L’Élite (Rodenbach)/Peintres/04

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L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 247-252).



M. JULES CHÉRET




Celui-ci est un apporteur de neuf. Il a conquis à l’art une province nouvelle. Il créa l’affiche artistique ; et toute la pléiade d’aujourd’hui : les Grasset, les Toulouse-Lautrec, les autres — n’a fait que le suivre dans la voie où il est un maître. C’est en Angleterre, pays de la réclame et de l’imagerie, où il habita longtemps, que l’idée lui en vint. Mais cette idée anglaise, il l’exprima avec le goût suprême et l’esprit endiablé du Parisien qu’il est.

Le mélange en demeure apparent.

M. Chéret veut faire un art gai : papillons et falbalas ! Il a même, dans son atelier, une collection de papillons, qu’il déclare « les plus beaux modèles ». Son idéal de la joie (le peintre de la joie, a-t-on dit de lui), et aussi son idéal du mouvement, sont des apports bien parisiens. La femme qu’il a inventée, « la femme de Chéret », dira l’avenir, trophée de nerfs et de chiffons, avec sa grâce innée, son corps onduleux, sa bouche en œillet, ses cheveux d’un blond de vin qui mousse, est exclusivement parisienne. C’est pour cela sans doute que si souvent, à l’étranger, nous avons trouvé chez les esthètes, les personnes de goût, telle affiche de lui, tel pastel. Villiers de l’Isle-Adam, dans un de ses contes d’extraordinaire imagination, proposait « l’Etna chez soi ». Posséder une œuvre de M. Chéret, c’est avoir, chez soi, Paris.

Mais si son idéal de la joie est tout français, ce qui vient de Londres c’est la qualité de cette joie, souvent déterminée par le souvenir des Édens et concerts londonniens, c’est-à-dire alors une gaîté plutôt britannique, cette gaîté maquillée, désarticulée, qui rit comme chatouillée jusqu’à en devoir mourir, et qu’on craint obligatoire à la façon de celles des clowns.

Il y a même dans son œuvre un point de jonction des deux influences, qui est curieux : un jour, pour l’illustration du Pierrot Sceptique de MM.  Huysmans et Hennique, M. Chéret inventa le Pierrot en habit noir, le Pierrot que rien ne réjouit plus. Ce Pierrot en demi-deuil n’est autre que le Gilles français de Watteau qui a pris, à Londres, le frac macabre des Hanlon-Lee.

N’importe ! il faut amuser. Le gaz s’allume aux façades de plaisir. L’orchestre chante. L’affiche aussi sonne sa fanfare de couleurs pour la parade de la porte. Et quel cuivre sonore que ce joli jaune si aigu, si spécial dans toutes les affiches de M. Chéret.

Il existe un bleu dont je meurs,
Parce qu’il est dans les prunelles.


a dit finement M. Sully-Prudhomme. Il est un jaune dont je ris parce qu’il est dans ses affiches — un jaune ravigotant comme la pelure des citrons.

Sur la pierre lithographique que l’artiste prépare pour le tirage de ses affiches, il met toujours ce jaune, avec du rouge, avec du bleu. Trois couleurs seulement, primordiales, sont possibles. Il les pose en trois motifs principaux qu’il gradue, nuance, augmente, dégrade — sur la maquette d’abord, traitée en gouache, avec des frottis de pastel, puis sur la pierre où il transporte cette maquette.

Mais l’œuvre de M. Chéret ne se compose pas seulement de ses admirables affiches. Par elles, il se devinait déjà un décorateur de race, puisqu’il en orna les murs avec un sens décoratif large, délié, expert aux lignes harmonieuses.

Depuis, son talent s’est agrandi extraordinairement. Après ses affiches, fantaisies à un seul personnage, il se mit à faire de la peinture à l’huile, des décorations proprement dites, comédies shakespeariennes avec de multiples acteurs, des mouvements de foule:une pour le musée Grévin, seulement à l’état d’esquisse, qui formera une allée de danseuses, les bras levés en voûte; une pour l’Hôtel-de-Ville qui ornera toute une salle d’un déploiement d’enfants et de figures heureuses ; une autre encore, terminée, pour la décoration d’une villa à Évian, qui constitue un délicieux ensemble : plafond, panneaux de salle à manger, portes, et trumeaux — sans compter une série de merveilleuses sanguines par quoi M. Chéret s’affirme directement en filiation avec les maîtres du xviiie siècle.

Toujours des Fêtes Galantes, des jubilés de joie, où des groupes d’apothéose s’enlacent et se désenlacent.

Le Gilles de Watteau se croyait perdu en ce siècle morose, et en exil puisqu’il n’était pas comme les autres… Il n’est plus seul. Il en a retrouvé qui lui ressemblent. Un autre Watteau s’occupe de lui. Et il y a encore des pâtés succulents, des feux blancs qui ne sont plus ceux du clair de lune, mais s’en rapprochent… Lumières électriques, douces quand même, et qui lui laissent sa pâleur un peu verte, à laquelle il tient… Les Colombines l’aiment ainsi… Car les Colombines aussi sont revenues, innombrables maintenant. Elles dansent des sarabandes autour de lui. Elles l’attachent avec des chaînes de roses. Tout tourne. Est-ce à cause du vin trop blond ?… Ou des cheveux blonds aussi ? Est-ce de suivre la ronde infinissable en ce plafond qui feint d’être ovale mais l’entraîne quand même, et entraîne les Colombines et les entraîne tous, en un cercle probablement vicieux. Pierrot est ivre un peu. Il fait des calembourgs.

Et la ronde continue au plafond — Olympe de joie, dans un recul et comme au delà de notre atteinte.

Car M. Chéret, après un dessin minutieux de chaque figure, a soin d’estomper, d’effacer, afin que l’impression soit plus vaporeuse et féerique — Il s’agit bien, en effet, d’un spectacle vu comme un rêve, quelque chose d’électrique, de lunaire, de phosphorescent ; les formes qu’on entrevoit parfois dans les flammes bleues du punch ; les jeux fous de la couleur sous des éclairages artificiels.

Tout cela, M. Chéret s’y évertua. Il l’avait déjà indiqué en quelque pastels, ses premières décorations.

Or, un jour, voici que surgit une imprévue danseuse ; cette Loïe Fuller (dont il fit d’ailleurs maintes affiches et peintures) qui, moins femme qu’œuvre d’art, montra soudain, réalisées, toutes ses recherches. Qui oubliera l’extraordinaire spectacle ? Miracle d’incessantes métamorphoses ! La Danseuse prouva que la femme peut, quand elle le veut, résumer tout l’Univers : elle fut une fleur, un arbre au vent, une nuée changeante, un papillon géant, un jardin avec les plis dans l’étoffe pour chemins. Elle naissait de l’air rose, puis soudain y rentrait. Elle s’offrait, se dérobait. Elle allait, soi-même se créant. Elle s’habillait de l’arc-en-ciel. Prodige d’irréel ! Remous de tissus ! Robe en feu, pareille aux flammes où se cache Brunehilde et qu’il faut traverser pour la conquérir.

M. Chéret s’en enthousiasma : elle lui donnait raison. Est-ce que lui-même ne faisait pas, bien auparavant, du Loïe Fuller peint ?

Or, de son côté, il avait rendu déjà la poésie des couleurs en mouvement, ce qui se décolore et qui se recolore sous des éclairages factices, des feux de Bengale, des projections de lumières fondantes.

Ses œuvres aussi sont de la danse : des féeries, des pantomimes, des ballets.

Tantôt, dans les affiches, ils se jouent en plein air, à la clarté crue du jour ; tantôt, dans les pastels et les peintures décoratives, où règne un jour de théâtre, ils semblent corroborés par des feux de rampes. Figures en rêve, sarabandes de lettres, carnaval qui se déhanche, rit, s’excite, mais dont on sent — et c’est la philosophie supérieure de cet art — qu’il va s’achever dans une aube livide comme la mort.