L’Émigré/Lettre 012
LETTRE XII.
à
la Cesse de Loewenstein.
Dites je vous prie au Marquis, ma
chère Victorine, que je suis très-sensible
à l’attention qu’il a eue de me
faire partager le plaisir que vous a
fait le récit de ses aventures. Que
de malheurs il a éprouvés ! de combien
de scènes d’horreur il a été spectateur !
On dit que cette terrible
Révolution doit parcourir l’Europe.
Puissé-je mourir avant de voir dans
mon pays exercer autant de barbaries ! J’ai été frappée du ton de vérité qui
règne dans le récit qu’il fait des événemens,
et la peinture de quelques
personnages. J’ai admiré la bonne
foi avec laquelle il parle de son attachement
à une dame qui a péri si tragiquement.
Il est bien clair, comme il
en convient, qu’il n’était point amoureux,
mais il tâchoit de le persuader
à la femme qu’il avait l’air d’aimer.
Je suis toujours prête à me mettre
en colère contre les hommes, contre
les Français sur-tout, lorsqu’il est
question d’amour, ou de ce qui en a
l’apparence. Il semble qu’ils regardent
les femmes comme des hochets
dont ils s’amusent. Un jeune
homme devait-il donc en France,
sous peine d’être ridicule, feindre d’aimer,
employer la séduction pour
triompher d’une femme, qui souvent
aurait sans lui vécu paisiblement dans sa famille. Le Marquis paraît
honnête, sensible, vrai, et vous voyez
cependant que sans, éprouver le sentiment
de l’amour, il s’est efforcé de
parler son langage, et il a sans doute
fait des sermens qu’il était bien résolu
de ne pas tenir. Si cette femme
là, comme je le crois, a aimé de bonne
foi, quelle amertume aurait empoisonné
sa vie lorsqu’elle aurait vu
qu’elle avait été trompée ! Je souhaite
pour le punir qu’il soit quelque
jour bien véritablement amoureux ;
qu’il le soit d’une femme honnête et
vertueuse, afin qu’il éprouve tous les
tourmens d’un amour sans espoir.
Mais ne serais-je pas comme Idoménée
qui jure aux dieux d’immoler
le premier étranger qui s’offrira à sa
vue, et c’est son fils qu’il sacrifie
sans le savoir. Mes souhaits pourraient
troubler le repos de la personne qui m’est la plus chère, vous m’entendez
ma chère Comtesse… Je
serai toute ma vie bien plus occupée
de vous que de moi. Adieu, je vous
renvoie votre écrit.