L’Élève Bompel/06

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Éditions La Belle Cordière (p. 82-98).

VI


Le lundi matin, à 9 heures, Nil était dans la salle d’étude à attendre son professeur, qui ne tarda pas, et qui lui demanda :

— Vous êtes en bonnes dispositions ?

— Je me sens très en forme.

— Malgré votre aventure d’hier, qui aurait pu finir tragiquement ?

— Je n’y pense plus !

— Quelle idée aviez-vous en enfonçant ce piton dans la porte ?

— Je voulais me donner de l’air en perçant plusieurs trous… mais quand j’ai senti la minceur du bois, il m’est venu d’essayer de le briser. Le piton me donnait l’avantage de pouvoir le tirer à moi. J’ai eu la chance d’être à côté d’une jointure et cela a été parfait.

— Vous n’avez pas perdu votre présence d’esprit !

— Ce ne serait pas la peine d’avoir un esprit, pour le perdre dès qu’il peut vous être utile…

Sur ces mots, Nil empoigna un cahier, l’ouvrit à la page blanche et attendit.

Le professeur comprit qu’avec cet élève, le temps ne se passerait pas à bavarder, et il commença tout de suite la leçon.

Ainsi tous les jours, sauf le jeudi, et, bien entendu, le dimanche, le travail se poursuivit.

Albert Tradal était enchanté de son élève, et s’il ne le lui disait pas souvent, il en parlait à M. Bompel.

Quand ce dernier lui demandait si son fils faisait des progrès, et s’il pourrait réaliser son désir, le précepteur le lui affirmait avec élan.

Un jeudi, Nil eut le plaisir de voir arriver Paul de Parul en auto avec son père.

— Nous passions non loin de Saint-Donat, et mon père m’a demandé si je voulais te dire bonjour. J’ai bondi sur l’occasion. Il paraît que tu travailles pour sauter une classe. Qu’est-ce qui t’a pris ?

— Pour te dire la vérité, j’en avais assez de voir les copains rire, chaque fois que j’ouvrais la bouche. J’avais beau être grave, ils riaient quand même…

— Eh ! bien, la classe va manquer de gaîté !… J’ai presque envie de t’imiter.

— Oh ! non… s’écria Nil atterré… Tu donnerais le branle chez mes nouveaux condisciples, et je serais encore le pitre. Or, je veux travailler sérieusement.

— Ne t’alarme pas, mon vieux, je crois que je préfère passer des vacances de paresse, à part les devoirs obligés.

Nil se rassura. Cela n’aurait pas été la peine de fournir l’effort auquel il s’astreignait, pour retrouver un camarade qui le signalerait aux autres.

Cependant, il crut avoir été impoli, et il essaya de racheter son manque d’amabilité.

— Tu comprends, si j’étais sûr que tu ne conserves pas l’habitude de rire quand je commence à parler, ou à réciter une leçon, je serais heureux de t’avoir près de moi…

— Oui, mon fils, répliqua Paul, mais ne te fais pas de souci… Je préfère flâner durant mes vacances. À part cela, tu t’amuses dans ce patelin ? Cela me paraît un peu chiche de distractions…

— Nous voisinons avec une famille où il y a sept garçons…

— Où sont-ils ? on peut les voir ? c’est une aubaine !

— Aujourd’hui, ils sont partis en bande avec Jean.

— Et tu n’en es pas ?

— Je n’aime pas les courses échevelées… Et j’ai bien fait de rester ici, puisque je te vois…

— Évidemment, cela m’aurait ennuyé de ne pas te rencontrer… Et ton professeur ? tu es content ?… il n’est pas trop ennuyeux ?

— Il est très agréable, et nous nous entendons bien.

— Tu es épatant ! Bien s’entendre avec un type qui vous fait travailler, c’est rare…

— Pourtant, tu n’es pas paresseux… tu es dans la bonne moyenne…

— Merci pour la moyenne !

— Je ne puis pas te dire que tu es dans les premiers…

— Non… tu as raison… Je travaille parce qu’il le faut, mais il y a des matières que je trouve inutiles.

— Peut-être serviront-elles un jour…

— Oh ! toi, tu es philosophe, puis tout te sert !… Et en ce moment, où est-il, ton précepteur ?

— À Saint-Vallier, d’où il est originaire. Il y a sa mère qui n’a plus que lui… et son père est mort…

— Pauvre type !… un père, c’est si commode !…

— Oui, cela complète bien la famille…

— Quelque chose que j’ai trouvé exagéré, c’est l’habitation de la Rochetaillée ! Peut-on se plaire dans ce nid d’aigle ! Quel paysage sévère !

— C’est grandiose…

— Tu en as de bonnes ! on étouffe entre ces roches… la respiration me manquait ! Il me semblait que tout allait s’ébouler sur moi.

— C’est solide…

— Heureusement ! mais quand j’ai revu un peu de plaine, j’ai été soulagé. Je n’aime pas les collines qui vous tombent ainsi sur le nez…

À ce moment, Mme Bompel vint avertir les deux garçons que le goûter était prêt.

— Vous êtes bien aimable, madame… Je suis bien content de revoir mon ami, et je me serais passé de goûter… Les autres en feront une figure, quand ils sauront qu’il passe dans une classe extra-supérieure !

— Je n’y suis pas encore, protesta Nil.

— C’est comme si tu y étais… Tout le monde sait que quand tu entreprends une chose, tu la réussis.

— Tu te trompes !… j’ai essayé dernièrement de créer le mouvement perpétuel, et tout a raté, dit Nil en riant.

Mme Bompel rit aussi et Paul en fit autant.

— Comment as-tu fait ?

— Ce n’est pas intéressant…

— C’était très amusant, dit Mme Bompel… Nil a trouvé dans le grenier deux montants de bois et, à l’aide d’une poulie et d’un balancier, il a donné la première impulsion, et le mouvement ne voulait plus s’arrêter !

— Mais c’est merveilleux ! s’écria Paul, je demande à contempler !

— Oh ! c’est démoli, murmura Nil.

— Alors, tu m’expliqueras ton système. Je le copierai pour m’amuser… Papa rira bien, quand je lui raconterai cette histoire…

— Tu vois ! le rire te vient… Il suffit que j’expose une idée, pour qu’elle provoque l’hilarité.

— Mais tu es formidable, mon vieux ! tu ne voudrais pas qu’on reste sérieux devant ton imagination !… Tu es un creuset d’idées…

— Tais-toi ! reprends plutôt de la tarte…

— Vous savez qu’il se mêle aussi de pâtisserie, dit Mme Bompel.

— Ça, c’est un comble !… c’est de lui, cette tarte ?

— Non, pas celle-ci, mais un jour, nous l’avons trouvé avec un tablier de cuisine autour de la taille, et il maniait la farine comme un mitron…

— J’aurais voulu être là !

— La représentation n’était pas publique, dit Nil.

— Je t’aurais photographié…

— Ah ! tu fais de la photo ? c’est intéressant…

— Très !… papa m’a offert un appareil…

— Moi, je m’en suis fabriqué un…

— Non ?

— Ce n’est pas compliqué…

— Il a pris une des lentilles d’une jumelle marine et son appareil n’est pas mauvais… convint Mme Bompel.

— Il est fantastique, ce garçon ! Je pourrai admirer ?

— Tu pourras même poser…

Le goûter terminé, Nil montra son œuvre. Une chambre noire à soufflet tendue de tissu épais, la lentille enchâssée dans un tube de carton… C’était primitif, mais tout était complet.

— Eh ! bien, mon vieux, tu n’aurais peut-être pas le premier prix à l’exposition, mais sûrement un satisfecit… tous mes compliments !

Nil paraissait indifférent. Il n’était pas très sensible à ces démonstrations. Chez lui, le but seul comptait, et quand il entendait des éloges, il se disait toujours qu’il aurait pu faire mieux.

Pour le moment, il jugeait que son obturation manquait d’étanchéité, et il se promettait d’y remédier…

Il offrit à Paul de faire le tour de la propriété des Ladoume, la famille Bompel ayant la libre jouissance de s’y promener.

— Nous aurons tout le loisir de nous y mouvoir avant le retour de ton père, et nous ne serons pas dérangés dans notre visite, puisque la maison d’à-côté est vide, de la partie bruyante…

Paul ne répondit pas. Il eut aimé voir les sept garçons parce qu’il était fort sociable, mais il ne dit rien parce que c’eût été marquer que la compagnie de Nil ne lui suffisait pas.

Nil débuta dans son rôle de guide en disant :

— Tu remarqueras ces tilleuls magnifiques… jamais je n’en avais vu d’une envolée aussi grande…

— Moi non plus ! ce doit être joliment difficile d’en cueillir les fleurs… Ordinairement, on les coupe de façon qu’ils soient accessibles.

— Il faut croire qu’ici, ce n’est pas la mode… les platanes, eux, ont le droit de grandir, aussi ne s’en privent-ils pas… Ce verger que tu vois a toutes sortes d’arbres fruitiers, abricots dont tu as mangé à goûter, pêches, coings, pommes, poires, tout se mêle pour la plus grande gourmandise des dix Ladoume… Là-bas, nous avons un tennis où on attrape chaud.

— Tu es fort en tennis ?

— Je n’y joue jamais… je n’aime pas me donner du mouvement… Tu sais qu’aux récréations, j’avais beaucoup de peine à me joindre à vous.

— Oui, tu prétendais toujours un problème à finir.

— C’était souvent vrai… Ici, je me suis laissé aller à jouer à la cachette, jeu idiot, et j’ai failli y laisser ma vie bêtement…

Nil raconta son aventure et termina :

— Je n’ai dû d’être sauvé qu’à la circonstance providentielle que je viens de te citer.

— Tu as été bien protégé !

— Aussi ai-je crié : Merci, mon Dieu !

Poursuivant leur incursion, Nil dit :

— Ce joli bassin, entouré de sa couronne de roses, est un grand passe-temps. On s’y baigne et on y lance des bateaux, au grand effroi des poissons rouges… C’est très amusant d’y voir barboter les uns et les autres… En été, cela les rafraîchit, paraît-il.

— Je devine que tu n’es pas de ces parties.

— Détrompe-toi, j’y ai trempé les pieds…

Paul rit en répondant :

— Tu n’avais donc aucune invention en train pour te livrer à une pareille fantaisie ?

— Justement, je tentais une expérience… Je voulais savoir si le bien-être ressenti compenserait cette perte de temps… Je n’ai rien éprouvé que l’écœurement de remuer la vase du fond… Aussi je m’en tiens à mes bains chauds…

Après avoir contemplé les jeux des poissons rouges, Nil emmena Paul vers les baraques à lapins.

— Ici, mon vieux, réside ma plus douce distraction… Quand je veux un quart d’heure de paix animale, végétative, je m’assieds dans cet enclos, où gambadent seize lapins… Je les ai apprivoisés au moyen d’herbes choisies, de tranches de carottes et de croutes de pain… Tu vas voir quel accueil ils vont me faire…

Nanti de quelques touffes de luzernes, Nil s’approcha de l’enclos dont il ouvrit la porte. Sitôt que les lapins l’aperçurent, ils bondirent au-devant de lui.

Les deux amis prirent comme siège, un peu de foin propre et s’assirent. Les bestioles, devant eux, se pressant, se bousculèrent, happèrent des mains de Nil la provende attendue… Quand ils eurent terminé de brouter, ils restèrent là, dans des poses variées. Les uns, sur leurs pattes de derrière, comme des kangourous, les autres se lavant le museau, les autres encore, allongés… Puis soudain, l’un bondissait sans raison apparente, suivi par trois ou quatre de ses compagnons. Leurs petits nez bougeaient, leurs oreilles pointaient ou se rabattaient, et leurs yeux curieux ne perdaient aucun mouvement.

Nil murmura comme s’il rêvait :

— Quel apaisement d’être au milieu de la nature à contempler ces petits quadrupèdes !…

— Il te faut peu de chose, ironisa Paul.

— Peu de chose ! tu trouves que c’est peu ? tu n’admires pas la simplicité de la créature, l’élégance de son geste, qui n’est pas étudié, celui-là !

— Écoute, Bompel… je ne sais pas où tu vas prendre tout ce que tu dis ! Admirer les moindres actes des lapins ressemble à un peu de maboulerie…

— Je te plains, Parul, de ne pas arrêter tes regards sur ces créations si complètes, et qui prouvent par leur perfection la grandeur du Créateur… Je suis confondu d’admiration…

Paul de Parul ne répondit pas. Son camarade le dépassait trop, et sans doute se disait-il, que passer sa vie avec Nil serait peut-être instructif, mais un peu fatigant.

Les deux amis sortirent de l’enclos, suivis par les lapins qu’il fallut repousser. Nil s’y employa avec une douceur que n’ont pas souvent les garçons, mais ses gestes, comme ses paroles, provenaient de son amour pour les animaux.

Ils continuèrent leur visite.

— Un peu plus loin, tu remarqueras ces bâtiments qui sont ceux d’une usine de moulinage et de tissage. Des écheveaux de fil de rayonne sont envoyés ici, pour être mis en bobines. Celles-ci varient de forme et de grosseur. Elles sont ensuite mises en machines pour être tissées. Et c’est ainsi qu’il en sort des pièces de tissu… Je ne puis te proposer de visiter les ateliers, parce que je n’en ai pas le pouvoir d’abord et que, de plus, il faudrait être accompagné du directeur.

— Nous sommes jeunes, riposta Paul, et nous avons tout le temps de visiter une usine de tissage. J’ai déjà vu d’ailleurs des métiers à tisser et le jeu de la navette est fort intéressant…

— J’ai vu cela aussi chez un tisserand, un bon vieux paysan lorrain qui passait ses hivers à tisser le chanvre qu’il récoltait. Sa femme le lui filait à l’aide d’un rouet archaïque. C’était un vrai tableau. La paysanne portait un bonnet blanc. Son nez était crochu et rejoignait presque son menton, tandis que le vieux serrait les lèvres comme si elles devaient retenir la navette qu’il lançait… Mais son mouve­ment était si précis, par l’habitude, qu’il n’y avait aucune crainte à avoir…

— Tout de même, les machines donnent encore plus de précision !

— Possible, mais que de simplicité en moins… et…

À ce moment le klaxon d’une auto vibra dans l’air et Paul s’écria :

— Voici papa !

M. de Parul entra dans la propriété, et il descendit de voiture, accueilli par son fils et Nil.

— C’est grand, chez vous !

— Nous sommes chez les voisins… Chez nous est à côté… je vous y conduis…

— Très bien… Vous êtes-vous amusés tous les deux ?

— Avec Nil on ne joue pas, on s’instruit, s’écria Paul. Ce que j’ai pu apprendre de choses dans mon après-midi ! ce garçon est un phénomène…

— Comme tu exagères, mon vieux ! dit Nil, un peu gêné par cette manifestation.

— Quand je te raconterai ma journée par le détail, tu verras, papa, si je n’ai pas raison.

— J’en suis sûr ! convint aimablement M. de Parul. Maintenant, nous allons saluer Mme Bompel, car il est temps de retourner à Lyon.

Quand les messieurs de Parul eurent accompli ce devoir, Nil échangea avec son ami une cordiale poi­gnée de main, avec espoir d’un revoir proche dans les mêmes conditions. La mère et le fils rentrèrent chez eux et Mme Bompel demanda :

— Tu as été content de passer quelques heures avec Paul ?

— Mais… oui… Cependant, j’ai maintenant l’habi­tude de causer avec M. Tradal, et à côté de lui Paul m’a semblé un enfant.

— Grand Dieu ! s’exclama Mme Bompel, il a six mois de plus que toi !

— L’âge ne fait absolument rien, maman… Il paraît qu’il y a des hommes qui restent enfants toute leur vie…

— Eh ! bien, je voudrais que tu le sois encore pen­dant quelques années…

— Quelques années ! mais ma pauvre maman, tu serais la première à t’en plaindre ! Tu dirais : « Que ce garçon est sot ! Nous n’en ferons jamais rien, et plus tard, il sera réduit à casser des pierres sur la route… » Et, tu sais, pour ce métier-là, il ne faut pas encore être si bête… J’ai observé un casseur de pierres… Il faut que son marteau donne un coup sec pour ne pas faire de débris… et c’est un tour de main que l’on doit acquérir avec pas mal de pra­tique…

Et, en riant, Nil regagna sa salle d’étude.

Son professeur l’y trouva en train de recopier un devoir.

— Oh ! je voulais aller au-devant de vous, à l’auto-diligence ! Il n’est pas l’heure…

— Non, je suis revenu par une voiture particulière, répondit Albert Tradal. Votre mère m’a appris que vous aviez reçu la visite d’un ami…

— Oui… et nous avons fait le tour du propriétaire d’une propriété qui ne nous appartient pas !

— Il a trouvé le pays joli ?

— Il a prétendu que cela manquait de pittoresque, mais je crois qu’il ne sait pas trouver l’âme des choses…

— Et vous… vous y excellez ?

— Pas toujours, mais je cherche à la découvrir…

— Voulez-vous que nous lisions un texte ou préfé­rez-vous une promenade ? c’est jeudi, aujourd’hui…

— Si cela vous est égal, lire un texte me convien­drait assez, parce que j’ai déambulé pas mal avec Parul cet après-midi…

— Entendu.

Souvent, le soir, avant le dîner, le professeur et l’élève, pour rendre service à Mme Bompel, se rendaient dans une ferme à 1.500 mètres de l’habitation, pour y chercher le lait. Nil avait offert spontanément à sa mère d’assumer cette course qui lui faisait du bien, après ses heures de travail.

Ce jour-là, Nil partit avec M. Tradal qui aimait beaucoup le trajet souvent ombragé. On passait l’Herbasse qui laissait voir, à travers son eau transparente, de beaux cailloux ronds. On suivait la route sablonneuse, entre des roches d’où provenait le sable qu’on nommait, là, de la marne. Puis on arrivait à la ferme après avoir traversé une partie boisée où les pinsons se grisaient de chant.

Chez les fermiers, deux chiens, Toutou et Boule, qui n’aboyaient plus à la vue des deux habitués, grâce au morceau de sucre que Nil leur réservait. Leurs yeux brillants luisaient de convoitise quand ils voyaient le jeune garçon porter la main à sa poche.

Pour Nil, tout devenait matière à observation. La mère dinde avec ses dindonneaux qu’elle gardait avec un soin extrême. Quand ils se dirigeaient vers les chiens, même endormis, elle piquait ceux-ci avec férocité, et les pauvres s’enfuyaient, la queue basse. Nil s’était beaucoup amusé à ce spectacle.

Il y avait aussi les oies dans leur grasse majesté. Elles se balançaient en bavardant et tendaient leurs gros becs jaunes en cherchant les mollets… Mais si on les regardait fixement, elles s’immobilisaient et toutes dardaient sur vous leur œil rond.

Les chats étaient sauvages et peu gâtés, malgré les services qu’ils rendaient. Leur attitude prudente était qualifiée de sournoise, et on les tolérait sans péné­trer leur caractère.

Nil, alors, se souvenait du chat du collège, si docile, élevé avec tant d’indulgence par la bonne infirmière. Elle savait développer son intelligence et prétendait qu’un bon maître pouvait leur donner un peu de son esprit. Le jeune garçon avait entendu dire de ce chat des choses étonnantes de compréhension.

À la ferme, on ne prenait pas la peine de s’occuper spécialement des trois bêtes efflanquées, qui attendaient leur nourriture comme des mendiants indési­rables. S’ils n’avaient pas dîné d’un rat, ils cher­chaient à voler une denrée à la cuisine, ce qui leur procurait un coup de pied.

Cette rudesse indignait Nil. Il était navré de ne pouvoir remédier à cette méconnaissance d’un animal dont on pouvait tirer un véritable enseignement, si on réfléchissait à la prudence, à l’indépendance, à la dignité et souvent à la fidélité dont il faisait preuve, sans compter le silence et la solitude dont il entourait sa mort.

— Expliquer ces choses à des fermiers qui ne s’y intéressent pas, assurait Nil à son professeur, est une tâche impossible.

— Il est assez naturel que leurs soins s’arrêtent aux animaux plus importants et plus difficilement remplaçables tels que leurs chevaux, bestiaux, porcs, voire leurs poulets et autres. Ce sont des bêtes attendues pour la nourriture des hommes. Les chats sont des aides pour combattre les souris et leurs maîtres les négligent forcément, ne pouvant suffire à tout… Il faut d’abord aller à l’essentiel… Je suis sûr que si vous aviez quelques chats, quelques chiens, quelques oiseaux, et à côté de cela des bestioles de moindre intérêt, vous délaisseriez plutôt ceux-ci que ceux-là…

Nil ne répondit pas, trouvant une logique à ce raisonnement.

La cruche à lait remplie, les deux promeneurs re­vinrent à pas comptés vers leur demeure. Ils rencon­trèrent sur leur route les quatre chèvres noires habi­tuelles, conduites par leurs deux maîtresses.

Les quatre ruminants broutaient l’herbe des bas-côtés du chemin. Nil, naturellement, s’arrêta pour questionner les deux gardiennes sur le rendement du lait et sur la nourriture la meilleure pour leurs laitières. Elles s’étonnaient qu’un jeune garçon se plût à ces questions, mais quand on connaissait Nil qui ne négligeait aucune occasion d’acquérir quelque science, rien ne surprenait de sa part.

Il trouvait fort intéressant de se pourvoir ainsi de lait, bien qu’il ait entendu raconter que les personnes élevées au lait de chèvre étaient capricieuses et fantasques comme leurs nourrices… Il se disait qu’il contrôlerait ce fait plus tard.

Quand ils furent de retour à la maison, la bande des sept garçons, avec Jean en plus, les accueillit avec des cris.

Dans leur promenade, ils avaient tué un serpent et se trouvaient des héros. Ils assuraient que c’était une vipère et, d’après la description qu’ils en firent, on put les croire.

Nil s’écria :

— Nous n’avons vu qu’un lézard vert, mais il était bien beau…

— Vous l’avez tué ?

— Nous n’en avons pas eu le temps… il a glissé sous des herbes, avec la rapidité dont usent ces animaux… Puis, pourquoi le tuer ? Il ne nous a pas attaqués…

Les sept Ladoume repartirent chez eux pour obéir à la cloche du dîner qui les appelait.

Nil raconta à Jean la visite de Paul de Parul et la surprise effarée de ce dernier de savoir qu’il se préparait à sauter une classe.

— On dirait que je prépare un vrai coup d’État, alors que mes raisons sont justifiées.

— C’est tout de même du courage.

— Je ne trouve pas ! Si j’avais du courage, je resterais avec ma classe pour affronter le rire insupportable de mes camarades… Je préfère travailler, ce qui me coûte moins, plutôt que de me buter à leur stupide gaîté, presque toujours hors de propos.