L’Élite (Rodenbach)/Peintres/03

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L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 241-246).




M. CARRIÈRE




M. Carrière a une conception d’art très spéciale et très grandiose. Seule, la signification des êtres et des choses l’intéressant, il inventa et réalisa une peinture où tout l’accessoire, ce qui est contingent, temporel, ce qui est de race, d’époque et de caste, se trouve volontairement négligé, dédaigné, pour n’aboutir qu’à l’essentiel et dégager, des formes variables, ce que la vie et la nature ont d’absolu. On devine d’emblée la majesté sévère d’une œuvre selon une telle esthétique. Déjà Corot avait dit : « La lune anoblit tout, parce qu’elle efface les détails et ne laisse plus subsister que les ensembles. » M. Carrière, qui efface aussi les détails, réalise le même anoblissement. Ses toiles en prennent également un air lunaire. Il y flotte une fumée argentine, une brume de rêve, la cendre grise envolée du sablier des Heures. Il fait soir dans ses tableaux, commencement de soir, crépuscule intermédiaire. Or tout se simplifie, là où règne le soir. Et voici, en effet, sur les fonds de crêpe, des figures émergeant…

Ces figures des tableaux de M. Carrière, il semble qu’on ne les contemple pas elles-mêmes, mais seulement leur reflet. Elles sont comme aperçues dans un miroir, comme aperçues dans l’eau, dont c’est le propre de se prolonger au delà d’elle-même, d’ajouter de l’infini aux mirages qu’elle absorbe. Elles apparaissent dans un recul — est-ce d’espace ou de temps ? Sont-elles en exil ou déjà posthumes ? Le peintre les voit comme on voit les êtres dans l’absence, comme on les voit dans la mort. « Je n’aime que ce que garde le souvenir », dit-il. Et c’est cela seulement qu’il peint : ce qui reste des êtres dans la mémoire, c’est-à-dire le songe d’eux-mêmes, moins ce qu’ils sont que ce que nous les voulions, avec des traits épurés, et comme situés à la ligne d’horizon du temps et de l’éternité.

C’est pourquoi même ses « nus », des nus d’une beauté souveraine, n’ont plus rien de charnel, encore moins de sexuel. Ces femmes, dont le geste abdique jusqu’à leur dernier linge, ont l’air simplement de se déshabiller de la vie et de rentrer dans la Nature.

La Nature éternelle, voilà la bonne conseillère où M. Carrière s’inspire. Il n’a fait que regarder autour de lui. C’est son propre foyer qu’il a transsubstantié en art. Il a tout simplement utilisé la compagne de sa vie, aux nobles traits, et ses enfants eux-mêmes, pour composer, en cent toiles pensives, cet ensemble qu’on pourrait appeler le Poème de la Maternité. Il a peint la Sainte Famille laïque.

Grâce naturelle des enfants ! Tendresse attentive des mères ! Mais ce ne sont pas seulement des mères qu’il a voulu rendre ; en généralisant le modèle, il a représenté la mère : fonction auguste, caractère sacré, sacerdoce humain. Il a mené son art jusqu’au type, dans ce qu’il a d’immuable. La mère qu’il peint incarne le total de l’amour maternel. Elle a des gestes résumatoires. Quelles admirables étreintes, tendres et passionnées, le peintre a trouvées ! Quels contournements des mains pour entourer et presser ! Les mains des mères, chez lui, sur les visages des enfants, sont des fermoirs qui ont l’air de serrer un trésor. Ces mains sont des ailes aussi, avec des allongements, des appuiements qui couvent…

Les mains ! c’est ce qu’il y a de plus étrange et évocateur, dans les œuvres de M. Carrière. Nul, peut-être, parmi les peintres de tous les âges, n’aura compris, comme lui, l’importance des mains, leur signifiance, les mystères de l’âme qu’elles élucident en même temps que le visage ; les mains qui sont les échos du visage, trahissent, renseignent par leur pâleur, leurs formes, leurs lignes.

Est-ce qu’il n’y a pas des signes énigmatiques dans les mains, qu’on déchiffre, qu’on interprète, grimoire de nos destinées, géographie mystérieuse des passions. M. Carrière a senti cette importance des mains pour la caractérisation de l’être. Aussi a-t-il fait des études de mains, par centaines, analysées, étudiées, lues, en une sorte de chiromancie de la peinture.

M. Carrière, parmi ces attitudes de mains, toujours neuves et significatives, a trouvé, entre autres, un si joli geste, une si caressante bifurcation au poignet, comme d’une branche qui se contourne. C’est dans les plantes qu’il a vu ce geste. Car, pour lui, les plantes sont des êtres. Les êtres sont des plantes. « Nous tenons aussi à la terre, mais nos racines, nous les portons », dit-il, avec ce lyrisme panthéiste dont on sent en lui la source infinie et qu’il épanche en paroles courtes, saisissantes, brusques, la bouche ouverte et l’air détaché, comme ces grands monts receleurs de fleuves, qu’ils distribuent en petits ruisseaux intermittents.

Panthéiste, il l’est vraiment, au point que ce sont des études de nature, prises en Bretagne, qui lui ont surtout servi pour son magnifique tableau : Le Théâtre de Belleville. La salle non plus n’est pas close pas plus que ses esquisses de paysages dont les chemins continuent, pont ailleurs. Et ces marines du Finistère, les voici transposées pour peindre le peuple en remous au spectacle.

Est-ce que la foule n’est pas la houle ? Et le peintre lui donne aussi un mouvement de flux et de reflux, des obscurcissements ici, avec des accents sans visages, et plus loin des lumières brusques sur certains groupes qui sont l’écume au soleil de cette masse.

Or le drame se déroule dans le clair-obscur, la buée trouble… Le peuple, avec son âme ingénue, se passionne, se donne tout entier. Il n’y a plus un public. Il y a une foule qui n’est plus qu’une seule pensée, une seule volonté, une seule âme. Unification merveilleuse ! Lombroso a parlé du crime des foules. Voilà pour l’action. Mais comment réaliser la conscience des foules ? M. Carrière y a réussi ; il a peint une foule (et cela n’était possible qu’avec le peuple) rentrée dans la Nature, devenue pour ainsi dire un élément, et qui se meut sous le drame, comme la mer sous la lune.

M. Carrière a peint aussi des portraits. De la foule, il chercha à dégager la sensibilité ; des individus, l’intellectualité. C’est pourquoi il ne s’attacha à rendre — soit dans des portraits à l’huile, soit dans une série de lithographies — que quelques artistes d’élite, des écrivains, des poètes : Daudet, Verlaine, Edmond de Goncourt qui s’y reconnaissait « comme modelé dans du clair de lune », disait-il. Effigies qui racontent toute la vie cérébrale du modèle, étonnantes biographies, qui sont en même temps des synthèses, pour ainsi dire, de la condition humaine et de la condition de l’art, en ce crépuscule d’un âge orageux.

Ainsi Carrière élargit la signification de chacune de ses œuvres, qui n’est plus isolée par son cadre. Elle communique avec toute la vie morale et sociale. Chez lui, un portrait d’artiste fait penser aux œuvres, à l’anxiété de la production, aux luttes, à la gloire. Une scène de maternité évoque l’amour, les craintes tendres, les maladies infantiles, la rapidité du temps qui va bientôt tout changer, qui fait grandir les uns et mourir les autres. Les tableaux de foule et de passants, en grisaille, racontent le labeur, la marche aveugle dans la brume du destin où chacun se sent seul…

Ainsi toujours l’art de M. Carrière simplifie jusqu’aux idées générales, et c’est le miracle de son haut talent de se projeter au delà de lui-même en restant soi, d’enfermer tant de philosophie dans des formes qui ont déjà leur fin en elles-mêmes.