L’Éloquence politique et judiciaire à Athènes/07

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L’Éloquence politique et judiciaire à Athènes
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 97 (p. 882-910).
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L'ELOQUENCE
POLITIQUE ET JUDICIAIRE
A ATHENES

ISÉE, UN JURISCONSULTE ATHÉNIEN.

I. Histoire de la littérature grecque jusqu’à Alexandre le Grand, par Ottfried Muller, traduite, annotée et précédée d’une étude sur Ottfried Muller, par M. K. Hillebrand ; 2 vol. in-8o, Paris. — II. Demosthenes und seine Zeit, von Arnold Schæfer, 4 vol. in-8o, Leipzig. — III. Des Caractères de l’atticisme dans l’éloquence de Lysias, par M. Jules Girard ; in-8o, Paris. — IV. Le Discours d’Isocrate sur l’Antidosis, traduit en français pour la première fois par M. A. Cartelier, avec une introduction par M. Ernest Havet, grand in-8o, Paris.

Tous les orateurs dont il a été question jusqu’ici dans le cours de ces études, qui nous ont fait remonter aux premiers bégaiemens de l’éloquence athénienne et qui nous conduiront jusqu’à Démosthène, ont été plus ou moins mêlés aux luttes politiques de leur temps. Hommes d’état, ils ont, comme Périclès, gouverné la cité ; chefs de faction ou ambitieux aventuriers, ils ont, comme Antiphon et Andocide, risqué leur liberté, leur vie ou leur honneur dans les discordes civiles d’Athènes. Si leur qualité d’étranger ou leur tempérament les écartait de la tribune du Pnyx, ils avaient pourtant appartenu, comme Lysias, à un des grands partis qui aspiraient à gouverner la cité, ou, comme Isocrate, ils avaient cherché à éclairer et à diriger leurs compatriotes, ils avaient offert leurs conseils à Athènes et à la Grèce, ils avaient donné leur avis sur les affaires publiques, sur les réformes intérieures, sur la paix, la guerre et les alliances. Avec Isée, nous nous trouvons pour la première fois en présence d’un homme qui n’a rien voulu être qu’avocat et interprète du droit : c’est ce qui fait dans cette série de portraits la nouveauté et la singularité de sa figure. Isée semble au premier abord n’avoir cherché dans sa science et son talent que l’occasion de plaider beaucoup de procès, et par suite de gagner beaucoup d’argent ; mais, si l’argent sert à tout, il ne suffit à rien, et il est rare qu’un homme d’un vrai mérite s’en contente, qu’il en fasse le seul but de ses efforts et qu’il y trouve toute sa récompense. A y bien regarder, on reconnaît qu’Isée avait une vocation marquée pour le travail auquel il s’est consacré : il semble avoir pris un vif plaisir à comparer les lois, à en scruter, à en analyser les principes ; il paraît avoir voulu s’élever au-dessus de ses rivaux en pénétrant plus avant qu’aucun d’entre eux dans l’étude de la législation athénienne. Cet étranger a peut-être été l’homme qui a le mieux saisi l’esprit de ces lois que, métèque, il n’avait point qualité pour créer ou pour modifier par son suffrage.


I

Tout ce que nous apprend d’Isée le grammairien qui a composé les Vies des dix orateurs attiques tient en quelques lignes ; nous les citerons pour montrer que l’antiquité, au moment où elle commençait à recueillir ses souvenirs et à faire l’inventaire de ses richesses, n’en savait guère plus que nous sur un personnage dont les critiques aimaient à citer le nom entre celui de Lysias et celui de Démosthène. « Isée était Chalcidéen de naissance, mais il vint s’établir à Athènes. Élève d’Isocrate, il se rapprocha surtout de Lysias par l’exacte convenance des termes et par le talent avec lequel il expose une affaire ; il faut donc être un très fin connaisseur pour pouvoir dire d’un certain nombre de discours auquel de ces deux orateurs ils appartiennent. Il fleurit, comme on peut le juger d’après ses discours, après la guerre du Péloponèse, et son activité se prolongea jusqu’au règne de Philippe. Ayant quitté tout exprès son école, il fut le maître de Démosthène ; de là vint sa principale illustration. Il en est même qui prétendent que c’est lui qui a composé pour Démosthène les discours que celui-ci prononça dans son procès contre ses tuteurs. On a sous son nom soixante-quatre discours, dont cinquante sont authentiques, et un manuel de rhétorique. Le premier, il se mit à faire usage des figures et s’appliqua aux causes civiles ; c’est par ces côtés que relève surtout de lui Démosthène. Le comique Théopompe fait mention de lui dans son Thésée. » Denys d’Halicarnasse, si bien instruit en général de tout ce qui touche aux orateurs attiques, confesse aussi son ignorance ; à ces indications si vagues et si sèches, il n’ajoute qu’un seul renseignement de quelque importance. « Isée, dit-il d’après Hermippos, l’auteur d’un ouvrage estimé sur les disciples d’Isocrate, Isée fréquenta les philosophes les plus distingués de son temps. » Il n’y a point là, on le voit, de quoi tenter même l’esquisse d’une biographie d’Isée. Le seul épisode de cette vie qui puisse avoir pour nous quelque intérêt, les rapports de Démosthène et d’Isée, trouvera mieux sa place dans une étude sur Démosthène. Là même d’ailleurs, on n’aperçoit rien qui jette quelque jour sur les habitudes, les mœurs et le caractère d’Isée. L’homme nous échappe ; il faut nous résigner à ne connaître de lui que son talent, à ne chercher dans ce qui nous reste de ses œuvres que le juriste et l’orateur.

Moins considérable que l’œuvre de Lysias, l’œuvre d’Isée est bien loin aussi de nous être arrivée complète. On n’a en tout de lui que onze discours entiers, auxquels il faut ajouter des fragmens d’une quarantaine d’autres, fragmens dont l’un, cité par Denys d’Halicarnasse, est long et fort intéressant ; les autres se réduisent à quelques lignes où à quelques mots allégués par les grammairiens pour fixer le sens d’un terme de l’ancienne langue. En tout cas, la collection des discours d’Isée ne présenterait pas la même variété que celle des discours de Lysias : il ne s’est point essayé dans le discours politique ni dans le discours d’apparat ; des trois genres que reconnaissait l’école, il n’en a cultivé qu’un, le genre judiciaire. Au barreau même, il paraît avoir en sa spécialité : c’était, comme on dirait aujourd’hui, un avocat de causes civiles. Parmi les discours dont nous avons les titres, presque tous ceux dont on peut deviner le sujet ont trait à des questions de propriété ou d’état ; les onze qui nous restent se rapportent à de contestations d’héritage, et on voit par les fragmens qu’un certain nombre de plaidoyers analogues ont été perdus.

Ce n’est point probablement par l’effet du hasard que la partie sauvée du recueil sa compose de discours qui appartiennent tous à cette catégorie. Ajoutez à ces onze plaidoyers quatre autres dont le titre prouve qu’ils roulaient sur un débat du même genre, et vous reconnaîtrez que les discours consacrés à des hérédités litigieuses formaient à eux seuls plus du quart, le tiers peut-être de la collection. Nous ne serions pas surpris qu’ils en aient été en même temps la partie la plus remarquable. Appliquant à l’étude du droit un esprit que la nature avait déjà tourné de ce côté et auquel la philosophie avait donné le goût des idées générales, Isée avait dû se sentir particulièrement attiré vers le droit successoral. Dans l’ensemble des règles qui gouvernent la vie d’une nation, il n’y a rien où l’accident, où les vues personnelles d’un législateur ou d’une assemblée aient moins de part ; il n’y a rien qui se perpétue plus longtemps et qui traduise d’une manière plus fidèle les instincts les plus secrets, les sentimens les plus obscurs et les plus profonds de telle ou telle variété de l’âme humaine. Il n’est point de matière juridique qui demande moins d’efforts à la mémoire, où on trouve plus de concordance et de clarté ; tout y est dominé par quelques instincts primitifs et quelques idées élémentaires, par la manière dont telle ou telle race a constitué la famille, conçoit la vie et se représente la destinée de l’homme après la mort. En ce qui concerne Athènes, aucun auteur ancien ne nous aide autant qu’Isée à comprendre le droit qui y règle les successions, à le rétablir dans son unité logique et son antique originalité ; pour la science moderne, qui travaille avec une curiosité si passionnée à faire revivre l’image des sociétés évanouies, c’est une rare bonne fortune que la conservation de ces onze plaidoyers d’Isée. Depuis la renaissance jusqu’à nos jours, les rares critiques qui avaient pris la peine de les commenter ne les avaient guère étudiés qu’au point de vue de l’art ou de la langue ; l’érudition de notre siècle en tire un tout autre parti. On trouve dans ce recueil une assez grande variété d’affaires, et, pour employer le terme technique, assez d’espèces différentes pour en extraire de précieux renseignemens sur ce genre de procès, on y trouve cités de nombreux textes de loi ; de plus, l’orateur ne s’en tient pas aux textes qu’il allègue pour le besoin de sa cause, il cherche à en dégager la pensée dont s’est inspiré le législateur, il s’élève jusqu’aux principes et aux axiomes du droit. Ce qu’il apporte de finesse et de précision dans ce travail, qui était alors toute une nouveauté, on en jugera par les passages que nous aurons l’occasion de traduire ; il est impossible en effet de parler d’Isée sans essayer de présenter, d’après lui, une esquisse des lois suivant lesquelles à Athènes les biens se transmettaient de génération en génération.

Ce qui domine tout ce système d’institutions, c’est cette vieille religion commune à tous les peuples de race aryenne, ce culte héréditaire des morts et du foyer domestique dont M. Fustel de Coulanges a fait l’histoire dans son remarquable livre la Cité antique, — c’est cette idée, qu’il n’est point pour l’homme de plus grand malheur que de mourir sans laisser après lui un héritier qui continue la famille et qui prenne sa place dans l’état, c’est cette pensée, que la cité est intéressée à ne voir s’éteindre aucun foyer, aucune famille disparaître. Nous autres modernes, quand, préoccupés de l’avenir nous songeons à laisser derrière nous quelqu’un qui continue notre action et notre personne, c’est surtout au nom que nous tenons. C’est le nom qui est pour nous le symbole même de la famille, qui rappelle ses traditions de probité, d’honneur et de gloire ; c’est par le nom que les fils représentent leurs pères aux yeux des générations qui se succèdent sur la scène mobile du monde. Rome républicaine, la société la plus fortement organisée qui ait jamais été, Rome avait le nom de famille, plus complexe même et plus développé que chez nous, plus articulé, si l’on peut ainsi parler, rendant mieux compte, dans son unité variée, du passé de la famille, de ses ramifications, de ses titres divers à l’estime et au respect. A Athènes au contraire, il n’y a, pour parler le langage moderne, que des noms de baptême. Chaque citoyen ne porte qu’un nom, légèrement déterminé dans les usages de la vie civile par le nom du père et celui du dème ou bourg natal, qui s’y ajoutent presque toujours. Là aussi il y a bien eu une certaine tendance à fixer et à perpétuer le nom ; mais elle ne s’est marquée que par le fréquent retour de deux mêmes noms, se succédant, chez une même famille, dans un ordre toujours pareil et passant constamment du grand-père au petit-fils : Apollodore fils de Thrasylle, Thrasylle fils d’Apollodore. Il y avait bien, en outre, des noms patronymiques, comme Alcméonides et Eumolpides, mais ils désignaient l’ensemble de la famille, du clan, ils n’étaient portés par personne. Qu’il y a loin de là à cette riche détermination du nom latin, surtout si on le prend chez quelque grand personnage, comme Publius Cornélius Scipio Æmilianus Africanus Numantinus ! On a ici d’abord le prénom qui distingue ce personnage des autres membres de sa famille ; on voit ensuite à quelle gens patricienne il appartient et auquel des groupes de familles dont elle se compose, puis à quelle autre grande maison aristocratique se rattache par le sang cet Émilius, fils adoptif des Scipions, qui confond ainsi en lui les gloires de deux nobles races ; enfin les deux derniers surnoms indiquent et par quels exploits s’est signalée la famille qu’il représente et par quelles actions illustres lui-même a rehaussé et rajeuni cette vieille renommée héréditaire.

Il n’en va pas ainsi à Athènes, et cette maigreur, cette sécheresse du nom, révèle une des faiblesses de la société grecque, un des côtés par lesquels elle le cède à la société romaine, tandis qu’elle lui est supérieure sous tant d’autres rapports. La famille n’est pas ici tout ce qu’elle est à Rome ; les mœurs et les lois n’ont pas conspiré, comme à Rome, pour serrer avec une force inouïe les nœuds que forme la nature. Pourtant, si Athènes n’a rien connu de pareil à cette redoutable puissance paternelle, qui était comme la pierre angulaire du monde romain, du moins, sous l’influence du sentiment religieux et du culte domestique, la génération présente s’y préoccupait, bien plus qu’elle ne le fait dans nos sociétés modernes, de se rattacher à celle qui l’avait précédée et à celle qui la suivrait, aux ancêtres et à la postérité. Athènes n’avait pas su constituer le nom, qui est le symbole immatériel de la famille et qui la représente à l’esprit des hommes ; mais elle veillait avec un scrupule jaloux et une pieuse tendresse sur ce qui en est le symbole matériel dans le temps et dans l’espace, sur le domaine héréditaire et la maison patrimoniale. Là l’enfant joue sur les genoux de l’aïeul ; là par la triple vertu du sang, de l’éducation et de l’exemple, l’esprit du père passe dans ses enfans ; là chaque place qui devient vide autour du foyer toujours allumé est aussitôt remplie, et tout se renouvelle ainsi sans que rien paraisse sensiblement changer, sans que la continuité s’interrompe jamais. Pour un Athénien, c’était un malheur et une honte que de vouer à la solitude et à l’abandon ou de faire passer entre les mains d’un indifférent étranger la demeure que l’on avait reçue de ses ancêtres animée et vivante, et où s’étaient succédé tant de générations unies par le lien étroit d’une filiation directe. Ce qui rendait cette douleur plus poignante encore, c’était la pensée religieuse : avec ces vieilles croyances dont le plus incrédule philosophe sentait encore quelque chose au fond de son âme, avec les idées que l’on se faisait de la condition des morts dans le tombeau et du plaisir qu’ils prenaient aux hommages et aux sacrifices de leurs proches, rien n’était plus désolant pour un Athénien que l’idée de voir interrompu par sa faute ce culte domestique. Écoutez plutôt Isée : « Tous ceux qui voient arriver la mort, dit-il, se préoccupent de ce qui viendra après eux, de la pensée de ne point laisser leur maison déserte, d’avoir au contraire quelqu’un qui apporte à leurs mânes les offrandes funéraires et qui leur rende tous les honneurs consacrés par l’usage ; si donc on est exposé à mourir sans enfans, on s’en crée et on en laisse derrière soi au moyen de l’adoption. Et ce n’est point là une préoccupation que les particuliers soient seuls à ressentir ; l’état lui-même en est touché, et le témoigne publiquement, car la loi confie à l’archonte le soin de veiller à ce que les maisons des citoyens ne deviennent jamais désertes[1]. » Dans cette religieuse Athènes, qui avait une de ses fêtes les plus antiques et les plus solennelles consacrée au souvenir et à l’adoration des ancêtres, mourir ainsi en ne laissant personne après soi pour s’acquitter d’un devoir transmis par vos pères, mourir avec la certitude d’être privé de ces suprêmes hommages, qui ne manquaient pas au plus pauvre et au plus humble, c’était mourir deux fois.

Ce qui effrayait tant chaque particulier, le législateur le redoutait comme une calamité publique. C’était une chose fâcheuse pour la cité qu’un de ces autels où s’offraient chaque année, depuis des siècles, des sacrifices héréditaires se vit soudainement négligé et fût abandonné sans retour. Tous ces héros légendaires, ces glorieux ancêtres veillaient maintenant sur leurs descendans, et, en retour des hommages qu’ils en recevaient, protégeaient encore cette Athènes pour laquelle ils avaient autrefois vécu, lutté et souffert. A chaque famille qui s’éteignait, laissant périr avec elle son culte domestique, c’était un protecteur que perdait la ville. S’il en était souvent ainsi, les dieux d’en bas finiraient par s’irriter contre la ville qu’ils avaient si longtemps favorisée.

Les politiques avaient d’ailleurs, pour agir dans le même sens, des raisons plus pratiques. Le nombre des citoyens, dans les républiques anciennes, était très restreint, et surtout le nombre des chefs de famille riches, qui portaient à Athènes par les liturgies presque tout le poids des services publics. Une maison opulente et renommée tenait à honneur de s’acquitter avec éclat des obligations que lui imposait sa fortune ; les fils s’astreignaient souvent à des efforts extraordinaires pour surpasser ou tout au moins pour égaler leurs pères dans la chorégie ou la triérarchie. Si au contraire, par suite de l’extinction d’une famille, les biens passaient à une autre plus récente et plus obscure, celle-ci pouvait très bien, comme on disait à Athènes, rendre invisible, c’est-à-dire mobiliser une partie de la fortune, pour éviter de contribuer aux dépenses de la république en proportion de l’accroissement de ses ressources. C’est ainsi que l’un des cliens d’Isée, Thrasylle, reproche à son adversaire, qui avait recueilli la succession de son beau-père, de ne point lui avoir choisi parmi ses propres enfans un héritier, mais d’avoir vendu les biens et l’habitation pour cinq talens ; il s’indigne que l’on ait fait disparaître « cette maison qui, tout le monde le sait, s’acquittait si noblement de la triérarchie[2]. »

Il est donc facile d’apprécier les motifs qui poussaient le citoyen athénien, lorsqu’il se voyait vieillir sans enfans, à se donner par l’adoption un successeur. Cette préoccupation avait sa source dans un des sentimens les plus impérieux que la nature ait mis au plus profond du cœur humain, le sentiment de la solidarité qui relie les unes aux autres les générations humaines. Ici cette disposition se fortifiait encore de tout ce qu’y ajoutaient des croyances religieuses fidèlement transmises depuis le berceau même de notre race et entretenues par le culte des ancêtres, à la fois officiel et privé, public et domestique, tel qu’il était établi à Athènes. C’est ce que nous fait très bien comprendre Isée. Il a souvent l’occasion de mentionner et de discuter des adoptions ; or c’est toujours l’idée religieuse qu’il indique comme le principal des motifs qui ont pu en inspirer la pensée. « Ménéclès, dit un plaideur, songeait à ne pas rester sans enfans, mais à trouver quelqu’un qui pendant sa vie nourrirait sa vieillesse, qui, après sa mort, l’ensevelirait, et d’année en année honorerait sa tombe… Moi, son fils adoptif, et ma femme, nous l’avons entouré de soins tant qu’il a vécu, nous avons donné son nom à mon fils, afin que le nom de sa maison ne se perdît point. Après sa mort, je l’ai enseveli d’une manière digne de lui et de moi, j’ai dressé au-dessus de sa tombe un beau cippe, je lui ai fait les sacrifices du neuvième jour et rendu tous les derniers devoirs aussi bien qu’il m’était possible, de manière à mériter les éloges de tous les gens du dème[3]. » Ailleurs Isée exprime la même idée sous une forme plus générale. « Le citoyen, dit-il, qui désire laisser derrière lui un fils que lui aura donné l’adoption prend toutes les précautions nécessaires pour que les dispositions qu’il a combinées aient leur plein effet. Sa fortune passera donc à celui qu’il aura adopté, et c’est celui-ci qui ira aux autels paternels et offrira au défunt et à ses ancêtres les hommages accoutumés[4]. » Enfin, dans ce même discours, celui qui prétend avoir seul des droits à l’héritage fait valoir, comme une considération qui doit être d’un grand poids dans la balance, la nécessité de ne point laisser profaner le culte héréditaire et les sacrifices des ancêtres par un intrus qui viendrait les offrir sans droit. De pareilles raisons n’étaient peut-être pas ce qui touchait le moins le jury athénien.

On faisait donc, chez les Athéniens, un très fréquent usage de l’adoption ; mais l’adoption ne paraît pas y avoir eu la même originalité et la même puissance qu’à Rome, y avoir été entourée de formes aussi solennelles, ni avoir aussi profondément modifié la situation de celui auquel elle s’appliquait. A Rome, pour autoriser un citoyen à passer d’une famille dans une autre, il fallait une loi curiate, c’est-à-dire, avant que cette autorisation ne fût devenue une pure affaire de forme, l’intervention du peuple tout entier assemblé dans ses comices ; à Athènes au contraire, il suffisait de la simple volonté de l’adoptant, pourvu qu’elle fût clairement manifestée. Vivant, il n’avait qu’à présenter son fils adoptif à la phratrie ou association religieuse héréditaire, et à le faire inscrire dans le dème ou bourg dont il faisait partie ; mourant, il pouvait encore adopter par testament. En revanche, à Athènes le fils adoptif n’était pas, comme à Rome, complètement substitué aux droits d’un fils légitime. Tandis que le fils légitime était saisi de plein droit à la mort de son père, l’adopté devait demander au magistrat la saisine judiciaire, et tous ceux qui avaient des prétentions sur l’héritage pouvaient former opposition et réclamer qu’il fût sursis à l’envoi en possession. L’adoption, telle qu’Athènes la pratiquait, n’était, à vrai dire, qu’une institution d’héritier. C’est ce que prouve un exemple tiré du discours d’Isée qui a pour titre : De l’héritage de Dicéogène. On y voit un citoyen décédé sans enfans laisser au fils d’un de ses amis une partie de sa fortune en l’adoptant par acte testamentaire. «  Ce Dicéogène, dit Isée, est ainsi devenu, pour le tiers de l’héritage, le fils adoptif de Dicéogène, fils de Ménéxène, notre oncle. » Or la loi de Solon qui avait institué à Athènes le droit de tester le refusait à tout citoyen qui laissait des enfans légitimes ; celui-ci ne pouvait même pas disposer à titre de legs d’une partie des biens. Si le fils adoptif eût été assimilé au fils donné par la nature, il aurait reçu, par le fait même de l’adoption, la totalité de la fortune. En réalité, tout ce qui le distingue ici des légataires qui en recueillent les deux autres tiers, c’est qu’il est considéré comme le vrai successeur du défunt et son propre représentant. À ce titre, la maison patrimoniale lui est sans doute attribuée, et, quoique la plus grande part de l’héritage lui échappe, c’est lui qui est chargé de rendre au mort les honneurs accoutumés et de continuer les sacrifices aux ancêtres. C’est là le seul caractère qui le sépare de ses cohéritiers. On peut même dire qu’à certains égards sa situation est moins avantageuse que la leur, car l’adoption, bien qu’elle eût perdu de sa force primitive, faisait encore perdre à l’adopté tout droit à succéder aux biens de la famille qu’il avait quittée.

La loi, qui désirait favoriser et multiplier les adoptions, s’était préoccupée de corriger les inconvéniens de cette situation : il ne fallait pas que l’intérêt détournât les citoyens de se prêter à relever ainsi les maisons qui menaçaient de s’anéantir. Comme le prouvent de nombreux passages d’Isée, pour avoir le droit de rentrer dans votre famille naturelle, il vous suffisait de laisser en votre lieu dans la famille adoptive un héritier légitime chargé de la continuer : un de vos fils, si vous étiez marié, ou bien quelqu’un que vous adoptiez à votre tour. Pendant le temps même que vous demeuriez dans la maison étrangère, la loi avait soin de vous conserver tout au moins les droits que vous teniez du chef de votre mère ; on ne perdait que ceux qui découlaient du père auquel on avait renoncé.

La loi n’avait donc pas à Athènes la même puissance qu’à Rome pour créer des liens artificiels ; cette parenté de choix que constituait l’adoption ne s’y confondait pas au même degré avec la parenté de la chair et du sang. Si, à cet égard, Rome semble avoir conservé mieux qu’Athènes la tradition du vieux droit religieux fondé sur la continuité de la famille et des sacrifices, Athènes, de son côté, y était restée plus fidèle en ce qui regarde le droit de tester. Aussi loin que nous remontons dans l’histoire de Rome, nous y trouvons pour le père de famille pleine et entière liberté de disposer de ses biens. On connaît le fameux texte de la loi des Douze-Tables : « Ce que le citoyen aura ordonné par testament sur ses biens ou sur la tutelle des siens, que cela fasse loi. » Uti legassit super pecunia tutelave suæ rei, jus esto. Il ne reste point de trace de restrictions et de limites dont le législateur aurait entouré cette faculté. Solon avait au contraire consacré d’une manière formelle le droit du fils à hériter des biens patrimoniaux ; ce droit, il l’avait mis à l’abri de tout caprice. Isée a sans cesse l’occasion de s’appuyer sur cette loi, qui devait être conçue à peu près en ces termes : « Si l’on n’a pas d’enfans légitimes et mâles, on peut léguer ses biens à qui l’on veut. » La loi allait plus loin, elle partageait les biens par portions égales entre les enfans : il semble qu’elle n’autorisât le père de famille ni à soustraire à la masse, pour un étranger, la moindre part des biens, ni à avantager aucun des fils. Elle se substituait plus complètement encore à la volonté du père que la loi française, qui permet de prélever sur la succession une part d’enfant. Cette volonté, elle l’annulait et la remplaçait. C’était elle, dans toute la force du terme, qui disposait des biens, comme Isée nous le dit avec beaucoup de netteté dans un passage du discours contre Philoctémon : « Quand on a des fils naturels et légitimes, on ne donne point, par testament, à l’un d’entre eux telle ou telle chose particulière, parce que c’est la loi elle-même qui remet au fils la fortune du père, et qu’elle ne permet même pas à ceux qui ont des enfans naturels et légitimes de prendre des dispositions testamentaires. » Pas plus que le père, l’aïeul ne pouvait exhéréder ses descendans au profit d’un tiers.

Mais les filles, que devenaient-elles ? C’est aux fils seulement que la loi semble assurer la succession paternelle. En effet, quand il y avait des fils, la fille n’était pas admise à concourir au partage ; toutefois, à défaut de la tendresse naturelle, l’usage et l’opinion obligeaient le père ou le frère, celui qui se trouvait le protecteur de la jeune fille au moment où elle atteignait l’âge nubile, à l’établir et à la doter. Au besoin, le magistrat serait intervenu pour le décider à remplir ce devoir. Si la fille était seule dans la maison paternelle, le père, nous assure Isée, n’avait pas le droit de la déshériter ; s’il mourait la laissant en bas âge, il pouvait par son testament lui choisir un mari qui s’engagerait à charger un de ses fils de perpétuer la famille. L’héritage se transmettait non à la fille, mais avec la fille. Jusqu’à ce que cette union devînt féconde, l’héritage n’avait, pour ainsi dire, pas de propriétaire ; il n’appartenait point à la femme, qui, tenue dans un perpétuel état d’incapacité légale, n’avait pas qualité pour posséder ; il appartenait encore moins à l’époux, qui faisait partie d’une autre famille et célébrait un autre culte domestique. L’époux n’était qu’un administrateur provisoire, un curateur aux biens. C’est que l’héritage n’était pas une dot assignée à la mère, dot sur laquelle tous les enfans issus de ce mariage auraient eu les mêmes droits : il y avait là une de ces substitutions que prohibe notre loi, et que favorisaient les législateurs de Rome et d’Athènes. Le véritable, le seul héritier, c’était, le fils de la fille, celui des enfans, ordinairement le premier-né, qui était choisi pour succéder à son aïeul. Dès que cet enfant avait atteint sa majorité, il sortait de la maison paternelle, et, quoique son père et sa mère fussent encore vivans, il prenait possession du patrimoine de son grand-père maternel. C’est un des traits originaux de là législation athénienne que ce rôle réservé dans la transmission des biens à ces filles que l’on appelait les épiclères, mot que l’on a traduit à tort par les héritières ; il signifie proprement celles qui accompagnent l’héritage, que l’on prend avec lui. Nous n’avons rien de pareil, parce que notre droit successoral repose sur de tout autres fondemens.

Au contraire, pour tout ce qui regarde la forme même du testament, la loi attique, plus spiritualiste que la loi romaine, se rapprochait beaucoup de la nôtre ; pourvu que la volonté du testateur fût clairement manifestée, la loi se déclarait satisfaite et tenait l’acte pour valable, de quelque manière qu’il fût rédigé. Ce qui faisait foi, ce n’était pas, comme chez nous, l’écriture et la signature du testateur, c’était son sceau apposé sur l’acte ; dans toute l’antiquité, c’est l’empreinte de l’anneau sur la cire qui a été ainsi le symbole de la volonté souveraine du citoyen ou du prince, la garantie et le signe de l’authenticité. Parfois le testament restait un acte privé et n’était entouré d’aucune solennité. Ainsi nous voyons dans Lysias Diodote, qui part pour la guerre, appeler sa femme et son frère, leur faire ses adieux, et remettre à celui-ci son testament où il l’institue tuteur de ses enfans[5]. D’autres fois on confiait à l’archonte l’acte où l’on avait consigné ses intentions ; si l’on était surpris par la maladie, on pouvait mander ce magistrat près de son lit de mort, et déclarer devant lui ses dernières volontés. Ce qui pourtant était le plus ordinaire, c’est ce que nos codes nomment la forme mystique du testament. On faisait venir des témoins, mais on ne leur lisait pas l’acte et on ne leur en faisait pas connaître les dispositions. Leur rôle se bornait à constater qu’il avait été déposé, en telle année et tel jour, sous une enveloppe cachetée dont ils avaient vérifié les sceaux, entre les mains de tel ou de tel citoyen qui devrait le produire en temps et lieu. L’usage si commode des codicilles, qui ne s’introduisit à Rome que sous Auguste, fut de bonne heure répandu à Athènes. On pouvait, nous le voyons dans Isée, compléter par un codicille sous seing privé un testament confié au magistrat, y ajouter sans doute quelque libéralité accessoire, quelque legs à titre particulier ; mais le législateur n’avait pas voulu que, dans un moment de passion ou de faiblesse, on pût, par cette voie, annuler un ensemble de dispositions combinées jadis avec réflexion, et dont l’état était en quelque sorte devenu le garant alors qu’il en avait accepté le dépôt. Pour abolir un acte conçu dans la forme authentique, il fallait comparaître une seconde fois devant le magistrat[6]. Des précautions analogues avaient été prises pour l’acte remis aux mains d’un tiers. La volonté d’un citoyen n’était pas enchaînée à tout jamais par un premier testament, mais on ne lui permettait pas de se déjuger à la sourdine, sous l’empire peut-être de quelque puérile rancune et pour des motifs qu’il n’oserait même pas laisser soupçonner. Isée nous montrera comment se passaient alors les choses. Euctémon a fait un testament et l’a déposé chez son parent, Pythodore de Céphise, en présence de témoins. Il veut plus tard annuler le testament ; mais il ne lui suffit pas pour cela d’en faire un autre ni de demander que Pythodore lui remette cet acte de la main à la main. Pythodore n’a point, à ce qu’il semble, le droit de s’en dessaisir ainsi : Euctémon est forcé de l’assigner devant l’archonte ; il le somme de produire cette pièce. Pythodore se déclare prêt à le faire, mais il demande un délai jusqu’au moment où la fille de Chéréas, un des gendres d’Euctémon, alors orpheline et mineure, aurait quelqu’un pouvant la représenter et consentir en son nom à la remise du testament, qui avait été confié à Pythodore avec le concours et l’approbation de Chéréas. Euctémon, en présence de cette opposition, n’insiste plus pour ressaisir la pièce ; il déclare devant l’archonte qu’il abolit le testament, qui reste entre les mains de Pythodore, et il se retire après cette déclaration, dont acte lui est donné. La loi respectait, on le voit, jusqu’au dernier moment la liberté du citoyen ; mais elle cherchait à le protéger contre des surprises qui devenaient plus à craindre à mesure qu’il avançait en âge et que l’intelligence faiblissait. Par les démarches qu’elle lui imposait à fin de recouvrer ou d’infirmer l’acte qu’il avait déposé, elle lui donnait le temps de réfléchir, elle le forçait à se rendre compte et quelquefois à rendre compte aux autres des motifs de sa résolution. En ceci, comme en bien d’autres choses, la loi athénienne était plus judicieuse qu’on ne serait porté à l’attendre de ce caractère de légèreté et d’étourderie qu’il est de mode de prêter aux Athéniens.

Après avoir indiqué dans quel esprit les lois attiques réglaient tout ce qui se rapporte aux successions testamentaires, il ne nous reste plus qu’à résumer les principes qu’elles appliquaient aux successions légitimes. Quand il y avait des fils, aucune difficulté ; le fils était, pour prendre la forte expression du droit romain, héritier sien et nécessaire. Il était saisi des biens par le fait même du décès de son auteur ; il n’avait qu’à s’en emparer par une simple adition d’hérédité. S’il n’y avait que des filles, aucun doute n’existait non plus sur l’attribution de l’héritage : il devait se transmettre avec la fille aux enfans qui naîtraient de son mariage ; mais ce qui amenait l’intervention du magistrat et, s’il y avait contestation, celle du jury, c’était de savoir qui épouserait l’épiclère ou héritière. Le plus proche parent avait le droit de se la faire adjuger ; s’il négligeait de s’en prévaloir, ce droit passait à celui qui occupait le degré suivant dans ce que les Romains appelaient l’agnation ou parenté civile, et ainsi de suite jusqu’à ce que la fille eût trouvé un mari auquel l’autorité publique la remettait pour continuer avec elle et par elle la famille. Si personne ne se présentait, l’archonte était tenu de sommer les parens de remplir leur devoir ; ceux qui s’y refusaient, il les contraignait d’ajouter aux biens personnels de la fille une dot calculée d’après leur fortune, dot qui améliorait encore sa situation. Quoique l’époux n’eût ici que l’usufruit de la fortune, en tout pays, à Athènes comme à Paris, une héritière, eût-elle tous les défauts dont se plaignent certains personnages de la comédie grecque, a toujours fini par rencontrer quelqu’un qui apprécie ses mérites.

La loi athénienne admettait pour les petits-enfans la représentation de la même manière et dans les mêmes conditions que la loi française. C’est ce qu’Isée exprime en ces termes dans son discours sur l’héritage d’Apollodore : « Si un homme meurt sans laisser d’enfans ni de testament, qu’il ait une sœur vivante et un neveu né d’une autre sœur, les deux sœurs étant d’ailleurs issues du même père que le défunt, la loi partage par moitié l’héritage entre la sœur survivante et le neveu. » Les détails nous manquent, mais l’esprit de la loi est facile à saisir. Qu’il s’agît de sœurs et de frères ou d’enfans du mort, que la succession fût en ligne directe ou en ligne collatérale, le partage se faisait, comme chez nous, par souche.

Il est en revanche un point par lequel la loi attique s’écarte tout à fait des législations modernes : il ne semble pas qu’elle ait reconnu au père et à la mère aucun droit sur la succession de leurs enfans. La loi de Solon sur les successions légitimes est plusieurs fois citée ; elle ne mentionne pas les ascendans. Il n’y a d’ailleurs rien là que de naturel, si l’on songe à la pensée qui dominait tout l’antique droit successoral : assurer par l’héritage la perpétuité de la famille ; à ce point de vue, il y avait toute raison de faire passer les collatéraux avant les ascendans. Le frère ou le cousin, encore jeune, marié ou apte à le devenir, était plus propre à remplir cette tâche et à susciter l’héritier désiré que le père ou la mère déjà âgés, à plus forte raison que l’aïeul déjà arrivé au terme de la vieillesse. Animée du même esprit, la loi hébraïque ne reconnaît pas non plus de droit à l’ascendant, au moins dans la ligne directe ; parmi les héritiers à réserve, elle nomme les frères, les cousins, les oncles, pas le père ni la mère. Chez les Athéniens, à mesure que l’on s’éloigne de l’époque et de la conception primitive, on finit par trouver bien dure, bien contraire à la nature une loi qui risquait de laisser mourir dans la misère de vieux parens, tandis que l’opulent héritage de leurs fils allait à des cousins éloignés ; il paraît bien que, vers le temps d’Isée et de Démosthène, on s’efforçait d’arriver par voie d’interprétation à faire reconnaître au père et à la mère un droit sur la succession de leurs enfans.

Les collatéraux qui primaient ainsi les ascendans, voici comment la loi les classe ; un discours d’Isée, celui qui traite de l’héritage d’Hagnias, va nous l’apprendre :


« La loi sur les successions collatérales appelle d’abord à l’héritage les frères du père et leurs enfans, car c’est là le degré le plus voisin du défunt. S’il ne se rencontre aucun parent à ce degré, elle appelle en second lieu les sœurs de père et les enfans issus d’elles ; si elle ne trouve personne encore à cette place, elle désigne comme parens du troisième degré les cousins germains du côté du père et les issus de germains ; si ceux-là aussi lui font défaut, elle remonte de nouveau à l’auteur commun, et donne les biens aux cousins du côté de la mère en les faisant venir dans l’ordre qu’elle a suivi pour les parens du côté du père. Ce sont là les seules parentés que crée le législateur, et il les énonce en termes plus concis que je ne l’ai fait, mais sa pensée est bien celle que j’ai indiquée. »


Le droit à la succession ab intestat ne s’étend pas, on le voit, au-delà des issus de germains. Les derniers agnats qui puissent être appelés en vertu de la loi sont donc les femmes issues de cousins germains de la mère du défunt. Là s’arrête la parenté civile, que la Grèce, elle aussi, a distinguée de la parenté naturelle, tout en n’établissant pas entre les deux une différence aussi profonde que Rome l’a fait entre l’adgnatio et la cognatio ; tout au moins Athènes a travaillé plus tôt à rapprocher l’une de l’autre ces deux espèces de parenté, à mettre d’accord la loi et les tendresses naturelles. C’est qu’Athènes n’a pas connu, au moins dans la période historique, cette théorie de la puissance paternelle et maritale, qui crée entre ceux qu’elle réunit dans un même groupe et sous la main d’un même maître absolu les seuls liens qui puissent emporter des effets civils.

Le principe qui domine toute cette classification des héritiers collatéraux, c’est la préférence accordée à la ligne masculine. Isée y revient ailleurs, et cite ces mots comme les propres termes de la loi : « Les mâles et ceux qui seront issus d’eux, pourvu qu’ils aient avec le défunt un auteur commun, passeront avant les femmes, quand même ils ne seraient parens du défunt qu’à un degré plus éloigné[7]. » Il y a là une inégalité qui peut nous paraître choquante ; mais, qu’on ne s’y trompe pas, Ce qui nous paraît si rigoureux est déjà un adoucissement du droit primitif. A l’origine, comme le dit M. Fustel, « la descendance en ligne masculine établissait seule entre deux hommes le rapport religieux qui permettait à l’un de continuer le culte de l’autre. La religion n’admettait pas de parenté par les femmes. Les enfans de deux sœurs ou d’une sœur et d’un frère n’avaient entre eux aucun lien et n’appartenaient ni à la même religion domestique ni à la même famille. » Il s’ensuivait qu’ils ne pouvaient hériter les uns des autres. C’est ce dont témoigne une vieille loi citée par Démosthène : « Si un homme est mort sans enfans, l’héritier est le frère du défunt, pourvu qu’il soit frère consanguin ; à défaut de lui, le fils du frère, car la succession passe toujours aux mâles et aux descendans des mâles. » A quelle époque Athènes transigea-t-elle sur ce point ? Nous l’ignorons. Ce pas était déjà fait, et depuis assez longtemps peut-être, au IVe siècle. La loi admettait les femmes à transmettre l’héritage ; toutefois elle semblait ne les y appeler que faute de mieux et comme en désespoir de cause.

Toujours sous l’influence de cette même idée religieuse, la loi antique était bien plus sévère encore que la nôtre pour les enfans nés en dehors du mariage. L’introduction d’un bâtard dans la famille eût souillé l’autel domestique et profané ainsi la cité tout entière : les orateurs, Isée par exemple et Démosthène, insistent avec force sur cette pensée dans des litiges qui, devant un tribunal moderne, n’auraient que le caractère d’une contestation d’intérêt privé. Un citoyen ne pouvait léguer sa fortune au bâtard sans s’exposer à voir le testament attaqué et cassé. La loi permettait seulement de lui laisser, à titre d’alimens, dirions-nous, une somme qui ne dépassât pas mille drachmes. Même dans le cas où le défunt n’aurait pas institué d’héritier ni laissé de parens au degré successible, l’enfant naturel n’avait rien à prétendre. Ce n’était pas non plus, autant que nous pouvons en juger, l’état qui réclamait les successions vacantes. Nous n’avons aucun texte formel à ce sujet ; cependant tout l’esprit du vieux droit et les analogies que l’on peut tirer de la loi romaine primitive ne peuvent guère nous laisser de doutes. Les biens devaient revenir à la gens et à la phratrie, c’est-à-dire à un groupe d’individus et de familles, présumés descendus d’un auteur commun, que réunissait de temps immémorial le lien d’un culte héréditaire célébré par des sacrifices et des banquets. Avant Solon, quand la faculté de tester n’existait pas à Athènes, le cas devait se présenter souvent ; c’était probablement alors la gens qui choisissait dans son sein un citoyen chargé d’occuper la maison du défunt et d’entretenir la flamme de son foyer. Une fois au contraire le testament passé dans les mœurs, il devait être bien rare qu’un citoyen, qui ne se connaissait point de parens, ne prît pas ses mesures pour se donner un successeur. En droit, le principe n’en subsistait pas moins tel qu’au temps des décemvirs Rome l’avait inscrit dans la loi des Douze-Tables[8].

Lorsqu’un Athénien n’avait pas d’enfans légitimes, sa volonté, d’après le texte de Solon que nous avons cité, aurait dû, comme à Rome, faire loi pour la transmission de l’héritage ; mais la pratique ici était loin de répondre à la théorie. Il s’était introduit des abus que révèle plus d’un plaidoyer des orateurs attiques. Ces grands jurys qui tranchaient sans appel tous les litiges étaient composés d’hommes qui n’avaient point fait des lois une étude spéciale ; ils étaient trop nombreux pour qu’aucun des juges se sentît contenu par le sentiment de sa responsabilité personnelle. Tous ceux qui portaient la parole devant eux leur répétaient sur tous les tons que leur pouvoir était absolu et sans limites ; ce n’était que d’eux, de leur bienveillance et de leur sympathie que l’on attendait le succès de ses prétentions. Ces juges ne risquaient point de se voir jamais pris à partie pour leurs décisions ou de les entendre réformer par un tribunal supérieur ; il n’est pas étonnant qu’ils se soient laissé glisser sur la pente où tout le monde s’entendait à les pousser.

A Rome, jurisconsultes et juges avaient une tendance marquée à respecter, du moment qu’elle s’était manifestée d’une manière conforme aux lois, la volonté du testateur ; ce n’est guère qu’au vie siècle de Rome que s’introduisit l’action pour cause de testament inofficieux, et que les centumvirs purent annuler un pareil acte comme contraire aux devoirs de la parenté, comme dénotant dans ses dispositions une volonté irréfléchie et déraisonnable. Encore cette action n’était-elle accordée qu’aux enfans, aux héritiers du sang, quand ils se croyaient exhérédés sans motif légitime ; on ne la donna que plus tard aux frères et aux sœurs, et cela dans des cas nettement déterminés par la loi. A Athènes, les tribunaux prenaient de bien autres libertés avec les testamens ; l’éloquence d’un plaideur et les passions qu’il savait exciter dans leur âme les décidaient aisément à substituer leur appréciation aux volontés du testateur. Le discours d’Isée sur l’héritage de Cléonyme nous en fournit un curieux exemple. Voici une succession dont on réclame le partage, au mépris du testament, sans apporter, à l’appui de cette demande, d’autres raisons que celles-ci. « Le testateur a eu l’intention d’annuler l’acte que nous attaquons ; s’il ne l’a pas fait, c’est que le temps lui a manqué, c’est qu’on n’a pas laissé parvenir l’archonte jusqu’à lui… Toute sa conduite prouve cette intention. » Plus loin, l’orateur dit en propres termes : « Si Cléonyme avait été assez insensé pour ne tenir aucun compte de nous, qui sommes les plus proches de lui par la naissance et qui étions le plus liés avec lui, cela vous suffirait, juges, pour casser à juste titre un pareil testament. » Pour que, sur d’aussi faibles présomptions, un simple collatéral ait pu espérer de faire tomber un acte dont il ne conteste pas la régularité, il faut que le jury athénien ait eu l’habitude d’annuler avec une singulière légèreté les testamens qui lui étaient déférés.

Nous arrêterons ici cette revue des institutions successorales d’Athènes ; nous ne parlerons ni de l’acceptation des successions, ni du partage et des rapports, ni d’autres questions accessoires qui nous entraîneraient trop loin sur un terrain où, par suite du petit nombre des textes, il subsiste encore bien des incertitudes. Il a fallu nous borner aux grandes lignes que permettent de déterminer les discours des orateurs attiques, surtout ceux d’Isée, et ce qu’on peut recueillir de renseignemens épars chez les historiens, chez les lexicographes, chez les philosophes et même chez les poètes comiques. Voici quelle est l’impression qui résulte de ce rapide examen. La loi attique, telle qu’on la trouve dans Isée, est comme à mi-chemin entre le droit primitif de la famille, né tout entier d’une étroite et puissante conception religieuse, et ce droit, déjà fondé sur l’équité et la raison, que travailleront à constituer, surtout sous l’influence de la philosophie grecque, les grands jurisconsultes romains du second et du troisième siècle de notre ère. On pourrait à cet égard comparer le droit attique, dans l’âge des orateurs que nous étudions, au droit romain des derniers temps de la république. Vous y retrouvez encore partout la trace d’un étrange et lointain passé : on se soumet à des traditions, on continue des pratiques qui ne s’expliquent que par des croyances déjà penchant vers leur déclin. En même temps vous voyez s’introduire des concessions et des tempéramens qui témoignent d’un secret et profond désaccord entre la loi et les mœurs, entre la dure logique des institutions d’autrefois et les nouveaux besoins de la conscience. Partout des inconséquences et des demi-mesures qui portent la marque de cet état de transition, de cette lutte intérieure. L’esprit humain a rompu le câble qui l’attachait au rivage ; emporté par le courant, il dérive, non sans essayer souvent de se rejeter en arrière, vers des régions inconnues.

Si maintenant vous comparez, par ce côté du droit successoral, la loi attique à la loi romaine, vous serez frappé des ressemblances : elles tiennent au fonds commun d’où sont sorties à la fois Rome et Athènes. Quant aux différences, voici comment on peut les indiquer et les résumer en un seul mot : la volonté de l’homme n’a point chez les Athéniens la même puissance, la même force souveraine et créatrice que chez les Romains. Ainsi, malgré le fréquent usage qu’elle y fait de l’adoption, elle n’arrive point à produire par là, comme à Rome, une parenté légitime qui se confonde avec la parenté naturelle, qui ait même valeur et même durée. La volonté du testateur est enchaînée par la loi, qui attribue impérieusement l’héritage aux fils et le divise entre eux par portions égales ; elle ne se meut donc pas dans le cercle de la famille, elle n’y distribue pas les rôles et n’en règle pas l’avenir avec la même indépendance et la même dignité. Alors même que l’absence de tout héritier à réserve semble lui rendre toute sa liberté d’allures, elle est exposée à se voir méconnue et annulée le lendemain du jour où s’ouvrira la succession : les tribunaux cassent les testamens avec une singulière facilité. Le père de famille n’était pas à Athènes tout ce qu’il était à Rome ; il n’avait pas, dans sa sphère et son domaine, la même plénitude d’autorité et de responsabilité. Ce fut là certainement une des causes qui firent la société grecque moins solide et moins durable que cette puissante et presque indestructible société romaine.


II

Les lois d’Athènes et l’esprit dans lequel les appliquaient les tribunaux, tout concourait à multiplier les procès en matière d’hérédité. Tous les héritiers testamentaires et les héritiers légitimes autres que les fils du sang avaient à demander la saisine judiciaire ; il fallait aussi s’adresser à la justice pour se faire adjuger l’épiclère ou la fille avec laquelle se transmettait l’héritage ; enfin le sans-façon avec lequel le jury traitait les testamens encourageait tous les coureurs de succession à affronter les chances d’un procès. Sans doute on risquait, si l’on perdait, de laisser entre les mains du fisc une somme proportionnelle à l’importance de la succession en litige, que l’on avait dû déposer en introduisant sa requête ; mais que c’était là un faible frein et un léger inconvénient quand on pouvait, grâce à l’habileté de son avocat et à un caprice des juges, conquérir un riche héritage ! Vu la composition du jury athénien et son omnipotence, là plus que partout ailleurs un procès était une vraie loterie ; or, pour avoir quelque chance de gagner le gros lot, il faut commencer par prendre un billet. C’est ce que se disaient tous ceux qui se croyaient l’ombre d’un droit ou qui pouvaient alléguer, à l’appui de leurs prétentions, le plus faible prétexte. Dès qu’il n’y avait point d’héritiers à réserve saisis de plein droit, les concurrens abondaient ; un testament même, fût-il dressé dans toutes les formes, ne suffisait point à réprimer ces convoitises. A quoi bon avoir des juges à Athènes, si ce n’était pour casser les testamens de ceux qui avaient l’impertinence d’oublier leurs parens ou leurs amis ! Le discours d’Isée sur l’héritage de Nicostrate, mort à l’étranger en laissant 2 talens, nous offre un vif et curieux tableau de toutes les ambitions que suscitait l’ouverture d’une succession sur laquelle les tribunaux auraient à prononcer.


« Qui ne coupa ses cheveux en signe de deuil, quand arrivèrent d’Ace les deux talens ? Qui ne se couvrit de vêtemens sombres, comme si ce deuil devait lui donner des droits à l’héritage ? Combien on vit paraître de prétendus parens et de fils qui se disaient adoptés par acte testamentaire de Nicostrate ! C’était Démosthène, qui se présentait comme son neveu ; quand on l’eut convaincu de mensonge, il se désista. C’était Télèphe, qui prétendait que Nicostrate lui avait donné tous ses biens ; lui aussi, au bout de peu de temps, y renonça. C’était Aminiadès, qui amenait à l’archonte un enfant de moins de trois ans ; il l’attribuait à Nicostrate, quand on savait que celui-ci n’avait pas paru à Athènes depuis onze ans. Pyrrhos de Lamptra soutenait que Nicostrate avait consacré sa fortune à la déesse Athéné, tout en lui en laissant à lui-même une partie. Ctésis de Besa et Cranaos dirent d’abord qu’ils avaient gagné contre Nicostrate un procès où celui-ci avait été condamné à leur payer un talent ; puis, quand il leur fut impossible de le prouver, ils affirmaient que le défunt avait été leur affranchi ; là encore ils ne pouvaient arriver à confirmer leurs dires. Ce sont là tous ceux qui, dès le début, convoitèrent l’héritage de Nicostrate. Chariadès n’élevait alors aucune prétention. Ce fut plus tard qu’il présenta comme héritiers institués non-seulement lui-même, mais encore l’enfant qu’il avait eu d’une courtisane. Il s’arrangeait ainsi ou pour hériter lui-même de la fortune ou tout au moins pour faire obtenir à l’enfant le droit de cité. Voyant ensuite qu’il serait aisé de le convaincre de mensonge au sujet de la naissance de ce fils, il renonça à cette partie de ses prétentions, mais il présenta sa requête en son propre nom, comme s’il avait été institué héritier, et il consigna la somme exigée par la loi. » Dans la peinture de tous ces manèges et de toutes ces intrigues, on aura pu, même à travers une traduction, apprécier la touche d’Isée et sa légèreté de main. Voici maintenant les réflexions que lui suggère le tableau qu’il vient de tracer :


« Il faudrait, ô juges, que tous ceux qui viennent ainsi réclamer une fortune à titre de donation testamentaire, quand le tribunal déclarerait leur demande mal fondée, fussent frappés non par la perte d’une consignation dont le montant est réglé une fois pour toutes par un tarif, mais par l’obligation de payer une somme égale à la valeur du patrimoine dont ils avaient espéré se rendre indûment possesseurs. S’il en était ainsi, on ne verrait plus les lois méprisées, les familles outragées par ces spéculateurs, et la mémoire des morts insultée par tous leurs mensonges. Puisqu’il n’en est pas ainsi, et que, sans autre règle que son caprice, on peut élever des prétentions sur le bien d’autrui, il faut du moins, juges, que vous apportiez le plus grand soin à vérifier toutes ces assertions, et que vous ne négligiez rien pour décider en connaissance de cause. »


Nous avons tenu à citer ces réflexions, par lesquelles se termine l’exorde ; elles montrent comment, dans Isée, à côté du peintre de la vie et des mœurs, se trouve toujours le légiste, préoccupé ou de bien mettre en lumière les principes du droit athénien ou d’en signaler les lacunes et les défauts. L’orateur cherche ensuite à établir comment doivent procéder les tribunaux pour arriver à rendre un juste arrêt, lorsqu’ils ont à prononcer sur une hérédité testamentaire ; il veut prouver qu’en l’absence de la seule personne dont la parole pourrait trancher le débat, on doit attacher ici plus d’importance aux preuves morales qu’à des témoignages dont la plupart n’offrent pas de garanties suffisantes. Nous en avons d’ailleurs assez dit déjà pour faire connaître cette face du talent d’Isée ; il nous reste surtout à montrer que, pour entrer plus avant que ses prédécesseurs dans les questions de droit, il n’a pas moins de finesse, de mouvement et d’art. Là encore, nous n’aurions que l’embarras du choix. Nous pourrions prendre dans le discours sur l’héritage de Philoctémon le piquant récit des sottises d’un vieillard presque tombé en enfance, dont s’empare une courtisane hors d’âge. Pour celle-ci, le pauvre homme néglige et dépouille sa femme, ses fils et ses gendres. Un des parens, Androclès, s’est mis dans le parti de la maîtresse ; pour mieux l’aider à exploiter son amant cacochyme, il est venu se loger dans la maison voisine et s’est fait son instrument et son receleur. Quand le vieillard Euctémon a rendu le dernier soupir, les deux complices continuent ce pillage. C’est ce que raconte l’orateur avec un sincère accent de tristesse et d’indignation : « Voici à quel point d’audace ils en sont arrivés. Euctémon venait d’expirer ; son corps était là sur le lit, dans la maison. Leur première pensée fut de consigner les esclaves au logis pour qu’aucun d’eux n’allât annoncer cette mort aux deux filles, à la femme ou à l’un des parens du défunt ; puis, avec la femme, ils se mirent à emporter les meubles dans la maison contiguë, qu’avait louée tout exprès quelqu’un de leur bande, un certain Antidoros. Les filles et l’épouse finirent par apprendre le décès, elles se présentèrent, on ne les laissa pas entrer ; on leur ferma la porte, on leur dit que ce n’était point à elles d’ensevelir Euctémon. C’est à grand’peine que, vers le coucher du soleil, elles purent enfin pénétrer dans l’habitation. Elles y trouvèrent le cadavre qui, leur dirent les serviteurs, gisait là abandonné depuis déjà deux jours ; quant à ce que contenait auparavant la maison, tout avait été déménagé par ces gens-là. Les femmes, comme c’était leur devoir, ne s’occupèrent que du cadavre ; mais les autres parens firent aussitôt constater aux assistans l’état des lieux, et ils commencèrent par interroger les serviteurs pour savoir où avait été transporté tout le mobilier. Ceux-ci répondirent que tout avait été déposé dans la maison voisine ; on voulut exercer aussitôt, suivant la loi, le droit de suite sur les objets volés, et se faire livrer les esclaves qui avaient concouru à l’enlèvement des effets, ces gens se refusèrent à rien faire qui fût conforme à la justice. »


Ailleurs, à propos de l’héritage de Pirrhos, l’orateur parle des mariages que certains Athéniens se laissaient aller à conclure avec des femmes galantes. « On a déjà vu, dit-il, des jeunes gens, épris de telles femmes et désirant les posséder, ne plus être leurs propres maîtres, et dans leur folie commettre une pareille faute envers eux-mêmes ; » mais ces unions ne sont pas faites pour durer : aussi, dans ce cas, les parens de la femme ont-ils soin de lui faire reconnaître au moment du mariage une dot qu’ils pourront réclamer en son nom quand bientôt sonnera l’heure du divorce. C’est en quelque sorte le prix du marché. — Nous ne donnerons plus qu’un échantillon de l’un de ces récits qui, sous un air de bonhomie et de simplicité, cachent un si habile calcul. Il s’agit pour celui qui parle de démontrer que Ciron, dont il réclame l’héritage, a toujours eu pour lui et pour son frère tous les soins, toute l’affection d’un grand-père. Il cherche là une confirmation des preuves d’un autre ordre, appuyées sur des témoignages formels, qu’il a commencé par produire.


« Outre ces raisons, nous en avons encore d’autres à vous présenter pour vous faire connaître que nous sommes issus de la fille légitime de Ciron. En effet, comme il était naturel qu’il le fît pour des enfans fils de sa sœur, jamais il n’offrit un sacrifice, grand ou petit, sans nous y inviter ; nous étions toujours auprès de lui, et nous prenions parti à la cérémonie. Ce n’était pas dans ces occasions seulement qu’il nous appelait, mais il nous emmenait encore aux Dionysies des Champs ; nous y assistions et nous regardions assis près de lui ; nous passions dans sa maison toutes les fêtes. Le sacrifice auquel il attachait le plus d’importance, c’était celui par lequel il honorait Jupiter Ctésios[9]. Il n’y souffrait ni esclaves, ni étrangers de condition libre, il y faisait tout par lui-même ; là encore nous étions à ses côtés, associés à son offrande, maniant avec lui les objets sacrés, arrangeant et disposant tout ce qu’il fallait. Il y priait le dieu, en bon grand-père, de nous donner la santé et une heureuse possession de nos biens. Si pourtant il ne nous avait pas regardés comme les enfans de sa fille, comme les seuls descendans qui lui restassent, aurait-il jamais rien fait de tout cela, n’aurait-il pas eu plutôt toutes ces attentions pour notre adversaire, qui se présente maintenant comme son neveu ? »


Tout le monde sentira l’agrément de ce récit, qui nous fait pénétrer dans l’intérieur d’une famille athénienne, et nous montre l’aïeul, entouré de ses petits-enfans, dans l’exercice de sa royauté et de son sacerdoce domestique. Ce qu’il importe de signaler, c’est l’adresse dont fait preuve Isée, qui rivalise par ce côté avec Lysias. Rien ne fait mieux apprécier la rare dextérité de notre orateur que le fragment considérable du discours pour Euphiletos, qui nous a été conservé par Denys d’Halicarnasse. C’est le seul exemple que nous possédions du talent d’Isée appliqué à d’autres sujets que les questions d’hérédité ; il est tiré d’un plaidoyer par lequel un citoyen réclame contre une décision du dème des Erchiéens, qui, lors de la révision des listes électorales, l’avait effacé de la liste et dépouillé ainsi de ses droits civiques. Le critique ancien y voit avec raison un chef-d’œuvre du genre ; il signale l’adresse avec laquelle l’avocat sait grouper de petites circonstances de manière que chacune d’elles concoure à affermir une conviction dans l’esprit. La nature de ce morceau s’oppose à ce que nous en détachions une partie, qui séparée de l’ensemble perdrait presque toute sa valeur, et il est trop long pour que nous cédions à la tentation de le traduire et de le citer tout entier. Nos avocats y trouveraient pourtant encore un modèle à suivre. Aucun des faits allégués ne suffirait peut-être par lui-même à démontrer ce qu’avance l’orateur, le droit d’Euphiletos à figurer sur la liste du dème ; mais la réunion de ces faits, la manière dont tout s’accorde et s’entr’aide dans cette exposition finit par avoir plus d’action sur l’intelligence qu’une preuve formelle, mais isolée. On se trouve ainsi par degrés incliné à croire et insensiblement conduit à l’idée qu’il s’agissait de nous imposer. L’adversaire, en présence de toute cette série de présomptions et d’argumens, éprouve un sérieux embarras. Le faisceau est trop serré et trop épais pour qu’on puisse le rompre d’un seul effort ; d’autre part, dans cette longue chaîne, à quel anneau se prendre, sur quel point faire porter l’attaque ? Ce procédé, qui demande un art consommé, Démosthène l’a emprunté à Isée. Une de ses plus remarquables qualités, un des signes auxquels on distingue ses discours authentiques de ceux qui, sans lui appartenir, se sont glissés dans le recueil de ses œuvres, c’est ce talent de distribuer les preuves et de les soutenir les unes par les autres, d’élever par degrés la probabilité et la vraisemblance à la hauteur d’une certitude.

Ce qui ne se trouve point dans Lysias et ce que Démosthène a aussi pris chez Isée, c’est un emploi plus hardi et plus libre de ce que les grammairiens appellent les figures de pensées, c’est par exemple un heureux et habile usage de l’interrogation. Plus d’une fois, on trouve chez Isée une suite de vives apostrophes, de questions brusques et répétées qui semblent le cri d’une conscience ou d’une raison indignée. Ainsi, dans le discours sur l’héritage d’Hagnias, voici en quels termes celui qui porte la parole s’adresse dès la fin de l’exorde à son contradicteur :


« Attention ! Je vais t’interroger. Cet enfant est-il le frère d’Hagnias ? ou bien est-il son neveu par son frère ou sa sœur ? Est-il son cousin de père ou de mère ? Lequel lui donnes-tu de ces titres auxquels la loi attache la parenté civile ? Et ne va pas alléguer que c’est mon neveu par ma sœur. Il n’est pas question en ce moment de mon héritage : je suis vivant et bien vivant. Si j’étais mort sans enfans et si c’était ma succession qu’il réclamât, alors il pourrait faire cette réponse. Mais maintenant tu prétends que la moitié de l’héritage doit aller à cet enfant ; il te faut donc montrer par quel lien cet enfant tient à Hagnias, et quel est le degré de cette parenté. Allons, dis-le aux juges. »


Ailleurs dans ce même plaidoyer, ainsi que dans le fragment du discours contre Diophane, on retrouverait ces mêmes allures et ces mêmes tours étrangers à la diction plus unie et plus simple des premiers orateurs attiques.

Cette véhémence qui laisse éclater la passion au lieu d’affecter de la contenir donne parfois aux fins de discours d’Isée une singulière énergie. Dans quelques-uns de ses plaidoyers, il n’y a point, à proprement parler, de péroraison ; seulement la conscience d’avoir défendu et vengé le droit, d’avoir fait justice de la méchanceté et du sophisme, y animent le ton de l’orateur. Par un naturel effet de cet effort prolongé qui touche à son terme, sa marche s’accélère, sa voix prend plus de timbre et d’accent ; il insiste sur ces derniers mots qui doivent achever de faire pénétrer la vérité jusqu’au fond de l’esprit du juge. Ailleurs[10], après un court et vif résumé qui a bien l’air de devoir clore le discours, l’orateur s’arrête et fait lire des témoignages destinés à prouver que Dioclès, l’instigateur du procès qu’on lui fait, est un homme de mauvaises mœurs et méprisé de tous. Il n’ajoute rien à cette lecture ; c’est sous cette impression qu’il veut laisser ses auditeurs. Il y a là un artifice assez insolite : c’est un raffinement. Il semble que le plaideur demande au jury de s’en rapporter moins à ses paroles qu’à l’évidence même des faits et à l’autorité des témoins qui les attestent. Au contraire, dans d’autres plaidoyers, la péroraison se détache d’une manière plus marquée que chez ses devanciers. On en jugera par celle qui termine le discours sur l’héritage de Dicéogène.


« Voilà tous les services qu’avec une fortune si considérable Dicéogène a rendus à la ville. A l’égard de ses proches, cet homme est ce que vous le voyez. Il en est parmi nous que, dans la mesure de ses forces, il a dépouillés de leur fortune, d’autres qu’il a laissés tomber, par misère, au rang des mercenaires. Sa mère, tous l’ont vue, assise dans le temple d’Ilithye, lui adresser des reproches que je rougirais de répéter, mais qu’il n’a pas rougi de mériter. Voyez ses intimes. Ce Mélas l’Égyptien, avec lequel il était lié dès l’enfance, il lui a volé l’argent qu’il en avait reçu, et c’est aujourd’hui son ennemi mortel. De ses autres amis, les uns n’ont pu rentrer dans l’argent qu’ils lui avaient prêté ; les autres ont été trompés par lui ; il ne leur a pas compté l’argent qu’il leur avait promis pour le cas où la succession lui serait adjugée. Pourtant, juges, nos ancêtres, ceux qui ont acquis et laissé cette fortune se sont acquittés de toutes les chorégies, ils vous ont fourni beaucoup d’argent pour les dépenses de la guerre, et ils n’ont jamais cessé de supporter les charges de la triérarchie. Ce qui le prouve, ce sont les offrandes qu’ils ont consacrées dans les temples, en souvenir de leur vertu, sur ce qui leur restait après avoir satisfait à ces obligations ; ce sont ces trépieds que, vainqueurs dans les jeux où ils avaient été choréges, ils ont déposés dans le temple de Dionysos, et ceux dont ils ont orné le sanctuaire d’Apollon Pythien. De même pour l’Acropole ; là ils ont, en prenant cet argent sur leurs revenus, embelli le temple de la déesse de statues de bronze et de marbre dont la valeur semble dépasser les ressources d’une fortune privée. Plusieurs d’entre eux sont morts en combattant pour la patrie, Dicéogène, fils de Ménexène et père de mon aïeul, en remplissant les fonctions de stratège dans la guerre d’Eleusis, Ménexène, le fils de celui-là, à la tête de sa tribu, sur le territoire d’Olynthe, dans le lieu appelé Spartolos, enfin Dicéogène, le fils de ce Ménexène, comme commandant de la galère paralienne, à Cnide. C’est de cette maison, Dicéogène, que tu as recueilli l’héritage, et tu l’as ruinée, tu l’as déshonorée ; tu en as échangé les biens contre de l’argent, et tu viens maintenant crier misère ! Cet argent, comment donc l’as-tu gaspillé ? Car on sait que tu n’en as rien dépensé ni pour la cité ni pour tes amis… Quel prétexte enfin invoqueras-tu, Dicéogène, pour demander aux juges de se prononcer en ta faveur ? Diras-tu que tu t’es acquitté de beaucoup de services publics et que tu as sacrifié de grandes richesses pour augmenter la gloire et l’éclat de la cité ? Ou bien que, triérarque, tu as fait beaucoup de mal à l’ennemi, et que, quand la patrie avait besoin que tous les riches l’aidassent de leurs deniers à soutenir la guerre, tu as largement contribué à ses dépenses ? Non, tu n’en as rien fait. Diras-tu que tu es un brave soldat ? Mais tu n’as point porté les armes. Dans cette longue et cruelle guerre où les Olynthiens, où les insulaires meurent en combattant pour Athènes, toi, Dicéogène, qui es citoyen, tu n’as pas même porté les armes. Peut-être prétendras-tu que tu dois l’emporter sur moi à cause de tes ancêtres, parce qu’ils ont tué le tyran. Je les en loue et les admire ; mais je soutiens que toi, tu n’as point à te prévaloir de leur vertu. D’abord tu as mieux aimé t’approprier notre héritage qu’hériter de leur gloire, tu as tenu à être appelé fils de Dicéogène plutôt que fils d’Harmodios. La nourriture au prytanée, tu l’as dédaignée ; ce siège au premier rang dans les théâtres et ces exemptions d’impôt qui ont été accordées aux descendans du meurtrier d’Hipparque, tu en as fait bon marché. Puis cet Harmodios et cet Aristogiton, ce n’est pas à cause de leur naissance qu’ils ont été honorés, c’est pour leur courage et leur dévoûment, et ces mérites, rien ne s’en retrouve chez toi, ô Dicéogène ! »


Sans doute l’œuvre d’Isée, telle que le temps l’a faite, est loin d’avoir la variété de celle de Lysias ; tous les discours d’Isée roulent sur des sujets analogues, et par suite nous sommes exposés à y trouver des redites et quelque uniformité. Eussions-nous conservé le recueil complet de ses discours, Lysias aurait encore sur lui un avantage, celui d’avoir été mêlé à toutes les luttes, ému de toutes les passions de son temps. Chez lui, derrière l’orateur, on sent l’homme qui a de justes ressentimens à satisfaire, un frère et des amis à venger. On peut enfin, avec les anciens critiques, trouver que Lysias a plus d’imagination et de charme, un tour plus aisé et plus naturel, une grâce plus familière ; peut-être en effet réussit-il encore mieux à prendre le ton qui convient à chacun des personnages qu’il fait parler, peut-être ses tableaux sont-ils plus vivans encore et tracés d’un plus ferme crayon. A d’autres égards, Isée est pourtant, on ne saurait le nier, en progrès sur Lysias. Son style a plus de mouvement et de chaleur ; la passion s’y donne plus libre carrière et le colore de teintes plus vives. Lysias, poursuivant en son propre nom l’homme qui a voulu le faire périr, qui l’a ruiné et qui a tué son frère, paraît froid, si on compare son discours contre Eratosthène à cette ardente invective qu’Isée a mise dans la bouche d’un de ses cliens.


III

L’art et le talent d’Isée, mieux étudiés et tirés d’un injuste oubli, mériteraient donc de lui assurer une belle place dans l’histoire des lettres grecques. Ce qui pourtant fait la véritable originalité d’Isée et le principal intérêt de ses discours, c’est la nature des sujets qu’il a traités, c’est la place qu’il y a faite au texte et à la discussion des lois. Mieux qu’aucun de ses prédécesseurs, il nous aide à réunir » les débris épars de la législation attique et à en saisir l’esprit. Ce qu’Antiphon, Andocide et Isocrate nous apprennent à cet égard se réduit presque à rien ; Lysias lui-même, malgré l’étendue et la variété de son œuvre, nous instruit beaucoup moins qu’Isée. C’est que Lysias est plutôt attiré par le côté dramatique des événemens ; il se complaît dans la peinture de la vie, mais il est rare qu’il aborde les discussions juridiques, qu’il insiste sur la loi et travaille à en dégager le sens. Si Lysias et Isée vivaient de nos jours, le premier réussirait surtout devant la cour d’assises et en police correctionnelle, le second plaiderait surtout devant les chambres civiles et aurait bien vite, comme on dit, l’oreille du tribunal. Pour trouver quelqu’un qui, parmi les Attiques, entre franchement, comme Isée, dans les questions de droit, il faut descendre jusqu’à son élève Démosthène. Le recueil des plaidoyers du grand orateur nous fournit sur bien des parties de la législation athénienne des renseignemens qui, par leur abondance et leur précision, égalent presque ceux que nous devons à Isée. C’est que là Démosthène imite la manière de son maître et applique sa méthode. Autant que nous pouvons en juger d’après le peu que nous avons conservé des monumens de l’éloquence judiciaire à Athènes, ce fut une vraie nouveauté que l’exemple donné par Isée : le premier il apportait dans l’étude et le commentaire de la loi cet esprit philosophique dont Platon est alors à Athènes le plus illustre représentant. M. Rodolphe Dareste, dans un récent et remarquable travail, écrivait que Théophraste, l’élève d’Aristote et son successeur dans la direction du Lycée, avait été « un jurisconsulte, et le seul jurisconsulte considérable que la Grèce ait produit[11]. » Peut-être conviendrait-il de faire tout au moins ici une réserve en faveur d’Isée. Sans doute la situation et le caractère des deux personnages sont très différens. Formé à l’école d’Aristote, armé des mêmes instrumens scientifiques et doué, sinon d’un génie aussi créateur, tout au moins d’une aussi vaste, d’une aussi prodigieuse instruction, Théophraste avait tenté une entreprise dont l’idée même n’aurait pu venir à personne un demi-siècle plus tôt : son livre, comme on l’a très bien dit, « n’était pas un simple commentaire, c’était un ouvrage philosophique consacré à l’étude et à la comparaison de toutes les législations connues, en un mot un véritable Esprit des lois. » Quant à Isée, ce ne fut, il est vrai, qu’un avocat. C’est seulement à l’occasion d’espèces particulières, des procès qu’il avait l’occasion de plaider, qu’Isée aborde les questions de droit privé et cherche à remonter aux principes. Il n’en est pas moins incontestable que, par cette tendance de son esprit, il mérite d’être présenté comme un précurseur de Théophraste, comme le premier des légistes d’Athènes. Sur la liste en tête de laquelle il figurerait, viendrait ensuite Démosthène, dont le clair et ferme esprit a jeté de vives lumières sur plusieurs points obscurs du droit attique.

Après cet orateur, qui représente au barreau la tradition d’Isée, nous n’aurions plus guère à citer que quelques-uns de ces érudits qui ont dressé l’inventaire de l’antique civilisation grecque avant qu’elle ne disparût, altérée d’abord par la conquête macédonienne, puis absorbée dans l’unité romaine. Démétrius de Phalère, autre disciple d’Aristote, avait écrit un traité sur la législation athénienne ; Philochoros s’était occupé des Graphai ou accusations criminelles, Séleucos avait donné un commentaire des lois de Solon. Le recueil de décrets composé par Cratère, s’il nous était parvenu, contiendrait aussi plus d’un document important pour la connaissance du droit privé. Malgré tant de pertes, en dépit des obscurités et des lacunes qui en sont la fatale conséquence, l’étude du droit grec, si longtemps négligée en France, commence à reprendre faveur : c’est ce dont témoignent les travaux de plusieurs professeurs de nos facultés ou de membres de notre barreau : MM. G. Boissonade, Paul Gide, Albert Desjardins, Caillemer, Dareste et d’autres. Grâce à la sûreté de ses méthodes et à la pénétration de sa critique, l’esprit moderne arrive, malgré la déplorable insuffisance des monumens, à deviner le sens et à établir les rapports de bien des faits isolés et jusqu’ici inexpliqués, à en marquer la place dans l’ensemble et à reconstituer des théories juridiques auxquelles les Grecs eux-mêmes n’étaient jamais parvenus à donner une forme arrêtée et savante. On est conduit ainsi à apprécier les mérites et l’originalité du droit grec, dont le droit attique n’est que la branche la plus importante et la moins inconnue ; on constate que le génie grec, sur ce terrain, ne s’est pas montré inférieur à lui-même. Ce qui lui a manqué, c’est le temps et l’espace. La conquête étrangère est venue brusquement interrompre son évolution en suspendant la vie nationale. D’autre part Athènes n’a point été, comme Rome, amenée par la fortune à devenir et à rester pendant plusieurs siècles la maîtresse du monde ; elle n’a point été ainsi contrainte d’élargir les cadres de ses lois et d’en élever l’esprit pour les accommoder aux besoins d’un vaste empire, formé des races et des peuples les plus divers ; il ne lui a point été accordé de transformer peu à peu les règles étroites et dures d’une coutume locale, de manière à en faire un grand système ordonné et logique auquel on a pu donner le beau nom de raison écrite, scripta ratio. Athènes, dans sa courte et mobile existence, n’a rien qu’elle puisse comparer à cette grave et noble école des jurisconsultes romains, qui sans relâche poursuivent de siècle en siècle le travail commencé dès les premiers jours de la cité ; mais, ce que l’on a trop oublié jusqu’à ces derniers temps, ces jurisconsultes ont été singulièrement aidés dans leur tâche par l’influence des idées et des lois helléniques. Sous l’empire, beaucoup des plus célèbres légistes de Rome étaient Grecs ou d’origine grecque, élevés dans la littérature et la philosophie grecque. Plus tôt même, aussitôt que des magistrats italiens avaient été appelés à gouverner des provinces de langue grecque, ils s’étaient trouvés entraînés, par les nécessités de la pratique et les habitudes des populations dont les intérêts leur étaient confiés, à s’affranchir des prescriptions du vieux droit quiritaire. Afin de régler les relations de ces alliés et de ces sujets qui ne pouvaient s’obliger et contracter dans les formes voulues par le droit civil, ils s’étaient fondés surtout sur la notion de l’équité, et ils avaient fait de larges emprunts aux coutumes et aux lois qu’ils trouvaient en vigueur dans cette Grèce pour laquelle ils professaient, au moment même où ils en faisaient la conquête, tant de respect et d’admiration. De cette manière, la plus grande partie du droit attique avait passé dans l’édit du préteur. C’est que ce droit attique, comme l’attestent tous ceux qui en ont quelque connaissance, était plus spiritualiste que le droit romain, plus attaché à l’idée et moins esclave de la forme ; il tendait plus au général et à l’universel, il paraissait plus dominé par cette conception de la pure justice, œquum et bonum, qui devient avec le temps la principale préoccupation des jurisconsultes romains.

A mesure que l’on pénétrera plus avant dans cette étude, à peine ébauchée jusqu’ici, du droit attique et de ses rapports avec le droit romain, on sentira mieux l’importance de ces discours d’Isée, dont il n’existe même pas une traduction française qui soit exacte et lisible[12]. Mieux préparés par une éducation toute spéciale, d’autres pourront discuter plus à fond et apprécier avec plus de compétence la valeur d’Isée comme interprète des lois athéniennes. Nous avons voulu tout au moins frayer la voie, appeler l’attention sur cette curieuse figure et sur ces œuvres trop longtemps négligées. Les essais qui précèdent n’avaient d’autre but que d’aider à mieux comprendre et à mieux juger l’homme extraordinaire dont le génie domine et résume toute l’histoire de l’éloquence athénienne, Démosthène ; or pouvions-nous songer à nous occuper de Démosthène sans avoir d’abord remis dans son vrai jour et à sa vraie place le guide qu’il s’est choisi lui-même dans Les premières années de sa triste et laborieuse jeunesse, le seul de tous les orateurs attiques qui ait eu sur lui une influence directe et personnelle ? En étudiant Démosthène, nous retrouverons plus d’une fois dans ses chefs-d’œuvre la trace des exemples et des leçons d’Isée. Dès maintenant, avant même d’avoir sous les yeux les passages qui confirment l’assertion des anciens biographes, on peut se faire quelque idée des services que l’homme de talent a rendus à l’homme de génie. Si c’est la lecture assidue de Thucydide qui a donné à Démosthène une connaissance de l’histoire d’Athènes qui manque trop souvent aux autres orateurs, c’est Isée qui lui en a fait étudier les lois civiles et politiques ; grâce à cette double et forte instruction, au lieu de faire, comme l’ignorant et brillant Eschine, commerce de phrases vagues et sonores, il a pu nourrir toujours son éloquence de faits et de textes. Isée ne s’est pas contenté de fournir ainsi à son élève ce que l’on peut appeler la matière de ses discours ; il lui a enseigné à disposer ses argumens et ses preuves de manière à convaincre sans avoir l’air d’y prétendre, il lui a livré le secret de ces interrogations vives et redoublées qui paraissent échapper à l’âme de l’orateur passionnée pour la vérité et révoltée d’avoir à combattre la fraude et le mensonge. Savant légiste, rhéteur consommé, habile et véhément avocat, Isée est bien le maître du grand orateur qui a porté le plus haut, dans l’antiquité, l’art et la puissance de la parole publique.


GEORGE PERROT.

  1. De l’héritage d’Apollodore, 30.
  2. De l’héritage d’Apollodore, 31, 32. Voyez encore la péroraison, citée plus loin, du discours contre Dicéogène.
  3. De l’héritage de Ménéclès, § 10 et 36.
  4. De l’héritage d’Astyphilos, § 7 et 36.
  5. Lysias, XXXII, 5.
  6. De l’héritage de Cléonyme, § 24, 25.
  7. De l’héritage d’Apollodore, § 20.
  8. Si adgnatus nec escit, gentilis familiam nancitori « s’il n’y a pas d’agnat, que le gentil soit héritier. »
  9. Le Jupiter de l’acquisition, de la propriété. Ce grand-père était un esprit positif.
  10. De l’héritage de Ciron, § 45-46.
  11. Le Traité des lois de Théophraste, Thorin, 1870. Tous les fragmens connus jusqu’ici de ce grand ouvrage en vingt-quatre livres sont là, pour la première fois, mis en ordre, traduits avec précision, et, quand il y a lieu, rendus intelligibles au moyen de corrections judicieuses qui nous montrent l’auteur de cet essai helléniste consommé autant que savant jurisconsulte.
  12. La seule que je connaisse, celle de l’abbé Auger, qui date du siècle dernier, est criblée de contre-sens. Le traducteur, qui n’a étudié ni les institutions de Rome ni celles d’Athènes, ne comprend pas les affaires que discute l’orateur et rend presque toujours à faux les termes de droit qu’il a sans cesse l’occasion d’employer.