L’Élève (Revue de Paris)/02

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Traduction par L. Wehrlé et M. LanoireÉlément soumis aux droits d’auteur..
La Revue de Paris28e année, tome 3 (p. 733-768).



L’ÉLÈVE[1]


V


Ce fut par la suite que se dessina le véritable problème — celui de savoir dans quelle mesure il avait le droit de discuter la turpitude de ses parents avec un enfant de douze, treize ou quatorze ans. Au premier abord cela semblait inexcusable. La question ne se posa d’ailleurs qu’un certain temps après que Pemberton eut reçu ses trois cents francs. Cette somme lui procura une sorte d’apaisement, de soulagement après la tension nerveuse aiguë à laquelle il avait été soumis. Il améliora économiquement sa garde-robe et il lui resta même quelques francs dans sa poche. Il lui sembla que les Moreen avaient l’air de le trouver presque trop élégant et de se demander s’ils ne le gâtaient pas trop. Un homme du monde moins parfait que M. Moreen aurait peut-être parlé de la hardiesse qu’il y avait pour un inférieur à porter de pareils nœuds de cravate. Mais il était toujours assez homme du monde pour fermer les yeux — il l’avait certainement démontré. Il était singulier que Pemberton se rendît compte que Morgan, sans en souffler mot, savait quelque chose de ce qui s’était passé. Mais trois cents francs, surtout lorsqu’on doit de l’argent, ne peuvent durer toujours et, lorsque le trésor fut dépensé, Morgan, qui s’en était aperçu, parla. La famille était revenue à Nice au commencement de l’hiver, mais non pas à la charmante villa. Elle était descendue à un hôtel où elle resta trois mois, puis de là se transporta dans un autre établissement, expliquant qu’elle s’en allait parce qu’elle était lasse d’attendre certaines chambres qu’elle voulait. Ces appartements, ces chambres qu’elle voulait étaient généralement splendides, mais, heureusement, on ne pouvait jamais les obtenir. Heureusement pour Pemberton s’entend. Car il se faisait toujours la réflexion que si les Moreen les avaient obtenus, il leur serait resté encore moins d’argent pour les dépenses d’éducation de Morgan. Lorsque Morgan finit par parler, il le fit d’une façon brutale et inattendue, le jour où il jugea le moment venu, au beau milieu d’une leçon, et sous une forme en apparence cruelle :

— Il faut filer, vous savez.

Pemberton le regarda fixement :

— Ah ! mon cher ami, ne me mettez pas à la porte.

Morgan attira à lui un dictionnaire grec (il se servait d’un dictionnaire grec-allemand) pour chercher un mot au lieu de le demander à Pemberton.

— Vous ne pouvez pas continuer comme ça.

— Comme quoi, mon garçon ?

— Vous savez bien qu’on ne vous paie pas.

Morgan rougit en continuant de tourner ses pages.

— On ne me paie pas ?

Pemberton le regarda encore fixement, feignant l’étonnement.

— Qui a pu vous mettre cela en tête ?

— Cela y est depuis longtemps, — répliqua l’enfant, poursuivant ses recherches.

Pemberton garda le silence puis continua :

— Que cherchez-vous ? On me paie magnifiquement.

— Je cherche comment se dit en grec « une énorme blague », — laissa tomber Morgan.

— Cherchez-le au mot « grosse impertinence » et détrompez-vous. Qu’ai-je besoin d’argent ?

— Oh ça ! c’est une autre question.

Pemberton, indécis, était travaillé de différentes façons. Il eût été strictement correct de dire à l’enfant que tout cela ne le regardait pas et de le prier de continuer son travail. Mais ils étaient trop intimes pour cela ; il n’avait pas l’habitude de le traiter de cette façon et il n’avait aucune raison de le faire. D’un autre côté Morgan était tombé juste : il ne pouvait réellement pas continuer beaucoup plus longtemps. Pourquoi alors ne pas laisser connaître à l’enfant son véritable motif de l’abandonner ? Mais il n’était pas décent non plus de juger devant son élève sa propre famille. Il valait mieux mentir. Aussi, en réponse à la dernière exclamation de Morgan, déclara-t-il, pour couper court à cette conversation, avoir reçu plusieurs paiements.

— Vraiment ? Vraiment ? — s’écria l’enfant en riant.

— Tout est réglé ! — insista Pemberton. — Donnez-moi votre thème.

Morgan poussa un cahier de l’autre côté de la table et son compagnon se mit à lire. Mais il avait quelque chose en tête qui l’empêchait de suivre ce qu’il lisait. Au bout d’une minute ou deux, relevant les yeux, il rencontra ceux de l’enfant fixés sur lui et il y vit quelque chose d’étrange. Alors Morgan dit :

— Je n’ai pas peur de la dure réalité.

— Je ne sais pas encore de quoi vous avez peur ; il faut vous rendre cette justice.

Cette réflexion du tac au tac — qui exprimait d’ailleurs la pure vérité — causa à Morgan un plaisir évident.

— Il y a longtemps que j’y pense, — reprit-il.

— Hé bien, n’y pensez plus.

L’enfant parut obéir et ils passèrent une heure confortable et même amusante. En général ils s’imaginaient travailler avec un grand sérieux et pourtant avaient l’air d’en rester toujours aux endroits amusants des leçons. Ces endroits ressemblaient aux coupures entre des tunnels sombres et ennuyeux, par lesquelles on aperçoit des vues riantes et de jolies bordures. Pourtant la matinée finit dramatiquement. Morgan, mettant un bras sur la table, y enfouit sa tête et éclata en sanglots. Pemberton en fut d’autant plus saisi que, il en était tout à fait sûr, c’était la première fois qu’il voyait l’enfant pleurer. L’impression qu’il en ressentit fut donc extrêmement pénible.

Le jour suivant, après y avoir beaucoup pensé, il en vint à une décision et, la croyant juste, agit immédiatement. Il prit M. et Mrs Moreen à part dans un coin et les informa que si, sur l’heure, on ne lui payait pas tout ce qui lui était dû, non seulement il quitterait leur maison mais encore il dirait exactement à Morgan pourquoi il était obligé de le faire.

— Oh ! vous ne le lui avez pas dit ? — s’écria Mrs Moreen, appuyant sa main sur son élégant corsage, d’un geste pacificateur.

— Sans vous prévenir ? Pour qui me prenez-vous ? — répondit le jeune homme.

M. et Mrs Moreen se regardèrent. Pemberton put s’apercevoir qu’ils étaient sensibles à sa scrupuleuse délicatesse qui assurait leur sécurité, mais qu’il y avait en même temps quelque inquiétude dans leur soulagement.

— Mon cher ami, — demanda M. Moreen, — quel besoin pouvez-vous avoir d’une telle somme d’argent avec la vie tranquille que nous menons ?

Demande à laquelle Pemberton ne fit aucune réponse, occupé qu’il était à noter que ce qui traversait l’esprit de ses patrons était quelque chose comme :

— Oh ! bien, si nous avons senti que notre enfant, cher petit ange, nous a jugés, et de quelle façon il nous regarde sans que nous ayons été trahis, c’est donc qu’il a tout deviné. Et donc il en est de même avec tout le monde !

Cette conclusion n’était pas sans agiter M. et Mrs Moreen comme le souhaitait Pemberton. Mais, ayant supposé que sa menace pourrait provoquer en eux un changement d’attitude, il fut désappointé de les voir trouver tout naturel qu’il les eût déjà trahis. Comme ils étaient vulgaires ! Il y avait dans leur cœur une inquiétude mystérieuse et leur défiance à l’égard de Pemberton avait été pour eux une façon inférieure de la ressentir. Sa menace cependant ne les en toucha pas moins ; car, s’ils avaient échappé, ce n’était que pour courir un nouveau danger. M. Moreen s’adressa à lui en homme du monde, fort de toutes ses traditions. Mais sa femme eut pour la première fois depuis que le jeune homme faisait partie de la famille, recours à une superbe hauteur, lui rappelant qu’une mère dévouée avait avec son enfant des habiletés qui la protégeaient contre les calomnies grossières.

— Je vous calomnierais certes grossièrement si je vous accusais de la plus élémentaire honnêteté, — répliqua le jeune homme refermant brusquement la porte derrière lui et persuadé qu’il n’avait pas arrangé ses affaires.

Tandis que M. Moreen allumait une autre cigarette, il entendit la maîtresse de maison crier, d’une façon plus touchante :

— Oh ! vous avez une façon de mettre le couteau sur la gorge des gens !

Le lendemain matin de très bonne heure, elle vint dans sa chambre. Il reconnut sa manière de frapper, mais il n’avait aucun espoir que ce fût pour lui apporter de l’argent ; en quoi il se trompait, car elle avait cinquante francs dans la main. Elle se glissa dans la pièce en robe de chambre. Il la reçut de même, entre son tub et son lit. Il avait fini par se faire à peu près aux façons singulières de ses hôtes. Mrs Moreen était exaltée et lorsqu’elle était ainsi, elle ne faisait pas attention à ce qu’elle faisait. Aussi s’assit-elle sur le lit, les chaises de Pemberton étant encombrées de vêtements. Dans sa préoccupation elle oublia, en regardant autour d’elle, d’être honteuse de la chambre qu’elle donnait au précepteur de son fils. Ce qui l’absorbait en premier lieu, c’était le dessein de lui persuader qu’elle était très bonne de lui apporter cinquante francs ; secondement que s’il voulait seulement s’en rendre compte, il était vraiment trop absurde de sa part d’espérer être payé. Ne l’était-il pas assez, sans cet éternel argent, par l’intérieur confortable, luxueux, dont il jouissait avec eux tous, sans une préoccupation, une inquiétude, un besoin personnel ? N’avait-il pas une situation assurée et n’était-ce pas tout ce qu’il fallait à un jeune homme comme lui, tout à fait inconnu et possédant peu de qualités apparentes ? Il n’était pas facile de trouver la justification de prétentions aussi exorbitantes. Et, par-dessus tout, n’était-il pas payé par le caractère exquis du sentiment qui s’était établi entre lui et Morgan, de ces relations idéales entre maître et élève, par le privilège seul de connaître un enfant aussi extraordinairement doué et de vivre avec lui ? Car — et elle était bien réellement persuadée de ce qu’elle disait — c’était le meilleur compagnon qu’on pût trouver en Europe. Elle en appela à ses sentiments d’homme du monde. Elle dit : « Voyons mon cher » et « mon cher monsieur, voyez ».

Et elle le supplia d’être raisonnable, lui mettant devant les yeux qu’il s’agissait d’une belle, d’une vraie occasion pour lui. Elle parlait comme si, en se montrant raisonnable, il allait se rendre digne d’être le précepteur de son fils et de l’extrême confiance qu’on avait mise en lui. Après tout Pemberton réfléchit qu’il ne s’agissait que d’une différence de point de vue et que cela n’importait pas beaucoup. Il avait été entendu jusque-là que ses services seraient rémunérés : ils seraient désormais gratuits. Mais pourquoi s’étendre là-dessus ? Cependant Mrs Moreen persistait à vouloir le convaincre et, assise là, ses cinquante francs à la main, elle parlait, ressassait à la façon des femmes. Elle le fatiguait et l’irritait. Appuyé contre le mur, les mains dans les poches de sa robe de chambre et ramenant celle-ci autour de ses jambes, il regardait par-dessus la tête de sa visiteuse le néant grisâtre de la fenêtre. Elle termina en disant :

— Et je vous apporte une proposition définitive.

— Une proposition définitive ?

— Oui, pour régulariser nos rapports, c’est-à-dire les rendre agréables.

— Je vois. C’est un système, une espèce de chantage organisé.

Mrs Moreen bondit, ce qui était exactement ce que voulait le jeune homme.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Vous spéculez sur les craintes des autres ; sur les craintes qu’on aurait pour l’enfant si l’on était obligé de partir.

— Et, je vous prie, qu’arriverait-il en ce cas ? — demanda Mrs Moreen majestueusement.

— Hé bien, il resterait seul avec vous.

— Et, je vous prie, avec qui un enfant pourrait-il être mieux qu’avec ceux qu’il aime le plus ?

— Si vous le croyez, pourquoi ne me renvoyez-vous pas ?

— Prétendez-vous qu’il vous aime mieux que nous ? — s’écria-t-elle.

— Je trouve qu’il le devrait. Je fais des sacrifices pour lui. Bien que j’aie entendu parler des vôtres, je ne les ai jamais vus.

Mrs Moreen le fixa un moment, puis, avec émotion, saisit sa main.

— Voulez-vous faire ce sacrifice ?

Pemberton éclata de rire :

— Je verrai ; je ferai ce que je pourrai ; je resterai encore un peu. Votre calcul est juste : il m’est extrêmement pénible de l’abandonner. Il m’est cher et m’intéresse profondément en dépit des ennuis que j’éprouve. Vous connaissez parfaitement ma situation ; je ne possède pas un sou au monde et, occupé comme je le suis avec Morgan, il m’est impossible de gagner de l’argent.

Mrs Moreen tapota son bras nu avec le billet de banque plié.

— Ne pouvez-vous pas faire des traductions comme moi ?

— Je ne sais pas traduire. Et c’est très mal payé.

— Je suis heureuse du peu que je gagne, — dit-elle avec un air de mérite prodigieux.

— Vous devriez bien me dire pourquoi vous le faites.

Pemberton s’arrêta un moment et elle ne dit rien. Alors il ajouta :

— J’ai essayé de trousser quelques petites variétés, mais les magazines n’en veulent pas. On me les refuse avec des remerciements.

— Vous voyez bien que vous n’êtes pas un tel phénix, — Mrs Moreen eut un fin sourire, — et vous n’allez pas nous faire croire que vous nous sacrifiez des dons.

— Je n’ai pas assez de temps pour bien faire les choses, — dit Pemberton tristement.

Puis, trouvant qu’il y avait une sorte d’abjection dans la bonté avec laquelle il donnait des explications, il ajouta :

— Si je reste plus longtemps, c’est à une condition : c’est que Morgan saura sur quel pied je suis.

Mrs Moreen hésita :

— Vous n’avez pas envie d’étaler vos mérites aux yeux d’un enfant ?

— Non, mais votre indignité.

De nouveau, Mrs Moreen chercha une réponse, mais cette fois ce fut pour sortir une perle plus belle encore :

— Et c’est vous qui parlez de chantage !

— Vous pourriez aisément l’empêcher, — dit Pemberton.

— Et vous parlez de jouer sur les craintes, — continua-t-elle bravement.

— Oui, je suis assurément un grand scélérat.

Le regard de sa patronne rencontra le sien, il était clair qu’elle était aux abois. Alors elle lui jeta l’argent :

M. Moreen m’a priée de vous donner ceci en acompte.

— Je suis très obligé à M. Moreen, mais nous n’avons pas de compte.

— Vous ne voulez pas le prendre.

— Cela me laisse plus de liberté, — dit Pemberton.

— Pour empoisonner l’esprit de mon chéri ? — gémit Mrs Moreen.

— Oh, l’esprit de votre chéri ! — dit le jeune homme en riant.

Elle le fixa un moment, et il pensait qu’elle allait s’écrier, tourmentée et suppliante : « Pour l’amour de Dieu, dites-moi ce que cela veut dire ? », mais elle réprima cette impulsion pour céder à une autre plus forte. Elle empocha l’argent — il y avait quelque chose de comique dans l’impudence avec laquelle elle avait accepté cette alternative — et elle opéra sa sortie de la chambre sur cette concession désespérée :

— Vous pourrez lui dire toutes les horreurs que vous voudrez.



VI


Deux jours plus tard, deux jours pendant lesquels il avait négligé de profiter d’une permission si large, il se promenait depuis un quart d’heure avec son élève lorsque celui-ci, redevenant sociable, fit cette remarque :

— Je m’en vais vous dire comment je le sais. Je le sais par Zénobie.

— Zénobie, qui donc est-ce ?

— Une bonne que j’avais, il y a très, très longtemps. C’était une femme charmante. Je l’aimais énormément et elle m’aimait aussi.

— Des goûts et des couleurs… Qu’est-ce que vous savez par elle ?

— Hé bien, leur idée de derrière la tête. Elle est partie parce qu’ils ne voulaient pas casquer. Elle m’aimait énormément, et elle est restée deux ans. Elle m’a tout raconté et comment à la fin elle ne pouvait jamais toucher ses gages. Dès qu’ils virent à quel point elle m’aimait, ils cessèrent de lui donner quoi que ce soit. Ils s’imaginaient qu’elle resterait pour rien, à cause de cela, comprenez-vous ? — Et Morgan eut un drôle de petit regard averti et lucide. — Elle est restée très longtemps, tant qu’elle a pu. Ce n’était qu’une pauvre fille. Elle envoyait de l’argent à sa mère. À la fin, sa situation est devenue impossible, et elle est partie un soir dans une rage folle, une rage folle contre eux, bien entendu. Elle pleurait toutes les larmes de son corps en pensant à moi, elle me serrait contre elle à m’étouffer. Elle m’a tout raconté — répéta le petit garçon. — Elle m’a expliqué leur calcul. C’est pourquoi j’ai deviné, il y a bien longtemps, qu’ils n’avaient pas dû agir autrement avec vous.

— Zénobie était une maligne, — dit Pemberton. — Et elle vous a rendu comme elle.

— Oh non ! Ce n’est pas Zénobie qui m’a fait ainsi. C’est la nature. Et l’expérience ! — répondit Morgan en riant.

— Soit, mais Zénobie fait partie de votre expérience.

— Dans tous les cas, je fais partie de la sienne, la pauvre !

Et l’enfant soupira avec un air entendu :

— Et je fais partie de la vôtre aussi.

— Oui, vous en formez une très importante partie. Mais je ne vois pas comment vous savez que j’ai été traité de la même manière que Zénobie.

— Est-ce que vous me prenez pour le dernier des imbéciles ? — demanda Morgan. — Est-ce que je ne me suis pas aperçu de ce que nous avons enduré ?

— Qu’est-ce que nous avons enduré ?

— Nos privations, nos moments de tristesse.

— Oh ! notre vie a été suffisamment heureuse.

Morgan continua sa promenade en silence pendant un moment. Puis il dit :

— Mon vieux, vous êtes un héros.

— Vous en êtes un autre, — répliqua Pemberton.

— Non, je ne suis pas un héros, mais d’un autre côté je ne suis pas un bébé. Je ne veux plus supporter cela. Il faut que vous trouviez un emploi qui vous rapporte de l’argent. J’ai honte, j’ai honte ! — continua-t-il d’une voix tremblante à laquelle la passion donnait ce timbre d’argent des petits enfants de chœur qui lancent leurs notes aiguës dans l’immensité d’une cathédrale.

Son ami fut profondément remué.

— Nous devrions nous en aller vivre ensemble quelque part, — dit-il.

— Je ne ferai qu’un bond, si vous voulez de moi.

— Je me procurerais du travail, de quoi nous faire vivre tous les deux, — continua Pemberton.

— Et moi aussi. Pourquoi ne travaillerais-je pas ? Je ne suis pas tellement propre à rien !

— L’ennui c’est que vos parents ne voudront jamais en entendre parler. Jamais ils ne se sépareront de vous ; ils baisent la trace de vos pas. N’en voyez-vous pas la preuve ? Ils ne me détestent pas ; ils ne me veulent pas de mal ; ils sont très aimables pour moi. Mais ils sont toujours prêts à m’exposer pour vous à n’importe quel embarras.

Le silence avec lequel Morgan accueillit ses affectueux sophismes parut à Pemberton assez expressif. Au bout d’un instant l’enfant répéta :

— Vous êtes un héros !

Puis il ajouta :

— Ils m’abandonnent complètement à vous. Vous avez toute la responsabilité. Ils me laissent sur vos bras du matin au soir. Pourquoi s’opposeraient-ils à ce que je vive entièrement avec vous ? Je vous aiderais.

— Ils ne tiennent pas énormément à ce que je sois aidé et ils sont ravis de penser que vous leur appartenez. Ils sont extraordinairement fiers de vous.

— Moi je ne suis pas fier d’eux. Mais vous le savez.

— En dehors du petit travers dont nous venons de parler, ce sont des gens charmants, — dit Pemberton sans relever cet appel fait à sa compréhension.

Il était néanmoins vivement frappé de celle dont l’enfant faisait preuve et surtout de sentir ce qu’il avait dès le début noté en lui se rappeler ainsi à son attention. C’était l’élément le plus étrange qui entrât dans la composition à la fois si riche et si menue de son petit ami ; un tempérament, une sensibilité, un idéal même, bien à lui, et qui lui faisaient en lui-même renier sa propre chair et son propre sang. Il avait sa petite hauteur secrète grâce à laquelle il découvrait avec un instinct aiguisé les manifestations par lesquelles se trahit la bassesse. Il possédait aussi pour apprécier les manières de son entourage un sens critique absolument unique dans une nature aussi jeune, étant donné surtout que cette nature n’en était nullement devenue « vieillotte » au sens où l’on entend cet adjectif en parlant d’enfants singuliers, ridés ou désagréables. On eût dit que c’était un petit gentleman qui avait expié sa distinction en découvrant qu’il était dans sa famille le seul de son espèce. Une telle comparaison ne le rendait pas vain mais, à l’occasion, mélancolique et un peu austère. Cherchant à pénétrer ces sentiments juvéniles et fuyants, semblables à des ombres d’ombres, Pemberton, — comme s’il y eût éprouvé quelque scrupule — se sentait en partie attiré et en partie retenu par ce qu’avait de délicieux cette tentative pour sonder cette petite âme encore fraîche et sans abîmes, mais dont la profondeur augmentait pourtant avec rapidité. Lorsqu’il essayait de se représenter ce crépuscule matinal de l’enfance afin de l’aborder comme il fallait, il voyait qu’il n’avait rien de fixe ni d’arrêté, que l’ignorance au moment où il la touchait devenait comme une aurore du savoir et qu’il n’y a rien qu’on puisse à un moment donné déclarer inconnu à un enfant intelligent. Il avait l’impression d’en savoir trop lui-même pour imaginer l’ingénuité de Morgan et trop peu pour débrouiller l’enchevêtrement de ses pensées enfantines.

Morgan ne prêta aucune attention à ce que venait de dire son précepteur et continua :

— Il y a longtemps que je leur aurais parlé de leur idée de derrière la tête, j’appelle ça comme ça, si je n’avais pas été d’avance certain de leur réponse.

— Et quelle aurait été cette réponse ?

— La même que celle qu’ils m’ont faite à propos de ce que la pauvre Zénobie m’avait dit, que c’était une histoire impossible, abominable et qu’ils lui avaient payé tout ce qu’ils lui devaient jusqu’au dernier sou.

— C’était peut-être vrai.

— Alors peut-être qu’ils vous ont payé, vous aussi !

— Faisons comme s’ils l’avaient fait et n’en parlons plus.

— Ils l’accusèrent de mensonge et d’escroquerie, — insista Morgan qui s’en tenait à la vérité historique. — Voilà pourquoi je ne veux pas leur parler.

— De peur qu’ils ne m’accusent moi aussi ?

Morgan ne répondit pas et Pemberton abaissant son regard vers lui le vit détourner ses yeux remplis de larmes et comprit qu’il n’avait pas eu la force d’exprimer toute sa pensée.

— Vous avez raison. Ne les tourmentez pas, — poursuivit-il. — En dehors de cela, je le répète, ce sont des gens charmants.

— En dehors de leurs mensonges et de leurs escroqueries.

— Allons ! Allons ! — s’écria Pemberton, imitant un ton de l’enfant qui était lui-même une imitation.

— Soyons francs, à la fin ; il faut nous entendre, — dit Morgan avec l’importance d’un petit garçon qui s’imagine régler de grandes affaires, presque comme s’il eût été en train de jouer au naufrage, ou aux sauvages. — Je suis au courant de tout.

— Je suppose que votre père a ses raisons, — répondit Pemberton trop vaguement, comme il s’en rendit compte.

— Ses raisons pour mentir et escroquer ?

— Pour économiser, bien gérer sa fortune, tirer le plus grand parti possible de ses ressources. Il a beaucoup de charges. Sa famille lui coûte cher.

— Oui, je lui coûte cher, — approuva Morgan de telle manière que son précepteur éclata de rire.

— Il économise pour vous. Vos parents pensent à vous dans tout ce qu’ils font.

— Pendant qu’il y est, il pourrait tout aussi bien mettre de côté un peu…..

Le petit garçon s’arrêta et Pemberton attendit la fin de sa phrase. Puis Morgan ajouta sur un drôle de ton :

— Un peu de bonne réputation.

— Oh ! il n’en manque pas. Ça va, de ce côté-là.

— Ils en ont assez pour les gens qu’ils connaissent, c’est sûr. Les gens qu’ils connaissent sont inouïs.

— Vous faites allusion aux princes ? Ne disons rien contre les princes.

— Pourquoi pas ? Ils n’ont pas épousé Paula, ni Amy. Ils ne font que plumer Ulick.

— Vous êtes, en effet, au courant de tout, — déclara Pemberton.

— Hé bien non, après tout. Je ne sais pas de quoi ils vivent, ni comment, ni pourquoi ! Qu’est-ce qu’ils ont et comment l’ont-ils eu ? Sont-ils riches ou pauvres, ou ont-ils seulement une modeste aisance ? Pourquoi sont-ils toujours à me trimballer, vivant une année comme des ambassadeurs et l’autre comme des indigents ? Enfin, qui sont-ils et que sont-ils ? J’ai pensé à tout cela, j’ai pensé à des tas de choses. Ils sont terriblement mondains. C’est cela que je déteste le plus. Oh ! je l’ai bien vu. Tout ce dont ils se soucient c’est de paraître et de se faire passer pour ceci ou pour cela. Pourquoi diable veulent-ils se faire passer ? Dites-le moi, M. Pemberton ?

— Vous attendez ma réponse ? — dit ce dernier traitant la question comme une plaisanterie, bien qu’il fût intrigué lui aussi et grandement frappé par cette vision aiguë encore qu’imparfaite de son compagnon. — Je n’en ai pas la moindre idée.

— Et à quoi cela leur sert-il ? Est-ce que je n’ai pas vu comment les autres les traitent, je veux dire les « gens bien », ceux qu’ils voudraient connaître ? Ils acceptent tout de ces gens-là, ils se prosternent devant eux, se laissent marcher sur les pieds. Et les gens bien détestent cela, ça les dégoûte. Vous êtes la seule personne vraiment bien que nous connaissions.

— En êtes-vous sûr ? Ils ne se prosternent pas devant moi !

— Mais vous ne vous prosternez pas devant eux. Il faut que vous vous en alliez, voilà le parti à prendre.

— Et que deviendrez-vous ?

— Oh ! je grandis. Je filerai avant longtemps. Je vous reverrai plus tard.

— Vous feriez mieux de me laisser finir votre éducation, — dit Pemberton sur un ton de prière.

Il s’abandonnait à l’étrange supériorité de l’enfant.

Celui-ci s’arrêta et leva les yeux vers lui. Il lui fallait les lever beaucoup moins que deux ans auparavant tant son corps maigre et dégingandé s’était allongé.

— Finir mon éducation ? — répéta-t-il.

— Nous pouvons encore avoir beaucoup de bon temps tous les deux. Je veux vous perfectionner. Je veux que vous me fassiez honneur.

Morgan continuait à le regarder.

— Que je vous fasse crédit, vous voulez dire.

— Mon cher enfant, vous êtes trop intelligent pour vivre.

— Voilà justement ce que je crains que vous ne pensiez. Non, non, ce n’est pas juste, je ne peux pas supporter cela. Nous nous séparerons la semaine prochaine. Plus tôt nous nous déciderons et plus vite nous serons tranquilles.

— Si j’entends parler de quelque chose… une occasion… Je vous promets de m’en aller.

Morgan accepta de prendre cet engagement en considération.

— Vous agirez loyalement ? — dit-il. — Vous ne ferez pas comme si vous n’aviez entendu parler de rien ?

— Il est beaucoup plus probable que je ferai le contraire.

— Mais comment entendre parler de quoi que ce soit, à la façon dont vous vivez dans notre trou ? Vous devriez être sur les lieux, aller en Angleterre, en Amérique.

— On dirait que c’est vous qui êtes mon précepteur.

Morgan se remit à marcher et au bout d’un instant recommença :

— Maintenant que vous savez que je sais et que nous regardons les choses en face sans rien nous cacher, nous nous sentirons plus à l’aise, n’est-ce pas ?

— Mon cher enfant, notre conversation est si amusante, si intéressante qu’il me sera certainement tout à fait impossible d’oublier l’heure que nous sommes en train de passer ensemble !

Là-dessus Morgan s’arrêta de nouveau :

— Vous ne me dites pas tout. Oh ! vous n’êtes pas franc comme moi !

— Comment cela ?

— Vous avez votre idée.

— Oui, que je ne ferai probablement pas de vieux os et que vous pouvez rester avec moi jusqu’au moment où je m’en irai.

— Vous êtes trop intelligent pour vivre, — répéta Pemberton.

— Je ne trouve pas ça très chic de votre part d’avoir cette idée-là, — poursuivit Morgan. — Mais je vous punirai en durant très longtemps.

— Gare à vous ou je vous empoisonnerai, — dit Pemberton en riant.

— Je me fortifie et ma santé s’améliore chaque année. N’avez-vous pas remarqué que pas un médecin ne m’a approché depuis que nous sommes arrivés ?

— C’est moi qui suis votre médecin, — dit le jeune homme lui prenant le bras et l’entraînant affectueusement.

Morgan se laissa faire et, au bout de quelques pas, poussa un soupir où se mêlait la lassitude et le soulagement.

— Maintenant que nous regardons les choses en face, ça va mieux !


VII

Ils regardèrent fréquemment les choses en face après cette conversation, et une des premières conséquences de leur nouvelle attitude fut que Pemberton ne « démarra pas », suivant l’expression de son petit ami, rien qu’en raison de cela. Dans la bouche de Morgan les faits prenaient tant de vivacité et de drôlerie, sans rien perdre de leur réalisme ni de leur laideur, que le plaisir de les examiner avec lui était irrésistible. Il eût d’ailleurs été cruel de le laisser tout seul avec sa famille. À présent que les deux amis avaient tant de perceptions communes, ils n’étaient plus tenus à faire semblant de ne pas juger des gens de cette espèce. Mais le fait même de les juger et d’échanger leurs impressions créait un autre lien entre eux. Morgan n’avait jamais été si intéressant qu’à présent, car lui-même devenait plus clair à la lumière indirecte que ces confidences projetaient sur lui. Ce qui ressortait surtout de celles-ci, c’était la finesse délicate de son orgueil passionné. De cet orgueil il en avait à revendre, trouvait Pemberton, et assez pour qu’il fût sage de lui souhaiter quelques froissements au début de sa carrière. Il aurait voulu que les gens de sa race eussent de la fierté et il était constamment rappelé au sentiment qu’ils ne cessaient au contraire d’accepter des rebuffades. Sa mère était disposée à en absorber n’importe quelle quantité, et son père encore plus qu’elle. Morgan prétendait qu’Ulick s’était tiré à grand’peine « d’une sale affaire » à Nice. Il y avait eu un jour une grande alerte chez ses parents, une véritable panique, à la suite de laquelle tout le monde s’était mis au lit pour se soigner d’une maladie qu’il n’y avait pas moyen d’expliquer autrement. Morgan avait une imagination romanesque, nourrie de poésie et d’histoire et — comme il le disait à Pemberton avec cet humour qui donnait quelque chose de viril à l’étrange délicatesse de ses sentiments — il aurait souhaité que ceux qui « portaient son nom » eussent de l’allure. Mais leur seule préoccupation était de se lier avec des gens qui n’en avaient pas envie et de recevoir des camouflets comme autant d’honorables blessures. Pourquoi les gens ne tenaient-ils pas davantage à les connaître ? Morgan n’en savait rien, — c’était leur affaire. Après tout, leur apparence n’avait rien de repoussant ; ils avaient cent fois plus d’esprit que la plupart des grands personnages assommants, des médiocres gens de la « haute » qu’ils poursuivaient à travers l’Europe pour s’accrocher à eux.

— En somme ils sont amusants, c’est certain ! — déclarait-il comme si la sagesse des siècles se fût exprimée par sa bouche.

Ce à quoi Pemberton répliquait toujours :

— Amusante, la grande troupe Moreen ? Mais ils sont parfaitement délicieux et si vous et moi (mauvais artistes que nous sommes !) ne faisions pas tache dans l’ensemble, rien ne leur résisterait.

Ce que l’enfant ne pouvait pas admettre, c’était le caractère d’injustice et d’arbitraire que prenait cette flétrissure à la tradition de dignité de sa famille. Sans doute on a le droit d’adopter la ligne de conduite que l’on veut, mais pourquoi ses parents avaient-ils choisi cette existence d’arrivisme, de bassesse, de mensonge, de duperie ? Que leur avaient fait leurs ancêtres — tous gens comme il faut, autant qu’il pouvait le savoir — ou que leur avait-il fait lui-même ? Qui leur avait empoisonné le sang avec cet idéal social de cinquième ordre, cette idée fixe de se faire de grandes relations, de se pousser dans le monde chic, surtout quand ces tentatives étaient vouées d’avance à l’échec et à la honte. Ils laissaient tellement voir où ils voulaient en venir ! Cela faisait fuir les gens qu’ils poursuivaient. Et jamais une révolte de fierté blessée, jamais un frémissement de honte en se regardant l’un l’autre en face, jamais aucun sentiment d’indépendance, de rancune ni de dégoût ! Si seulement son père ou son frère en démolissaient un ou deux chaque année ! Avec tout leur esprit, ils ne devinaient jamais l’impression qu’ils produisaient.

C’étaient de braves gens certes — comme le sont les Juifs qui se tiennent devant la porte d’un magasin de confection. Mais était-ce là le modèle à souhaiter à sa famille ? Morgan avait de vagues souvenirs d’un vieux grand-père du côté maternel à New-York. On lui avait fait traverser l’Océan pour le lui montrer. Il avait une grande cravate, un accent américain très prononcé, portait l’habit le matin — ce qui permettait de se demander ce qu’il mettait le soir — avait, ou était supposé avoir du bien et s’occupait à un titre quelconque de la « Société biblique ». C’était forcément un type d’homme du genre respectable. Pemberton lui-même se rappelait Mrs Clancy, une sœur de M. Moreen, restée veuve, aussi irritante qu’une histoire morale, et qui était venue passer quinze jours à Nice avec sa famille peu de temps après sa propre arrivée. Elle était « noble et pure », comme Amy le chantait au banjo, avec l’air de ne pas savoir de quoi on parlait et de garder par devers elle quelque chose d’assez important. Pemberton pensait que cette chose-là devait être son improbation de beaucoup des façons de faire des Moreen. Il fallait donc supposer qu’elle appartenait elle aussi au genre respectable et que M. et Mrs Moreen, ainsi qu’Ulick, Paula et Amy auraient pu facilement, s’ils l’avaient voulu, en adopter un meilleur que le leur.

Mais il devenait tous les jours plus clair qu’ils n’en avaient nulle intention. Ils continuaient à se « défiler » suivant l’expression de Morgan et au bout de quelque temps découvrirent des raisons variées pour aller à Venise. Ils en mentionnèrent un grand nombre — ils avaient toujours une franchise saisissante et conversaient de la façon la plus brillante et la plus affectueuse, tout particulièrement à déjeuner, avant que ces dames ne se fussent « fait » le visage, et alors que, les coudes sur la table, avec quelque chose pour suivre la demi-tasse et dans la chaleur d’une discussion familiale sur ce qu’il convenait de faire, ils se mettaient immanquablement à employer les langues dans lesquelles on peut se tutoyer. Pemberton lui-même les aimait à ce moment-là, au point de pouvoir supporter Ulick élevant sa petite voix insipide en faveur de « l’exquise cité des eaux ». C’était cela qui lui donnait une sorte de secrète tendresse pour eux, cette façon de rester tellement en dehors du prosaïsme de la vie et de l’en tenir lui aussi écarté. L’été était sur son déclin lorsque, avec des cris d’extase, ils s’avancèrent tous sur le balcon qui surplombait le Grand Canal. Les couchers de soleil étaient en cette saison splendides et les Dorrington étaient arrivés. Les Dorrington formaient la seule raison du voyage qu’ils eussent laissée dans l’ombre au déjeuner, mais les raisons dont ils ne parlaient pas au déjeuner finissaient toujours par se découvrir. De leur côté les Dorrington sortaient très peu ou quand ils sortaient restaient dehors pendant des heures — ce qui était bien naturel. Et pendant ce temps Mrs Moreen et ses filles allaient les demander à leur hôtel jusqu’à trois fois. La gondole était réservée pour ces dames, car à Venise aussi il y avait des « jours » que Mrs Moreen connaissait dans leur ordre une heure après son arrivée. Elle-même en prit un immédiatement, auquel les Dorrington ne vinrent jamais, encore que Pemberton et son élève, se trouvant une fois à Saint-Marc (où ils passaient une grande partie de leur temps, occupés qu’ils étaient à faire les plus belles promenades de leur vie et à visiter des multitudes d’églises), aient vu arriver le vieux Lord avec M. Moreen et Ulick qui lui montraient la sombre basilique comme si elle leur eût appartenu. Pemberton remarqua combien, au milieu de ces curiosités, Lord Dorrington perdait de son allure d’homme du monde. Il se demandait aussi si ses compagnons lui demandaient une rémunération pour les services qu’ils lui rendaient. Quoi qu’il en fût, l’automne se termina, les Dorrington partirent et Lord Verschoyle, l’aîné des fils, n’avait demandé ni la main d’Amy ni celle de Paula.

Par une triste journée de novembre, comme le vent rugissait autour du vieux palais et que la pluie cinglait la lagune, Pemberton et Morgan faisaient les cent pas dans la grande « sala » nue pour prendre de l’exercice et un peu aussi pour se réchauffer (les Moreen étaient terriblement chiches de feu et c’était pour leur hôte une cause de souffrance). Le scaliola des dalles était froid ; les hautes fenêtres en mauvais état tremblaient sous l’effort de la tempête et il n’y avait pas le moindre soupçon de mobilier pour compenser le majestueux délabrement de la pièce. Pemberton se sentait déprimé et il lui paraissait que la fortune des Moreen était plus déprimée encore. Un souffle de désolation, avant-coureur de honte et de désastre, semblait traverser le triste vestibule. M. Moreen et Ulick se trouvaient sur la Piazza, errant tristement en mackintosh sous les arcades, en quête de quelque chose mais gardant toujours, malgré leur mackintosh, cet air d’homme du monde auquel il est impossible de se méprendre. Paula et Amy étaient couchées ; on pouvait supposer qu’elles restaient au lit pour avoir chaud. Pemberton tourna un regard interrogateur vers le petit garçon pour voir jusqu’à quel point il se rendait compte du caractère sinistre de ces présages. Mais Morgan, heureusement pour lui, était surtout préoccupé de se sentir grandir, se fortifier et être dans sa quinzième année. Ce dernier événement l’intéressait passionnément et formait la base d’une théorie à lui — dont il avait néanmoins fait part à son professeur — et d’après laquelle il serait capable dans peu de temps de se débrouiller tout seul. Il était d’avis que la situation allait changer, qu’en un mot, une fois son éducation finie, et qu’il serait un homme, il deviendrait une valeur productive dans le monde des affaires et serait tout disposé à montrer ses remarquables capacités. Toute pénétrante que fût parfois son « analyse » de sa vie ainsi qu’il l’appelait lui-même, il y avait encore des heures fortunées où il était — toujours suivant son expression et en conformité avec leur juste idéal — « épatamment » superficiel. La preuve en était son assertion fondamentale qu’il irait bientôt à Oxford, au collège de Pemberton et, avec l’aide et l’appui de celui-ci, y ferait les choses les plus extraordinaires. Le jeune homme s’attristait de voir combien en caressant ce projet l’enfant s’inquiétait peu des moyens de le réaliser, alors qu’en général et dans les autres matières il se montrait si raisonnable. Pemberton essayait de se représenter les Moreen à Oxford et ne pouvait heureusement y parvenir. Et cependant, à moins qu’ils ne s’y installassent, il n’existait pas pour Morgan de modus vivendi. Comment s’en tirerait-il sans une pension et d’où cette pension viendrait-elle ? Lui, Pemberton, pouvait vivre aux dépens de Morgan, mais comment Morgan pourrait-il vivre aux siens ? De toute façon qu’allait devenir son élève ? Qu’il fût devenu un grand garçon, avec une meilleure santé en perspective, cela ne faisait que rendre plus difficile le problème de son avenir. Tant que la délicatesse de sa santé était évidente, l’intérêt qu’il inspirait aux gens rendait ce problème moins inquiétant. Pemberton avait la conviction secrète qu’il serait probablement assez fort pour vivre mais pas assez pour lutter et vaincre. Quoi qu’il en fût, il n’avait pas encore dépassé l’aube radieuse de l’adolescence et le choc de la tempête n’était pour lui que l’appel de la vie et le défi du destin. Il avait mis son petit pardessus usagé, relevé son col et prenait plaisir à sa promenade.

Celle-ci fut interrompue par l’apparition de sa mère au bout de la sala. Elle lui fit signe de la rejoindre et Pemberton, tout en la regardant s’éloigner sur le faux marbre humide de la longue perspective, se demandait ce qu’il y avait dans l’air. Mrs Moreen dit un mot à l’enfant et le fit entrer dans la pièce qu’elle venait de quitter. Puis, refermant la porte sur lui, elle se dirigea vivement vers Pemberton. Il y avait certainement quelque chose dans l’air, mais jamais, même dans ses moments de plus grande extravagance, son imagination n’aurait pu concevoir de quoi il s’agissait en réalité. Elle déclara qu’elle avait trouvé un prétexte pour éloigner Morgan, puis demanda — sans hésitation — si le jeune homme aurait l’obligeance de lui prêter trois louis. Comme il la dévisageait, tout surpris, avant d’éclater de rire, elle ajouta qu’elle avait absolument besoin d’argent, elle était aux abois, il s’agissait de lui sauver la vie.

— Ma chère madame, c’est trop fort ! — dit en riant Pemberton sur le ton et avec la grâce empruntée d’élocution qui marquait les meilleurs moments de la conversation familière et anecdotique de ses amis Moreen eux-mêmes. — Où diable vous figurez-vous que je trouverais trois louis, du train dont vous allez ?

— Je croyais que vous travailliez, que vous écriviez. Est-ce qu’on ne vous paie pas ?

— Pas un sou.

— Et vous êtes assez naïf pour travailler pour rien ?

— Il me semble que vous devriez le savoir.

Mrs Moreen le regarda, puis rougit un peu. Pemberton vit qu’elle avait complètement oublié les conditions — si l’on pouvait se servir de ce terme — qu’il avait fini par accepter. Elles avaient été pour sa mémoire un fardeau aussi léger que pour sa conscience.

— Ah, oui, je vois ce que vous voulez dire. Vous avez été parfait en ces circonstances, mais pourquoi revenir là-dessus si souvent ?

Elle s’était montrée d’une urbanité parfaite à son égard depuis la scène brutale d’explication qu’ils avaient eue tous les deux dans sa chambre à lui, le matin où il l’avait obligée à accepter ses propres conditions, c’est-à-dire à reconnaître la nécessité de mettre Morgan au courant de la situation. Elle ne lui en avait pas voulu à partir du moment où elle s’était aperçue qu’il n’y avait pas de danger que Morgan vînt la trouver à ce sujet. Et même, attribuant cette immunité à l’influence qu’avait sur l’enfant la bonne éducation de Pemberton, elle avait dit une fois à ce dernier :

— Mon cher ami, c’est énorme pour nous que vous soyez un gentleman !

C’est ce qu’elle répéta, en substance du moins :

— Sans doute vous êtes un gentleman, c’est toujours un ennui de moins !

Pemberton lui rappela qu’il n’était revenu sur rien qui ne fût aussi réel et présent que le froid de l’appartement. Et elle de son côté le pria de nouveau de lui trouver soixante francs n’importe où et n’importe comment. Il prit la liberté d’insinuer que s’il pouvait les trouver, ce ne serait pas pour les lui prêter — ce en quoi il se calomniait, car il savait que s’il les avait eus il les aurait certainement mis à sa disposition. Il s’accusait, et sans se tromper beaucoup, de nourrir pour elle, au fond de lui-même, une sorte de sympathie fantastique et affranchie de toute considération morale. Si la misère réunit d’étranges compagnons de lit, elle crée aussi d’étranges attractions. D’ailleurs cela faisait partie de la dégradation générale d’une vie passée en compagnie de telles gens, cette nécessité de faire des répliques vulgaires et en parfait désaccord avec des traditions d’homme bien élevé.

« Morgan, Morgan, où en suis-je arrivé pour vous ! » gémissait-il intérieurement tandis que Mrs Moreen, dirigeant vers le fond de la sala sa masse volumineuse et flottante pour aller délivrer son fils, se plaignait de l’amertume des choses en général.

Avant que cette libération pût être effectuée, il y eut un coup sourd à la porte qui donnait sur l’escalier. Un jeune homme trempé apparut qui avança sa tête dans l’appartement. Pemberton reconnut un porteur de dépêches et constata que la dépêche lui était adressée[2]. Morgan revint au moment où, après avoir jeté un coup d’œil sur la signature — celle d’un parent de Londres — il lisait ces mots : « Trouvé position superbe pour vous, préceptorat jeune homme riche, faites votre prix. Arrivez tout de suite. » La réponse était payée heureusement et le porteur attendait. Morgan, qui s’était rapproché, attendait aussi et regardait Pemberton fixement. Celui-ci, au bout d’un moment, ayant rencontré ses yeux, lui tendit le télégramme. Ce fut par un échange de regards entendus — ils se connaissaient si bien maintenant ! — que, l’affaire fut réglée entre eux pendant que le caoutchouc du télégraphiste créait une grande mare sur le sol. Pemberton écrivit la réponse au crayon en appuyant son papier sur une fresque du mur et le télégraphiste s’en alla. Lorsqu’il fut parti le jeune homme s’expliqua.

— Je demanderai des prix exorbitants. Je gagnerai des tas d’argent en peu de temps et nous vivrons avec cela.

— J’espère du moins que le riche jeune homme sera une belle nullité. C’est bien probable — ajouta Morgan entre parenthèses. — Et qu’il vous faudra longtemps pour lui faire entrer les choses dans la tête.

— Évidemment, plus il me gardera et plus nous aurons d’argent pour nos vieux jours.

— Mais supposez qu’on ne vous paie pas ! — dit Morgan non sans terreur.

— Oh ! on ne rencontre pas deux fois deux…

Mais Pemberton s’interrompit : il avait été sur le point d’employer une épithète regrettable qu’il remplaça par « de telles fatalités. »

Morgan rougit et les larmes lui vinrent aux yeux.

— Dites toujours, allez : deux brigands pareils, n’est-ce pas ?

Puis il ajouta sur un autre ton :

— Qu’il est heureux ce jeune richard !

— Pas s’il est une belle nullité.

— Oh ! on est plus heureux ainsi. Mais on ne peut pas tout avoir, n’est-ce pas ?

Et l’enfant sourit.

Pemberton le prit par les épaules et l’étreignit vigoureusement — il ne l’avait jamais autant aimé :

— Qu’allez-vous devenir, qu’allez-vous devenir ?

Il songea à Mrs Moreen et aux soixante francs dont l’absence rendait la situation désespérée.

— Je deviendrai un homme fait.

Puis, comme s’il apercevait toute la portée de la remarque que venait de faire Pemberton, il ajouta :

— Je m’entendrai mieux avec eux quand vous ne serez plus là.

— Ah ! ne parlez pas ainsi. On dirait que je vous excite contre eux.

— C’est vrai. Il me suffit de vous voir. Ne vous fâchez pas, vous savez ce que je veux dire. Je serai magnifique à leur égard. Je prendrai leurs affaires en main. Je marierai mes sœurs.

— Vous vous marierez vous-même, — dit Pemberton gaîment comme si le ton le plus convenable ou le moins dangereux à adopter au moment de leur séparation fût un ton de plaisanterie bruyante encore qu’un peu tendue.

Ce ne fut pas néanmoins tout à fait celui de Morgan lorsqu’il demanda :

— Dites-donc, comment allez-vous vous rendre à votre magnifique situation ? Il faudra que vous télégraphiiez au jeune homme fortuné de vous envoyer de l’argent.

Pemberton réfléchit :

— Ça choquera ces gens-là, hein ?

— Oh pour sûr !

Mais le jeune homme proposa un remède à la situation :

— Je vais aller trouver le consul d’Amérique. Je lui emprunterai de l’argent, pour quelques jours seulement, en lui montrant ma dépêche.

Morgan se mit à rire :

— Montrez-lui la dépêche, prenez l’argent et restez !

Pemberton entra suffisamment dans la plaisanterie pour dire qu’il était bien capable de faire cela pour Morgan. Mais l’enfant, devenu sérieux et désirant montrer qu’il ne pensait pas ce qu’il venait de dire, non seulement le fit se dépêcher — puisqu’il devait partir le soir même comme il l’avait télégraphié à son ami — mais encore l’accompagna pour plus de sûreté. Ils pataugèrent dans ces obscures perforations que sont les rues vénitiennes, traversèrent les ponts en dos d’âne et la Piazza où ils aperçurent M. Moreen et Ulick entrant chez un bijoutier. Le consul se montra arrangeant. Pemberton dit que ce n’était pas à cause de la dépêche mais des grands airs de Morgan et, en revenant, les deux amis allèrent passer à Saint-Marc dix minutes de recueillement. Puis ils prirent leur séparation avec une gaîté qui ne se démentit pas jusqu’à la fin. Et il parut à Pemberton que l’attitude de Mrs Moreen n’était pas pour diminuer cette gaîté. Car, dans son irritation en apprenant la résolution du précepteur, elle fit une allusion vulgaire et comique à l’argent qu’elle avait vainement essayé de lui emprunter, et lui reprocha de filer dans la crainte de se laisser soutirer quelque chose. D’un autre côté, il est vrai, il dut rendre à M. Moreen et Ulick la justice de reconnaître que, lorsqu’ils apprirent en rentrant la fâcheuse nouvelle, ils se comportèrent en parfaits hommes du monde.


VIII

Quand Pemberton se mit au travail avec l’opulent jeune homme qu’il lui fallait préparer pour Balliol Collège, il se trouva incapable de dire si cet aspirant aux grades universitaires était en réalité fort médiocre ou s’il ne lui apparaissait ainsi que parce qu’il venait de demeurer longtemps en la compagnie d’un petit homme dont l’esprit vivait d’une façon si intense. Il reçut une demi-douzaine de lettres de Morgan. Elles étaient jeunes et charmantes, écrites dans un pot-pourri de langues, avec de longs post-scriptum où il employait le volapuk familial et de cocasses illustrations logées dans des petits carrés, des petits ronds et dans les coins libres que laissait le texte. Il était partagé entre le désir de les montrer à son nouvel élève pour le stimuler — tentative d’avance inutile et vaine — et le sentiment qu’il y avait en elles quelque chose qui serait profané s’il le rendait public. Le jeune homme opulent se présenta à l’époque voulue et échoua. Mais ses parents, semblant par là justifier leurs prévisions qu’il ne fallait pas s’attendre à ce qu’il devînt tout de suite brillant, excusèrent cet échec, affectèrent avec bonté de ne pas en faire grand cas comme si ce fût Pemberton lui-même qui eût été refusé, sonnèrent le ralliement et demandèrent au jeune professeur d’assiéger de nouveau la place.

Il se trouvait en ce moment en situation de prêter trois louis à Mrs Moreen et lui envoya par mandat une somme plus importante encore. Comme réponse à cette attention il reçut une ligne effroyablement griffonnée : « Je vous supplie de revenir tout de suite. Morgan est extrêmement malade. » Ils avaient rebondi et se trouvaient une fois de plus à Paris — quelque bas qu’ils eussent été, Pemberton ne les avait jamais vus anéantis — et les moyens de communication entre eux et lui étaient par conséquent rapides. Il écrivit à l’enfant pour être fixé sur sa santé, mais attendit en vain sa réponse. Aussi, au bout de trois jours, prenant brusquement congé de l’opulent jeune homme, traversa-t-il la Manche pour arriver au petit hôtel du quartier des Champs-Elysées dont Mrs Moreen lui avait donné l’adresse. Un mécontentement profond, quoique sourd, contre cette dame et ses compagnons ne le quittait pas. Ils ne pouvaient pas être honnêtes au sens vulgaire du mot, mais ils pouvaient vivre à l’hôtel, dans des entresols ouatés où régnait une odeur de pastilles brûlées, au milieu de la ville d’Europe où la vie est le plus dispendieuse. Lorsqu’il les avait quittés à Venise, ç’avait été avec un irrésistible soupçon que quelque chose allait se produire, mais la seule chose qui avait pu se produire était leur nouvelle et magistrale retraite.

— Comment va-t-il ? Où est-il ? — demanda-t-il à Mrs Moreen.

Avant qu’elle eût pu parler, la réponse à ses questions lui arriva sous la forme d’une pression exercée autour de son cou par une paire de bras vêtus de manches trop courtes quoique encore parfaitement capables d’une jeune étreinte à la façon de celles que donnent les continentaux démonstratifs.

— Extrêmement malade ? Je ne m’en aperçois pas ! — s’écria le jeune homme.

Et, s’adressant à Morgan :

— Pourquoi donc ne m’avez-vous pas rassuré ? Pourquoi n’avez-vous pas répondu à ma lettre ?

Mrs Moreen déclara qu’au moment où elle avait écrit il était très mal et Pemberton apprit en même temps de l’enfant qu’il avait répondu à toutes les lettres reçues. D’où il s’ensuivait clairement qu’on lui avait soustrait la lettre de son précepteur pour que le petit manège de sa mère n’en souffrît pas. Mrs Moreen était préparée à se voir dévoilée comme d’ailleurs à bien d’autres choses, ainsi que Pemberton s’en aperçut au moment où il se trouva en face d’elle. Elle était surtout prête à soutenir qu’elle avait agi sous l’impulsion de sa conscience, qu’elle était enchantée de l’avoir fait venir quoi qu’ils pussent dire et que c’était bien inutile de sa part de prétendre qu’il n’était pas pénétré jusqu’aux moelles de la certitude que sa place en ce moment était auprès de Morgan. Ayant éloigné cet enfant de ses parents, il n’avait plus maintenant le droit de l’abandonner. Il s’était créé les responsabilités les plus graves et devait à tout le moins accepter les conséquences de ses actes.

— Je l’ai éloigné de vous ? — s’écria Pemberton avec indignation.

— Faites ce qu’elle vous dit, faites-le par pitié ; c’est tout ce dont j’ai besoin. Je ne peux pas supporter ceci, ni de telles scènes ! Ce sont de terribles menteurs, les pauvres !

Ces paroles échappèrent à Morgan qui avait interrompu son embrassade. Elles furent prononcées sur un ton tel que Pemberton se tournant vivement vers lui vit qu’il s’était assis brusquement, respirait avec de grandes difficultés et était très pâle.

— Oserez-vous dire maintenant qu’il n’a rien, mon pauvre chéri ? — s’écria la mère tombant à genoux devant lui, les mains jointes, mais s’abstenant autant de le toucher que s’il eût été une idole dorée. — Ça va passer, c’est l’affaire d’un instant. Mais ne dites pas de ces choses affreuses !

— Je vais mieux, je vais mieux, — dit Morgan à Pemberton d’une voix haletante.

Toujours assis, il continuait à le regarder avec un étrange sourire, ses mains posées de chaque côté de lui sur le sofa.

— Prétendez-vous à présent que je n’ai pas agi loyalement, que je vous ai trompé ? — lança la flamboyante Mrs Moreen à Pemberton en se levant.

— Ce n’est pas lui qui le prétend, c’est moi ! — répliqua l’enfant.

Il semblait plus à l’aise mais s’affaissait contre le mur, et l’ami qui lui était rendu s’asseyant à côté de lui lui prit la main et se pencha sur son visage.

— Mon enfant aimé, on fait ce qu’on peut. Il y a tant de choses à considérer, — plaida Mrs Moreen. — C’est sa place ici, la seule place qui lui convienne. Vous voyez bien que vous êtes de cet avis maintenant.

— Emmenez-moi, emmenez-moi — continua Morgan, toujours à Pemberton et toujours très pâle.

— Où vous emmènerais-je, et comment pourrais-je le faire, comment, mon pauvre enfant ? — bégaya le jeune homme songeant à la dure appréciation que porteraient sur sa conduite ses amis de Londres ; car il les avait abandonnés, en ne pensant qu’à sa propre convenance et sans les assurer d’un prompt retour.

Pleins d’un juste ressentiment, ils avaient déjà dû lui trouver un successeur. Il songeait aussi combien peu l’aiderait à trouver une nouvelle position le fait qu’il avait été incapable de faire recevoir son élève.

— Oh ! nous nous arrangerons. Nous parlions de cela autrefois, — dit Morgan. — Si seulement nous pouvons partir, le reste n’est qu’un détail.

— Parlez-en tant que vous voudrez, mais ne vous imaginez pas que vous puissiez essayer. M. Moreen n’y consentirait jamais, ce serait une existence tellement aléatoire, — expliqua à Pemberton la maîtresse de la maison avec un calme magnifique.

Puis se tournant vers Morgan elle s’exprima plus clairement :

— Ce serait la fin de notre tranquillité, ça nous briserait le cœur. Maintenant qu’il est revenu, tout va recommencer comme avant. Vous aurez votre existence à vous, votre travail, votre liberté et nous serons tous heureux comme autrefois. Vous vous développerez, vous deviendrez tout à fait bien et nous ne recommencerons pas ces sottes tentatives, n’est-ce pas ? Elles sont vraiment trop absurdes. La place de M. Pemberton est ici, chacun doit être à sa place. Vous à la vôtre, votre papa à la sienne, moi à la mienne, n’est-ce pas, chéri ? Nous oublierons tous nos sottises et nous nous donnerons du bon temps.

Elle continua à parler et à remplir de ses vagues allées et venues le petit salon drapé et sans air où Pemberton était assis avec l’enfant dont les couleurs revenaient peu à peu. Et elle s’embrouillait dans ses raisons, insinuant qu’il allait y avoir des changements, que les autres enfants allaient se disperser (qui sait ? Paula avait son idée) et qu’alors il était aisé de se figurer combien le pauvre vieux nid aurait besoin du petit oiseau. Morgan regarda Pemberton qui ne le laissa pas bouger, sachant d’ailleurs exactement ce qu’il ressentait en s’entendant appeler ainsi. L’enfant reconnut qu’il avait eu un ou deux jours mauvais, mais protesta encore contre la façon coupable dont sa mère en avait tiré parti pour faire appel au pauvre Pemberton. Le pauvre Pemberton pouvait rire maintenant (sans parler du comique de toute cette philosophie que Mrs Moreen appelait à la rescousse — on eût dit qu’elle la secouait de ses jupes dont l’agitation bousculait les minces chaises dorées), tant son petit compagnon, déjà marqué par la maladie, évidemment marqué pour ne pas dire plus, lui paraissait peu qualifié pour faire fi d’un avantage offert.

Dans tous les cas, il était pris, lui. Il allait de nouveau avoir Morgan sur les bras pour un temps indéfini, encore qu’il vît que son élève avait une idée à lui pour diminuer son embarras. Il lui en était bien obligé d’avance, mais cette perspective ne l’empêchait pas de se sentir bien bas, pas plus d’ailleurs qu’elle ne l’empêchait d’accepter son sort sur-le-champ. Il avait néanmoins la certitude qu’il le ferait beaucoup mieux s’il pouvait souper un peu. Mrs Moreen fit d’autres allusions aux changements à envisager mais sa conversation offrait un tel mélange de sourires et de frissons — elle avouait se sentir très énervée — qu’il n’aurait pu dire si elle traversait un moment de triomphe ou une crise de nerfs. Si la famille était vraiment en train de faire naufrage, pourquoi ne pas reconnaître la nécessité de mettre Morgan dans quelque bateau de sauvetage ? Ce pressentiment d’une déconfiture prochaine était fortifié par le fait que les Moreen s’étaient installés luxueusement dans la capitale du plaisir. C’était tout à fait l’endroit où il était naturel de les voir installés pour la culbute finale. D’ailleurs n’avait-elle pas dit que M. Moreen et les autres étaient à l’Opéra avec M. Granger et n’était-ce pas aussi là qu’on devait les chercher à la veille d’une catastrophe ? Pemberton comprit que M. Granger était un riche Américain à capturer, une sorte de grand programme avec un en-tête magnifique et rien encore dedans ; de sorte qu’une des « idées » de Paula était probablement que cette fois-ci elle n’allait pas rater son coup. Et ce coup infaillible allait détruire la cohésion de l’édifice familial. Dans ce cas qu’allait devenir le pauvre Pemberton ? Il se sentait assez lié à leur destin pour se concevoir lui-même non sans alarme comme un bloc désagrégé de cet édifice.

Ce fut Morgan qui finit par demander si on n’avait pas préparé à souper pour lui. Et il s’assit avec son précepteur un moment après, en bas, dans la demi-obscurité, devant un grand étalage de peluche verte et de cordelières, une assiette de biscuits décorative et un garçon dont la réserve était fortement caractérisée. Mrs Moreen avait expliqué qu’on avait été obligé de retenir une chambre au dehors pour le nouvel arrivant ; et la consolation que trouva Morgan — il l’offrit au moment où Pemberton méditait sur le mauvais goût des sauces tièdes — consistait surtout à démontrer que cette circonstance favoriserait leur évasion. Il parlait de cette évasion — et il y revint ensuite souvent, comme si tous les deux étaient en train de composer des aventures pour livres d’étrennes. Mais il déclara aussi avoir le sentiment qu’il y avait quelque chose dans l’air et que les Moreen ne pouvaient pas tenir bon beaucoup plus longtemps. En réalité, ainsi que Pemberton devait le constater, cela dura encore cinq ou six mois. Tout ce temps-là, cependant, les efforts de Morgan avaient pour but de réconforter et d’égayer son ami. M. Moreen et Ulick, qu’il avait rencontrés le lendemain de son retour, prirent ce retour en parfaits hommes du monde. Si Paula et Amy y mirent encore moins de façons, il convenait de les excuser en considération de ce que M. Granger avait fini par ne pas venir à l’Opéra. Il s’était contenté de mettre sa loge à leur disposition avec un bouquet pour chacune. M. Moreen et Ulick n’avaient pas été oubliés, ce qui faisait de ses largesses un amer sujet de réflexions.

— Ils sont tous comme cela, — commenta Morgan, — juste au dernier moment, alors qu’on s’imagine les avoir péchés, ils retombent au fond de la mer.

Les commentaires de Morgan à cette époque se faisaient de plus en plus libres ; ils allaient même jusqu’à reconnaître généreusement l’extraordinaire tendresse avec laquelle on l’avait traité en l’absence de Pemberton. Non, ils ne pouvaient pas en faire assez pour lui plaire, pour lui montrer qu’ils avaient des remords à son égard et qu’ils désiraient lui faire oublier sa perte. Voilà bien ce qui l’attristait et le fit se réjouir après tout du retour de Pemberton ; à présent il était moins affligé de penser à leur affection et éprouvait moins le sentiment de leur avoir de l’obligation. Pemberton accueillit en riant cette dernière raison et Morgan dit, en rougissant :

— Eh ! fichtre, vous savez bien ce que je veux dire !

Pemberton le savait parfaitement, mais il y avait bon nombre de choses que — fichtre aussi — cette raison-là n’éclaircissait pas beaucoup. Cet épisode de son second séjour à Paris se traînait languissamment. Ils avaient repris leurs lectures, leurs promenades, leurs flâneries sur les quais, leurs visites aux musées et parfois au Palais-Royal à l’apparition des premiers froids, alors que les chaudes émanations du sous-sol devenaient agréables, devant la succulente et merveilleuse vitrine de Chevet. Morgan voulait tout savoir de ce qui concernait l’opulent jeune homme — il s’intéressait extrêmement à lui. Et quelques-uns des détails de son opulence — Pemberton ne savait lui faire grâce d’aucun — donnaient évidemment à l’enfant une conscience plus nette de l’étendue du sacrifice auquel son précepteur avait consenti pour lui revenir. Mais ce trait d’héroïsme avait développé en lui un vif désir de réciprocité, et en outre il éprouvait toujours sa conviction, non dépourvue de frivole allégresse, que leur longue épreuve touchait à sa fin. Sa certitude que les Moreen ne pourraient pas tenir beaucoup plus longtemps allait de front avec l’élan inattendu qui, mois après mois, leur permettait de conserver leur allure. Trois semaines après le retour de Pemberton, ils allèrent dans un autre hôtel inférieur au premier ; mais Morgan se réjouit de ce que son précepteur n’eût pas perdu l’avantage d’avoir une chambre au dehors. Il persistait, avec un entêtement romanesque, à croire à l’utilité de cet arrangement quand viendrait le jour ou la nuit où ils s’enfuiraient.

Pour la première fois notre ami sentit au milieu de toutes ces complications sa chaîne lui peser. C’était trop fort — comme il l’avait dit à Mrs Moreen à Venise — tout dans sa situation était trop fort. Il ne pouvait ni se débarrasser de son épuisant fardeau ni recueillir à le porter le bénéfice d’une conscience apaisée ou d’une affection récompensée. Il avait dépensé tout l’argent gagné en Angleterre ; il voyait s’en aller sa jeunesse sans recevoir aucune compensation. C’était très joli à Morgan de considérer comme une réparation de ce qu’il souffrait le fait de ne plus le quitter jamais. Mais il y avait dans cette façon de voir un vice irritant. Pemberton se rendait bien compte de ce qu’était au fond la pensée de l’enfant ; du moment que son ami avait eu la générosité de revenir, il devait lui témoigner sa gratitude en lui consacrant son existence. Mais ce pauvre ami n’avait pas envie d’un tel présent — que pouvait-il faire de la misérable petite vie de Morgan ? Et, sans doute, en même temps qu’il s’irritait, Pemberton songeait au motif très honorable auquel obéissait son élève : il cherchait simplement à faire oublier ainsi qu’il n’était rien de plus qu’un gosse hétéroclite. Si l’on basait sur une autre conception les rapports que l’on avait avec lui, on ne devait s’en prendre qu’à-soi-même de ses mésaventures. Pemberton, en proie à une étrange confusion de désir et d’alarme, attendait donc la catastrophe qu’il estimait être suspendue sur la maison Moreen. Il était certain parfois d’être frôlé par ses symptômes et se demandait quelle forme elle prendrait pour produire l’effet le plus saisissant.

Ce serait peut-être une dispersion soudaine, un sauve-qui-peut effaré, une débandade où chacun se cacherait égoïstement dans un coin. Ils possédaient certainement moins de ressort et d’élasticité qu’autrefois ; il était évident qu’ils cherchaient quelque chose qu’ils n’arrivaient pas à trouver. Les Dorrington n’avaient pas reparu ; les princes s’étaient débandés ; n’était-ce point le commencement de la fin ? Mrs Moreen avait perdu le compte de ses fameux « jours » ; son calendrier social était en proie à une grande confusion, il se trouvait tourné contre le mur. Pemberton soupçonnait que la grande, la cruelle déconfiture avait été l’innommable conduite de M. Granger qui ne paraissait pas savoir ce qu’il voulait ou — ce qui était pire — ce qu’eux voulaient. Il continuait à envoyer des fleurs, comme pour joncher le chemin de sa retraite qui ne devenait nullement celui de son retour. C’était très bien d’envoyer des fleurs, mais… Pemberton pouvait compléter sa phrase. Il apparaissait clairement qu’en fin de compte les Moreen étaient des épaves sociales ; si bien que le jeune homme se félicitait presque de ce que ce compte ait duré si longtemps. M. Moreen était certes capable de s’en aller parfois faire des affaires et, ce qui était plus surprenant, de s’en revenir chez lui. Ulick n’avait pas de club, mais on ne l’aurait pas deviné à le voir, tant il continuait à avoir l’air de quelqu’un qui considère le monde du haut de la fenêtre d’une institution de ce genre. Aussi Pemberton fut-il d’autant plus surpris de l’entendre une fois répondre à sa mère sur le ton désespéré d’un homme familiarisé avec les pires privations. Il n’avait pas, bien entendu, résolu la question ; il s’agissait apparemment d’un conseil pour savoir vers qui se tourner, qui consentirait à prendre Amy.

— Envoyez-la au diable ! — jappa Ulick, montrant ainsi à Pemberton que la famille non seulement avait perdu son amabilité, mais encore avait cessé de croire en elle-même.

Il était visible aussi que si Mrs Moreen essayait de trouver quelqu’un pour prendre ses enfants on pouvait la considérer comme étant en train de carguer ses voiles en prévision de la tempête. Mais Morgan était le dernier dont elle se séparerait.

Un après-midi d’hiver — c’était un dimanche — les deux amis allèrent faire une longue promenade au Bois de Boulogne. La fin du jour était si magnifique, le coucher de soleil d’une couleur citron si claire, le défilé des voitures et des piétons si amusant, la fascination de Paris si grande, qu’ils s’attardèrent et s’aperçurent soudain qu’il allait leur falloir se dépêcher pour arriver à l’heure du dîner. Ils se dépêchèrent donc, bras dessus, bras dessous, affamés et de bonne humeur, convenant qu’il n’y avait en somme rien comme Paris, et, qu’après tout ce qu’ils avaient éprouvé, ils n’étaient pas encore rassasiés de plaisirs innocents. En arrivant à l’hôtel ils découvrirent que, encore que scandaleusement en retard, ils arrivaient à temps pour le dîner qui s’offrirait vraisemblablement à eux. Une grande confusion régnait dans l’appartement des Moreen — bien misérable cette fois, mais encore le meilleur de la maison — et, en présence du dîner interrompu, de la vaisselle en désordre comme après une rixe et d’une grande tache de vin laissée par une bouteille renversée, Pemberton ne put se dissimuler qu’il y avait eu une scène où la volonté du propriétaire avait dû s’affirmer avec la dernière rigueur. La tempête était arrivée, — ils cherchaient tous un refuge. Les voiles étaient carguées, et Paula et Amy invisibles. Elles n’avaient jamais eu recours à l’égard de Pemberton aux plus élémentaires de leurs artifices féminins, mais il sentait bien qu’il ne leur était pas assez indifférent pour qu’elles se souciassent de le rencontrer au moment où on venait de confisquer leurs robes. Quant à Ulick, il paraissait avoir sauté par-dessus bord. Le propriétaire et son personnel avaient, en un mot, cessé de marcher à l’allure de leurs hôtes. Et, grâce à une pile de malles ouvertes qui encombraient le corridor, l’impression de détention embarrassée qui se dégageait de ce désarroi se mêlait étrangement à un aspect de départ indigné.

Lorsque Morgan se fut rendu compte de tout cela, — et ce ne fut pas long — il rougit jusqu’à la racine de ses cheveux. Il se mouvait depuis l’enfance au milieu des difficultés et des dangers, mais il n’avait jamais été témoin d’une honte publique.[3] Un second coup d’œil permit à Pemberton de remarquer que les larmes lui étaient montées aux yeux, larmes d’une amertume jusqu’ici inconnue. Il se demanda un instant si, pour ménager l’enfant, il ne pourrait pas réussir à faire semblant de ne pas comprendre. Mais tout effort dans ce sens fut rendu vain par l’apparition de M. et de Mrs Moreen assis sans dîner dans leur petit salon déshonoré, devant leur feu éteint et semblant tourner de tous côtés leurs regards vitreux en quête d’un port pour s’abriter contre une telle tempête. Ils n’étaient point prostrés mais horriblement pâles et Mrs Moreen venait évidemment de pleurer. Pemberton cependant eut vite fait d’apprendre que son chagrin n’était point causé par la perte de son dîner — quelque plaisir qu’elle y prît d’ordinaire — mais par un coup qui l’atteignait encore plus profondément, ainsi qu’elle se hâta de l’expliquer. Il verrait lui-même comment ces grands changements, ce coup de foudre s’étaient produits et comment il leur fallait tous maintenant se débrouiller. Aussi, quelque cruel qu’il fût pour eux de se séparer de leur enfant chéri, elle était obligée de s’adresser à lui et lui demander de pousser plus loin encore l’influence qu’il avait si heureusement acquise sur l’enfant et de l’engager à le suivre dans quelque modeste retraite. À dire vrai, ils avaient absolument besoin de lui pour donner à ce fils délicieux une protection momentanée ; cela laisserait à M. Moreen et à elle-même une bien plus grande liberté pour donner l’attention voulue au rétablissement de leurs affaires (attention qui avait, hélas ! été jusqu’à présent trop rare).

— Nous nous fions à vous ; nous sentons que nous le pouvons, — dit Mrs Moreen, frottant lentement l’une contre l’autre ses mains blanches et grasses et regardant Morgan bien en face avec componction, cependant que son mari, évitant de prendre des libertés avec l’enfant, se contentait de lui caresser paternellement le menton d’un index hésitant.

— Oh ! certes, nous le sentons bien. Nous avons pleine confiance en M. Pemberton, Morgan, — poursuivit-il.

Pemberton se demanda une seconde fois s’il pouvait faire semblant de ne pas comprendre, mais il n’y avait pas moyen de résister à l’intense pénétration de Morgan.

— Est-ce que vous voulez dire, — s’écria-t-il, — qu’il peut m’emmener vivre avec lui pour toujours, pour toujours ? Qu’il peut m’emmener loin, bien loin, n’importe où il veut ?

— Pour toujours, toujours ? Comme vous y allez ! — dit M. Moreen avec un rire indulgent. — Pour aussi longtemps que M. Pemberton le voudra bien.

— Nous avons lutté, nous avons souffert, — continua sa femme, — mais vous l’avez fait tellement vôtre que nous avons déjà supporté le plus dur de notre sacrifice.

Morgan s’était détourné de son père, il regardait Pemberton le visage illuminé. Il n’avait plus honte de leur humiliation commune, c’était l’autre aspect de la situation qui le frappait, — il fallait saisir cette occasion. Il eut un moment de joie enfantine, à peine mitigée par la réflexion que cette consécration inattendue de ses espoirs (trop soudain et trop violent, ce changement dans leur vie était bien autre chose que des aventures de livre pour bon petit garçon) n’en laissait pas moins sur leurs bras les difficultés de l’évasion. Cette joie dura un instant et Pemberton fut presque saisi devant le flot de gratitude et d’affection qui se fit jour à travers son premier abattement, lorsqu’il balbutia :

— Mon vieux, qu’est-ce que vous dites de ça ?

Comment ne pas se montrer enthousiaste ? Mais il fallut à Pemberton plus de courage encore devant ce qui suivit immédiatement. L’enfant s’assit brusquement sur la première chaise venue. Il était devenu livide et avait porté la main à son côté gauche. Les trois autres le regardaient, mais Mrs Moreen bondit tout d’un coup en avant :

— Ah ! son pauvre petit cœur ! — s’écria-t-elle.

Et cette fois, tombant à genoux et sans respect pour son idole, elle l’étreignit passionnément.

— Vous l’avez entraîné trop loin, vous l’avez fait marcher trop vite, — jeta-t-elle à Pemberton par-dessus son épaule.

Son fils ne protesta pas et l’instant d’après, le tenant toujours dans ses bras elle se leva soudainement, les traits convulsés, et avec un cri de terreur :

— Au secours ! au secours ! Il se meurt, il est mort !

Pemberton comprit, avec une horreur égale, à la fixité du visage de Morgan que rien ne pouvait le rappeler à la vie. Il l’enleva à demi aux bras de sa mère et, pendant un instant, comme ils le soutenaient ensemble, tous deux mirent toute leur détresse dans leur regard.

— Il n’a pas pu supporter cela, son cœur était trop faible, — dit le jeune homme, — ce choc, toute cette scène, la violence de son émotion…

— Mais je croyais qu’il voulait s’en aller avec vous ! — gémit Mrs Moreen.

— Je vous disais bien que non, ma chère, — répondit son mari.

Il était tout tremblant et, à sa façon, aussi affligé que sa femme. Mais au bout d’un instant, il supporta son épreuve en homme du monde.

HENRI JAMES


(traduit par l. wehrlé et m. lanoire)

  1. Voir la Revue de Paris du 1er juin 1921.
  2. WS : adrsssée —> adressée
  3. WS : typo : ponctuation absente, pb de scan ?