L’Élite (Rodenbach)/Peintres/07

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L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 265-270).



M. JAMES M. N. WHISTLER




Peintre américain, habitant Londres, il fut aussi naturalisé parisien, surtout depuis qu’il apporta comme don de Joyeuse-Entrée, pour le musée du Luxembourg, ce chef-d’œuvre : Portrait de la mère de Whistler. Quelle ligne hardie et neuve que celle de ce long corps à peine entrevu dans la robe noire ! Et quelle pénétration psychologique : l’âme même remontée au visage, car c’est elle qui éclaire de son rose de couchant les joues que l’âge a faites pâles. Et ces blancs si chastes : celui du bonnet de dentelle, celui du mouchoir tenu en main avec ce geste, on dirait, d’une première communiante ! Est-ce que la vieillesse ne ramène pas à la pureté initiale ? Et le noir profond, moucheté de fleurettes, de la tenture, cette tenture significative derrière laquelle on sent que toute la vie de la femme frissonne encore, mais s’éloigne, s’oublie !… Et pour raccorder ces blancs et ces noirs, le gris d’ensemble qui adhère aux murs, flotte en buée, propage ses sourdines, unifie sa cendre morte, comme s’il était au dehors, la cendre des années envolée du cœur maternel !

Dans ce portrait d’une beauté sans date et qui porte déjà comme un air d’éternité, la patine anticipée des siècles, M. Whistler s’exprima avec une sincérité, une émotion, qui, du coup, le menèrent jusqu’à la grandeur, lui qu’on imaginait seulement compliqué, arrangeur de goût suprême, et d’un subtil dandysme d’art et d’esprit. Dandy, certes, il le fut toujours. Et par ses attitudes, son mépris du naturel, ses dédains, son esprit cruel, on ne sait quoi de théâtral et d’artificiel, il fait penser à Barbey-d’Aurevilly, exégète du dandysme. Il y fait penser aussi par sa combativité toujours en éveil. Ses démêlés furent mémorables. Il vécut en guerre contre Burne-Jones et les préraphaélites, dont l’art, à son avis, est trop littéraire, peu original, et ne fait que recommencer les primitifs. On sait aussi son procès contre Ruskin, l’illustre critique. De tout cela, est résulté un livre : Le doux art de se faire des ennemis édité avec un luxe unique et cette recherche esthétique que M. Whistler apporte à tout. Il y a là, entr’autres, le Ten o’clock causerie faite à Londres et à Oxford.

« Oui, nous observait-il, j’ai voulu, après que tout le monde avait dit ce qu’il pensait de cet homme, que cet homme vint dire ce qu’il pensait de tout ce monde. »

Ce dut être un spectacle piquant que d’assister à la lecture de ce fin et mordant bréviaire d’art, accentué par toute la mimique savante de l’auteur et son physique étrange : l’œil luit derrière un monocle, la bouche se retrousse en rose chiffonnée, une légendaire petite mèche blanche, unique, s’insurge en aigrette dans la chevelure plus foncée ; il rit par saccades, et une malice pétille sur tout son visage, ce visage tourmenté, ouvragé comme un ivoire japonais.

N’est-il pas bizarre, ce goût du bruit et des algarades avec la foule, chez un peintre dont l’art est si aristocratique ? C’est peut-être qu’il aime la bataille à la façon d’un sport, et s’amuse de ses ennemis comme d’un tir aux pigeons.

Après quoi il rentre dans le rêve. Ses tableaux sont des rêves de la couleur. D’abord à cause de son gris unique : on dira un jour le gris de Whistler, comme le roux de Rembrandt, le rose de Fragonard.

Ce gris indéfinissable est fait de toutes les nuances. Un peu blanc, un peu bleu, un peu vert. Quand on regarde un de ses tableaux, c’est comme si on entrait au dedans d’une perle. Gris de brume et de lointains, moins inventé pourtant qu’observé et copié. C’est le gris tendre des côtes d’Angleterre, la couleur de la mer du Nord et du ciel qui, l’été, est au-dessus, ce gris d’horizon où le bleu pâle du ciel et le vert pâle de la mer s’unissent et ne font plus qu’un. Nuance subtile et bien d’accord avec les sourdines et les pénombres auxquelles le peintre se complait. Il est le symphoniste des demi-teintes, le musicien de l’arc-en-ciel. Nul n’a mieux compris les rapports mystérieux de la peinture et de la musique : sept couleurs comme il y a sept notes, et la façon d’en jouer, avec ce qu’on pourrait appeler les dièzes et les bémols du prisme. Et comme telle symphonie est en , telle sonate en la ses tableaux aussi sont orchestrés selon un ton, par exemple la Dame à l’iris fleur mauve posée dans la main de la femme comme une note et signifiant que tout le portrait sera une polyphonie colorée des lilas et des violets.

Ce qui précise mieux encore cette curieuse esthétique, ce sont les titres de certaines petites toiles, figurant des crépuscules de Venise ou de Londres, qu’il intitula lui-même des Nocturnes, parallèlement à ceux de Chopin, mais d’un Chopin serein et qui rêve au lieu du Chopin malade et qui pleure ; titres significatifs : « Nocturne en bleu et argent ; nocturne en bleu et or ». C’est toujours le ton des horizons maritimes d’Angleterre, ici devenu plus bleu, comme il deviendra plus gris dans des tableaux d’intérieur où les personnages évoluent parmi le clair obscur du crépuscule en cendre.

En cela il est bien du pays où il se fixa et dont il porte partout le ciel dans ses yeux.

De même, dans ses admirables portraits, ceux de Carlyle, de miss Alexander, de Sarasate, son portrait par lui-même, et les autres, et tous, il se révèle de son pays d’origine, de cette inquiétante Amérique, de la race qui a produit Edgar Poë. Les modèles en sont obsédants. Surtout les femmes, qui, toutes modernes et même en toilettes de bal, hantent aussi comme des Ligeia et des Morella, émergeant, en apparitions, du crépuscule des fonds. Il y a de l’énigme dans tous les personnages de ses portraits. On ne sait s’ils rentrent dans la vie ou s’ils en sortent presque. Ils sont à la ligne d’horizon où tombe le jour de l’Éternité. Ils ont l’air anoblis par l’absence, déjà dans le recul du temps, presque posthumes à eux-mêmes. Ils sont ce qu’ils auraient dû être, ou ce qu’ils deviendront.

Et c’est sans doute pour ne point déranger cette atmosphère hallucinée, un peu somnambulique, de ses œuvres, que M. Whistler, souvent, se garde d’y introduire la réalité trop formelle de son nom. Comme sa manière est tout de suite évidente et son originalité unique, il signe d’un emblème qui est, pour lui, une signature suffisante : une sorte de papillon immobile, petit vol fantomatique — comme s’il signait de son âme.