L’Émigré/Lettre 002
LETTRE II.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je vous ai promis de vous raconter
une aventure extraordinaire, qui a
fait revenir hier au soir mon oncle,
avec un grand empressement, la voici
dans la plus grande exactitude. Vous rappelez-vous, mon Émilie, d’avoir lû dans des romans de chevalerie, la rencontre imprévue d’une jeune princesse et d’un chevalier. La Dame se promène dans une forêt, et tout à coup, un grand bruit d’armes, de chevaux se fait entendre ; ses écuyers s’avancent pour en savoir la cause, et ils trouvent un jeune Chevalier que des brigands discourtois ont attaqué ; ils se sont enfuis à l’arrivée des écuyers de la princesse, et le Chevalier est tombé au pied d’un arbre, percé de plusieurs coups. On s’empresse de le secourir, on bande ses blessures pour arrêter le sang, et le Chevalier est porté au château, où il trouve tous les secours que son état exige. Voilà précisément mon histoire. Mon oncle est arrivé avant-hier pour dîner. Vous voyez d’ici la réception, les empressemens pour lui, et les caresses qu’il prodigue avec dignité et tendresse à sa Victorine ; ajoutez qu’on lui apporte un paquet ; on est attentif, il l’ouvre, et de là sortent, une étoffe des Indes, charmante, pour faire une robe à votre amie, et une autre, d’une couleur un peu rembrunie, pour la plus aimable et la plus indulgente des mères. Remercimens, effusion de reconnaissance ; le dîner, ensuite conversation sur les affaires de la France. La nièce chante l’air favori de son oncle, et s’accompagne sur le piano-forté. De-là mon oncle dort, on fait silence, on ne parle que par signes, on marche sur la pointe du pied ; il se reveille au bout d’une heure, et l’on profite du beau temps pour aller se promener dans ce joli bois où nous avons lu Verther. Vous voyez tout cela n’est-ce pas, mon Émilie ; mais attendez, voici du nouveau. À peine étions-nous descendus de voiture
pour nous promener à pied, que
nous appercevons un jeune homme
en uniforme rouge brodé d’or, qui
étoit évanoui au pied d’un arbre ; un
domestique, aidé d’un paysan s’empressait
autour de lui, et une espèce
de charretier arriva, son chapeau
plein d’eau pour la lui jeter sur le visage ;
une petite charrete attelée d’un
cheval et remplie de paille, formait
le reste du tableau. Ma mère, tout
émue d’un tel spectacle, tira aussitôt
son flacon de sel d’Angleterre,
et mon oncle le lui fit respirer. Le
jeune homme reprit ses sens, et
nous regardant avec des yeux étonnés :
où suis-je, dit-il, est-ce un
rêve ? Il pouvait à peine parler, mais
des regards touchans nous peignaient
sa reconnaissance de nos soins, et une
sorte de plaisir à nous voir. Le valet nous dit que son maître servait depuis
quelque temps à l’armée Prussienne,
et que la veille, ayant été la
nuit en détachement avec une trentaine
de hussards, il était tombé dans
une embuscade de deux-cents Patriotes.
Ce nombre n’a pas effrayé mon
maître, il s’est défendu avec un courage
de lion ; mais douze ou quinze
de sa troupe ayant été tués, ou blessés
dangereusement, ce qui restait a
été fait prisonnier. Il nous ajouta que
son maître, qui était cruellement blessé,
avait eu le bonheur de s’échapper
ainsi que lui, et qu’après avoir marché
en toute diligence sur une des
rives du Rhin, ils étaient parvenus à
une barque de pêcheurs où ils s’étaient
reposés quelques momens et que la
douleur que ressentait son maître
était si forte qu’il était obligé, pendant
la route, de se tirer les cheveux pour ne pas s’évanouir. Les pécheurs
leur ayant dit que plusieurs détachemens
de Patriotes s’étaient fait voir
depuis deux jours dans les environs,
et que la blessure de son maître ne
lui permettant pas de se tenir à
cheval, il n’y avait d’autre moyen
pour les éviter que de traverser
le Rhin dans leur barque, qu’ils
avaient suivi ce conseil, et qu’ils étaient
arrivés à la pointe du jour dans un
petit village ; mais la blessure de mon
maître, ajouta le valet, exigeant un
prompt secours, qu’il ne pouvait trouver
dans ce lieu, il a fallu le faire conduire
à un gros village qu’on nous a
indiqué ; en arrivant dans ce bois, il
a été forcé par la douleur que lui
causaient les cahots de la voiture, de
descendre pour se reposer un instant,
et il s’est trouvé mal. Mon oncle
écoutait ce récit avec intérêt, ainsi que nous ; il fit plusieurs questions à ce valet, et celle-ci entre autres : votre maître est sans doute un bon serviteur du Roi ? Ah monsieur, repondit-il, c’est un fier Aristocrate, qui a manqué plus de dix fois d’être à la lanterne. Nous nous empressions autour du blessé qui avait peine à reprendre ses sens. Mon oncle paraissait touché, mais en suspens sur ce qui était à faire, lorsque le valet de chambre dit : c’est à l’épaule que monsieur le Marquis est blessé, et il souffre cruellement. À ces mots le visage de mon oncle s’épanouit : votre maître est un homme de qualité à ce que je vois, quel est son grade ? Le valet de chambre lui apprend qu’il était major en second, que son père avait commandé un régiment, et que son grand père était mort au moment d’être fait maréchal de France. Je suis de ses terres, ajouta-t-il, et c’était un des plus grands seigneurs du pays.
Vingt-six villages dépendaient de la
terre de son nom ; mais il n’y a plus
de seigneurs à présent. Il avait deux
châteaux superbes, des meubles, de
l’argenterie, ah ! fallait voir ! tout cela
a été brûlé, et cette enragée de nation
a tout pris. L’intérêt de mon oncle
croissait de moment en moment au
récit de ces circonstances. Ma mère
et moi nous nous empressions auprès
du pauvre blessé pour le secourir.
Son épaule gauche est fracassée, il
souffrait infiniment, faisait des efforts
pour vaincre sa douleur, et nous témoigner
sa sensibilité à nos soins. Ma
mère lui demanda où il comptait aller.
À Francfort, dit-il, si je puis ; mais
cela était impossible dans l’état où il
se trouvait. On le lui représenta, et
alors il dit, je vois un village à quelque
distance d’ici, je vais tâcher de m’y rendre. Mon oncle regarda ma
mère, qui l’entendit, et elle offrit au
blessé un asile dans sa maison. Il se
défendit quelque temps d’accepter ses
offres, dans la crainte de l’importuner ;
mais mon oncle termina les débats
en disant : faut-il faire de telles
façons entre gens de qualité, monsieur
le Marquis, ne m’auriez-vous pas
accordé l’hospitalité dans un de vos
châteaux, si je m’étais trouvé dans
votre situation ? Le Marquis lui répondit
avec vivacité : qu’il aurait été
empressé de le recevoir, et de lui rendre
tous les services possibles. Il se
défendit encore, mais ma mère lui
fit tant d’instances, qu’il accepta. On
le fit entrer dans la voiture, et nous
revînmes au château. Le blessé occupe
votre ancien appartement au
bout du corridor, à droite. Il est là
plus éloigné du bruit et auprès de la bonne Magdelaine, dont vous connaissez
les talens pour soigner les malades.
En voilà bien long ; vous allez
me dire : lorsqu’on commence un
roman on doit faire le portrait du héros,
et je vais me conformer à cette
invariable coutume. Il s’appelle le
marquis de St. Alban. Il est grand,
bien fait, à ce que je crois, car souvent
j’ai trouvé bonne grâce à des
gens qu’on me disait n’être pas bien
faits ; il paraît avoir vingt-cinq à
vingt-six ans ; ses cheveux sont
blonds, ses yeux et ses sourcils noirs ;
sa phisionomie annonce de la vivacité
et de la douceur ; il porte un habit
rouge brodé en or, avec des revers et
paremens noirs également brodés,
c’est l’uniforme des Gens-d’armes.
Adieu, ma chère amie, donnez-moi
de vos nouvelles.