L’Émigré/Lettre 006
LETTRE VI.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Votre lettre, mon Émilie, m’afflige,
et je regrette bien de n’être pas auprès
de vous pour bannir votre mélancolie ;
elle tient plus à votre corps
qu’à votre ame. J’aurais pu dire votre
physique mais vous savez combien je
suis ennuyée d’entendre des gens, qui
croient avoir de l’esprit parce qu’ils
disent le physique et le moral ; et à ce
mot de physique, il me semble que
je deviens anatomiste. Je me tiens
donc tout bonnement à l’ame et au corps comme mes pères. Vous avez
encore plus besoin d’exercice et de
dissipation que de consolation. Je connais
cet état où notre ame n’est ouverte
qu’à la crainte, et la santé est le principe
de cette disposition. Rien n’a
changé pour vous, et chaque jour est
un pas que vous faites vers le bonheur.
Quand il fut question de mon
mariage, j’étais comme vous incrédule,
et la crainte n’entrait pour rien
dans cette disposition de mon esprit.
En considérant monsieur de Loewenstein,
je ne pouvais concevoir qu’il
allait acquérir sur moi un empire, en
quelque sorte absolu ; que ce ne ferait
plus de mon père, de ma mère, dont
la domination est si douce, que je dépendrais ;
que tout cela serait l’affaire
d’une minute, qu’il n’y aurait qu’un
mot à prononcer, et que ce mot ferait
le destin de ma vie. Je n’avais ni goût ni répugnance, il me semblait que
j’allais changer de père : voilà ce que
je voyais dans mon mariage, et je
croyais toujours qu’il surviendrait
quelque circonstance qui ferait rompre
les engagemens pris, tant il me
semblait étrange de changer de nom
et de situation. L’âge de monsieur de
Loewenstein n’était point un sujet
d’éloignement pour moi, mais d’embarras :
je craignais de me familiariser
avec lui. Une seule fois je fis une
comparaison désavantageuse de lui, et
en voici l’occasion : le jeune baron de
Glekem était venu dîner chez ma
mère ; on fit des parties après le dîner ;
je restai avec lui et nous jouâmes
au volant ; ensuite, à la promenade,
il me défia à la course, en me donnant
une grande avance : la journée
se passa à folâtrer ensemble de mille
manières, et le soir ma mère me fit danser une allemande, et valser avec
lui ; je me sentis émue. Monsieur de
Loewenstein arriva pendant le souper,
et je lui trouvai des rides que
je n’avais pas encore apperçues. Pendant
plusieurs jours je songeai, non
pas précisément au jeune baron, mais
à son âge rapproché du mien, mais à
cette conformité de goûts, de plaisirs
qui se trouvent entre gens du même
âge ; mon cœur ne fut pas effleuré,
mais mon esprit faisait des parallèles
désavantageux à monsieur de Loewenstein.
Si la surface de mon cœur
eût été entamée, vous en auriez été
instruite du moins au moment où je
m’en serais rendu compte ; mais vous
l’eussiez, je crois, plutôt su que moi.
Monsieur de Loewenstein arrive ces jours-ci de Vienne avec mon père, et reviendra bien mécontent ; il est menacé de perdre un procès d’où dépend une partie de sa fortune. J’en suis plus fâchée pour lui que pour moi, et tant que j’aurai des chevaux pour me traîner à Mayence, la fortune n’aura aucune prise sur mon ame. J’oublie de vous donner le bulletin du marquis de St. Alban : le chirurgien qui l’a pansé est un ignorant, et il en a envoyé chercher un à Francfort. Son séjour sera prolongé d’après les accidens qui sont survenus. Il prend sur lui pour causer avec nous ; mais on voit quelquefois qu’il fait effort pour vaincre sa douleur. Si l’on cessait d’aller chez lui il serait encore à ce qu’il dit plus à plaindre qu’il ne l’est de se contraindre un peu. Nous lui sommes devenus si nécessaires qu’il regarde sans cesse à sa montre dès quatre heures, et il nous reproche d’une manière touchante de l’abandonner si nous arrivons un quart d’heure plus tard. Hier nous avons parlé romans ; il préfère ceux des Anglais ; j’en ai été surprise ; car il me semble que les Français ont beaucoup de réputation pour ce genre d’ouvrages. J’ai lû avec vous la princesse de Clêves et Zaide, et ces deux ouvrages nous ont fort intéressées par l’élévation et la délicatesse des sentimens. Le marquis de St. Alban à qui j’en ai parlé m’a répondu que les romans devaient être comme les comédies, la représentation des mœurs d’une nation. Nos auteurs de romans, si l’on en excepte deux ou trois, dit-il, ne mettent en scène que des comtes et des marquis, comme si il n’y avait que des gens de qualité dans le monde, et les mœurs des gens de cet ordre, ils ne les connaissent point ; leurs peintures sont outrées, et les avantures qu’ils décrivent sans vraisemblance. Il n’en est pas, dit-il, de même des Anglais ; ils cherchent la moralité de l’homme dans toutes les classes de la société ; rien n’est ignoble ou noble à leurs yeux ; les caractères sont variés et soutenus ; chacun parle le langage de la passion qui l’anime, ou de son état. Je me souviens que dans un roman de Fiedling on élève des doutes devant un aubergiste sur l’état d’une femme qui est dans sa maison, et l’aubergiste répond : c’est certainement une femme de condition, car elle n’a demandé qu’un verre d’eau en entrant chez moi. N’est-ce pas, dit le Marquis, un trait caractéristique ? Si la connaissance de la nature, ajouta-t-il, est ce qui exige les plus grands efforts de l’esprit ; les deux plus grands génies sont Newton, et Richardson : l’un a deviné les lois des corps célestes, l’autre a pénétré dans les plus profonds abymes du cœur humain ; mais ce n’est point par une froide analyse comme les moralistes, c’est par la peinture la plus vraie, et la plus animée des sentimens et des caractères. L’amour, la haine, l’envie, l’amour propre n’ont aucun replis que n’ait développé Richardson. Le roman de Clarisse renferme vingt caractères dont aucun ne se dément, dont chacun contribue à l’harmonie du plus magnifique tableau. Enfin, que vous dirai-je ? Il prétend que c’est le plus beau livre de morale, l’ouvrage le plus attachant, et le plus profond. Comme je lui témoignai quelque surprise de son enthousiasme : Ah ! dit-il, que diriez-vous d’un homme qui aurait vu un portrait qu’il aurait cru représenter le beau idéal, et qui ensuite rencontrerait la figure qu’il aurait cru n’exister que dans l’imagination ? N’admirerait-il pas d’autant plus le peintre qui, en rassemblant ce que chaque trait en particulier peut avoir de beauté, aurait composé un ensemble parfait, et ne serait point cependant sorti des bornes de la nature ? Eh bien ! Clarisse, je crois qu’elle existe, j’en suis sûr ! Il me sembla qu’il me regardait en disant ces mots ; mais peut-être me suis-je trompée. Il s’empressa ensuite de justifier Richardson d’avoir fait quitter, à une fille aussi vertueuse que Clarisse, la maison paternelle, pour suivre Lovelace ; c’est en cela, dit-il que Richardson montre son génie. La fatalité était la base des tragédies des anciens, c’était le moyen d’intéresser vivement en faveur de leurs personnages ; ils étaient vertueux, ils détestaient le vice, mais l’ascendant invincible du destin les précipitait dans le crime. Médée en est une preuve, lorsqu’elle dit : Le destin de Médée est d’être criminelle, mais son cœur était fait pour aimer la vertu. Richardson a suivi en quelque sorte l’exemple des anciens tragiques ; Clarisse est un modèle de sagesse et de vertu ; c’est sa famille qui l’engage à écrire à Lovelace, pour éviter un grand malheur qui menaçait un fils chéri ; elle avait un secret penchant pour ce Lovelace, comblé de tous les dons de la nature, et du moment qu’elle lui a écrit, qu’elle est entrée en relation avec lui, toutes les démarches semblent précipitées par une main invisible, elle ne peut plus s’arrêter, quelques efforts qu’elle fasse, et résister à un homme qui trouve le moyen de l’entourer de tous les filets de l’artifice et de la séduction. Voilà en quelque sorte la fatalité des anciens, et le plus grand exemple à donner à la jeunesse, puisque de la plus légère imprudence résulte le malheur de la vie. Mais Julie, lui dis-je ? Julie a succombé, dit le Marquis, je ne veux pas lui en faire un crime ; mais Clarisse aussi sensible qu’il soit donné d’être, et aimant à l’excès, Clarisse, qui a eu à combattre son amour comme Julie, et de plus que Julie, les artifices auxquels il semble miraculeux d’échapper a su conserver toute la pureté de l’innocence. La Julie de Rousseau a des beautés ; mais sans Clarisse elle n’aurait pas existé ; c’est une imparfaite imitation de cet ouvrage sublime. Rousseau a besoin d’étayer son roman de détails étrangers ; la description de Paris, des dissertations sur la musique et sur des objets de morale remplissent une partie de l’ouvrage ; Richardson, fort de son sujet trouve dans la fécondité de son génie de quoi soutenir l’attention et toucher le cœur sans traiter aucune question étrangère à ses personnages ; par tout dans Julie on voit l’auteur, il écrit les lettres et les réponses, et amène un duel pour avoir occasion de disserter sur les duels. J’ai pris le titre de Clarisse ; s’il est chez votre libraire, à Mayence, envoyez-le moi je vous prie, si non j’espère le trouver à Francfort. Mais que dites-vous de l’application que le Marquis m’a faite du caractère de Clarisse ? je regarderais cela d’un autre comme une galanterie Française ; mais de lui, je crois qu’il le pense. Je crois que le besoin qu’il a de nous, exalte sa reconnaissance, et qu’il nous voit sous l’aspect le plus favorable ; enfin, dans la solitude, on s’attache à ce qui nous environne, et le défaut de comparaison tourne à l’avantage de ceux que l’on voit. J’ai été si frappée de tout ce que le Marquis a dit sur Clarisse, qu’en rentrant dans ma chambre, je me suis efforcée de m’en rappeler jusqu’à la plus petite circonstance, et suivant ma coutume, lorsque j’entends des choses intéressantes, je l’ai écrit aussitôt. Je ne me flatte pas d’avoir conservé ses expressions, et ce que je vous rapporte ne peut avoir la chaleur que le son de sa voix et ses gestes prêtaient à son discours. Il m’a transporté pour Clarisse, et je n’aurai point de repos que je n’aye ce précieux livre ; car enfin le Marquis qui est jeune, susceptible de passions vives, peut avoir exagéré ; mais il faut que l’ouvrage soit intéressant et renferme de grandes beautés. Voilà une bien longue lettre et j’aurais encore beaucoup de choses à vous dire ; mais l’heure de la poste met un terme à mon bavardage.