L’Élite (Rodenbach)/Peintres/06

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L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 259-264).



M. RAFFAELLI




M. Raffaelli est un exemple topique à l’appui de la théorie sur l’influence des milieux que Taine préconisa. Pour avoir habité longtemps Asnières, pour avoir vécu dans cette zone intermédiaire qui sépare les grandes villes de la pleine campagne, il se mit à peindre la banlieue et y trouva une voie féconde, neuve, indéfinie. Surtout que la banlieue parisienne est spécialement significative, émouvante, avec ses terrains nus, pelés, ravagés, comme si une bataille s’y était livrée. Et n’est-ce pas la frontière, en effet, où la Nature et la ville se joignent, se heurtent, luttent, se déciment l’une l’autre, au point qu’on ne sait, en fin de compte, laquelle des deux l’emporte ? Est-elle urbaine, cette région contaminée où les maisons se débandent, où les rues meurent inachevées ? Est-elle rurale, cette terre dont l’herbe est rase, les arbres malingres, les champs jonchés de détritus et habillés de la fumée noire des usines ?

Mais, pour un peintre, quel caractère dans cette banlieue ! Or M. Raffaelli, de par son talent raisonneur, logique, devait surtout aimer les aspects dont il serait possible de formuler avec précision le caractère. Il a l’esprit trop formel pour aboutir à des synthèses ou des symboles. Ce serait un peintre plutôt réaliste, encore qu’il ait exposé, naguère, avec les impressionnistes, dans le groupe desquels on le confondit. Mais, en réalité, il n’est d’aucune école. Sa personnalité est unique ; ce domaine d’art de la banlieue lui est propre, et son esthétique aussi, qui le lui a fait exploiter avec acuité et avec quelque chose de la main décidée des chirurgiens. C’est que cette terre suburbaine a pour lui un visage, un corps pour ainsi dire. Terre malade, que des anémies, des cancers, des arthrites rongent. Le peintre suit les lignes du terrain comme des muscles. Son pinceau a des rigueurs qui dissèquent. Il détaille l’anatomie du sol. Il va jusqu’à l’ossature. Et même dans la couleur, voici des bleus de misère et de froid, des rouges de dartre…

Et les plis des terrains s’accordent avec les plis des vêtements. Car ces contrées suspectes sont occupées par quelques figures : un rôdeur, un chiffonnier, un terrassier (parfois aussi un vieux cheval). Or, ceux-ci ne sont-ils pas, a leur tour, comme une banlieue d’humanité ? Épaves de la grande ville, vaincus par elle, et incapables, d’autre part, de rentrer dans la simple vie des champs, qui commence plus loin.

Ces corps en ruine, aussi ravagés que les terrains, ces haillons aussi décolorés que les cultures, M. Raffaelli excelle mêmement à les exprimer, mais sans apitoiement pour ces existences vagabondes, toujours avec la même rigueur d’âme et de dessin, qui ne se préoccupe que de dégager leur caractère avec sincérité.

La sincérité, voilà la qualité dominante de ce bel artiste. Et l’orientation de son œuvre même nous en fournit une preuve curieuse. Il peignit la banlieue tant qu’il vécut à Asnières. Or, depuis ces dernières années, il est revenu habiter Paris.

Eh bien ! rentré ici, il eut des yeux neufs — ce Parisien de Paris, pourtant — ou, du moins, des yeux renouvelés par l’absence, pour regarder la ville, les rues, les boulevards, les passants. Et le peintre de la banlieue est devenu le peintre de Paris. Intéressant avatar où son esthétique foncière subsista ; car il chercha encore à peindre les divers quartiers en exprimant surtout leur caractère distinctif : une toile est le quartier Saint-Sulpice, discret et ecclésiastique ; une autre, les Champs-Elysées, d’élégance mondaine, mouvementée, avec de riches nourrices pavoisées comme des goélettes ; une autre encore, la place de la République, d’aspect marchand et populaire. Et toute une série s’enchaînera.

Cette évolution prouve combien M. Raffaelli est sincère et combien aussi il est chercheur. Il rentre moins que personne — quoiqu’on le suppose le peintre attitré et exclusif de la banlieue — dans le cas de ces peintres spécialistes que Baudelaire dénonçait avec raison. Lui, au contraire, s’est acheminé dans tous les sens : outre des paysages de ville et de faubourgs, il a peint les petites gens, des fleurs, le monde des cafés-concerts, des portraits, celui de de Goncourt qui est au Musée de Nancy, ceux de mondaines dont il a réussi les luxueuses parures avec le même pinceau qui peignait des haillons. Et toutes les matières : huile, aquarelle, pastel, crayon, sans compter le burin, car il fait des eaux-fortes, entre autres des eaux-fortes en couleur dont il opère lui-même le le tirage. Et de la sculpture aussi, où il essaya d’innover, de créer en bronze des sortes de bas-reliefs ajourés qu’on pourrait suspendre au mur des appartements comme des tableaux. Qu’est-ce qu’il n’aborda pas encore ? Il essaya de la ferronnerie, des bijoux qui étaient de vastes fleurs, d’inquiétants animaux. Enfin il manie la plume, ami des écrivains, écrivant lui-même. Il consigna de nombreuses notes et pensées sur l’art, qu’il publiera peut-être un jour.

Il suit en cela la tradition de maints grands artistes : est-ce que Michel-Ange, Quentin-Metzys et, de nos jours, Fromentin, n’ont pas pratiqué ces cumuls ? Les formes d’art sont les moyens d’expression d’une âme artiste. Mais cette âme surtout importe, et l’œuvre d’art n’intéresse même que parce que « une œuvre d’art est un état d’âme », selon la définition que M. Raffaelli en a trouvée, et dont toute son œuvre, aiguë et pittoresque, est la confirmation, puisqu’il s’y raconte lui-même sous la forme de sites et de passants qui n’avaient de joie ou de tristesse que la sienne.