu’il employait. Et ce qui chez lui n’était que l’imperfection d’un esprit supérieur, dévouait chez les subalternes une cruauté froide et réfléchie. Les autorités chargées de l’exécution du canal imposaient aux malheureux paysans un labeur au-dessus de leurs forces. De l’aube du jour à la nuit close les ouvriers étaient au travail et la moindre négligence était aussitôt punie par des coups de bâton.

« Le canal Mahmoudieh fut fait. Il avait coûté cher : environ 7,500,000 fr., sans compter les hommes sacrifiés ; mais une grande pensée avait été réalisée ; un nouvel élément de prospérité était acquis à l’Égypte… »

Par malheur, le limon fertilisant que le Nil charrie en si grande quantité, ne tarda pas à obstruer le lit du canal, et quand Méhémet-Ali mourut, la navigation y était devenue singulièrement difficile.

Abbas-Pacha n’était pas homme à tenter une entreprise telle que le curage de cette importante voie de navigation : « le canal continua donc à s’envaser, et quand Mohammed-Saïd arriva au gouvernement de l’Égypte, le mal était devenu si grand qu’il fallait nécessairement y porter un remède immédiat, ou renoncer à utiliser désormais un ouvrage qui avait coûté tant de peines, tant d’argent et tant de bras.[3] »

Le khédive n’hésita pas. Les ingénieurs ayant calculé que soixante-cinq mille hommes étaient nécessaires pour déplacer dans l’espace d’un mois de travail, la quantité de vase amassée dans le lit du canal, ordre fut envoyé aux provinces de fournir ce nombre de travailleurs.

Au lieu de soixante-cinq mille hommes, les provinces en envoyèrent cent quinze mille ! Mohammed-Saïd, recueillait ainsi dès le commencement de son règne, les fruits de son esprit de justice : Il possédait la confiance du peuple !

Cette confiance comment la justifia-t-il ? En prenant des mesures d’approvisionnement, d’hygiène, et par-dessus tout de loyale justice, qui prouvèrent au monde qu’on peut employer en Égypte des centaines de mille hommes à un travail d’utilité publique, non-seulement sans qu’il en résulte aucun accident, mais encore avec profit pour tous.

Tel est le précédent dont nous avons parlé. C’était tout à la fois un stimulant pour ne rien négliger de ce qui pouvait, assurer la subsistance des travailleurs, et un gage de succès.

  1. « Au début des travaux — en 1860 — sur les rives du lac Menzaleh on se procurait l’eau douce dans quelques puits isolés ou en la faisant venir de Damiette, ou encore en distillant l’eau salée de la mer ou du lac. La tonne d’eau douce apportée de Damiette, coûtait 5 francs ; la tonne distillée à Port-Saïd en coûtait 25. — Ces difficultés, cette élévation de prix ne pouvaient qu’augmenter à mesure qu’on avançait vers l’intérieur de l’isthme. L’entreprise devait être singulièrement retardée, peut-être manquée à jamais par ce fâcheux état de choses. — À Suez la situation était pire : on ne vivait, une partie de l’année, que de l’eau conservée dans des caisses de fer que le chemin de fer apportait. L’eau à moitié salubre était le privilège des riches. Les pauvres s’abreuvaient comme ils le pouvaient et mouraient de soif. »

    En 1862, on écrivait de Kantara, centre, à cette époque, des travaux du canal maritime.

    « Ce qui est le plus difficile à assurer, c’est le service de l’eau douce. Le canal reliant Gassassine à Timsah a bien été mis en eau, mais son extrémité se trouve à une dizaine de kilomètres d’El-Guisr. Comme de plus, les hommes sont répartis sur une longueur de 32 kilomètres depuis El-Guisr jusqu’à Kantara, la dislanee moyenne pour apporter l’eau douce dépasse 30 kilomè- tres. C’est tout ce qu’un chameau peut faire, si on veut le ménager pour un long travail.

    « Donc pour apporter l’eau, la décharger et revenir chercher un nouvel approvisionnement, il faut deux journées de marche.

    « La charge du chameau ne saurait dépasser 150 kilogrammes pour de pareilles courses dans les sables. En retranchant de ce chiffre, le poids du harnachement et des barils, reste 125 kilogrammes utiles, soit 125 litres d’eau. Cela représente l’approvisionnement de 25 hommes par jour, pour tous les usages, plus la ration de trois ou quatre animaux attachés à l’équipe.

    « Pour nos vingt mille travailleurs, il faut donc huit cents chameaux arrivant et s’en retournant chaque jour ; seize cent rien que pour le service de l’eau douce !...

    … Nous avons calculé que la dépense journalière de ce service est de 8,000 francs, et nous n’espérons pas que la situation change avant quelques mois !... » Histoire de l’isthme de Suez. Olivier Ritt.

    On comprend combien il était urgent de presser les travaux du canal d’eau douce.

  2. Ces chemins de hallage ont été remplacés, il y a une dizaine d’années, par une belle route.
  3. L’Égypte contemporaine par M. Paul Merruau.