L’Émigré/Lettre 013

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P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 141-146).
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LETTRE XIII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


J’ai remis au Marquis son manuscrit, et comme il m’a pressée de lui dire l’effet qu’il avait produit sur vous, je lui ai répondu qu’il vous avait fort intéressée, ensuite, par l’habitude de la franchise, j’ai ajouté ; mais,… et aussitôt je me suis arrêtée ; sa curiosité a été extrême sur ce mais, et il m’a fait les plus vives instances d’achever ; je lui ai dit que j’étais une étourdie, et que cela n’avait aucune importance, il a insisté et m’a paru si inquiet que dans la crainte qu’il ne soupçonnât quelque chose de trop désavantageux, je lui ai répondu qu’il ne m’en coûterait rien de lui dire la vérité, si je ne craignais de rappeler à son esprit de tristes souvenirs. Je ne conçois pas d’où lui est venue une telle obstination et il faut qu’il mette bien du prix à votre suffrage, autant que s’il vous connoissait. Enfin vous me gronderez peut-être, mais je lui ai avoué que vous lui reprochiez d’avoir induit en erreur cette malheureuse femme, en lui parlant le langage de la passion, et j’ai ajouté : elle vous aurait épousé comptant s’unir à un homme qui l’aimait et qui le lui avait assuré ; désabusée dans peu, quel eût été son malheur ! il eût égalé peut-être la durée de sa vie. Il s’est défendu en disant, que nous lui faisions un crime de sa franchise, qu’il aurait pu nous dissimuler ses véritables sentimens ; qu’au reste il ne les a bien connus qu’après sa mort, et en sondant avec attention son cœur ; enfin il a mis une chaleur extrême à se justifier. Mon oncle est arrivé à la fin de la conversation et vous jugez bien que les pauvres femmes ont été traitées légèrement ; car mon oncle, qui se pique d’un grand dévouement pour elles, ne manque jamais de s’égayer sur leur compte ; il croit que cela est du bon air. Les propos qu’il a tenus ont été débités très-gaiement, et la plupart des phrases accompagnées de certains mots que vous lui connoissez, et qui font faire le signe de la croix à votre maman. Ma nièce, m’a-t-il dit, croyez, ou bien avouez-moi, car vous savez toutes ce qui en est, avouez que les femmes ne sont dupes qu’autant qu’elles veulent bien l’être. Il y a une cinquantaine de phrases, qui ne signifient rien, et qu’on est convenu de se dire mutuellement pour que la femme cède avec honneur ; ce sont comme les trois assauts que les gouverneurs d’une place sont obligés d’essuyer avant de se rendre, tout cela doit être rangé dans le rang des complimens ; est ce que je suis le très-humble, très-obéissant serviteur de ceux à qui j’écris ainsi ? Et parce que l’on porte le deuil d’un parent, que souvent l’on déteste, est-on un homme faux si le cœur n’est pas en deuil ? J’avais autrefois un petit secrétaire Français qui faisait mes lettres d’amour, et qui me disait toujours qu’il en savait écrire de brûlantes ; tous mes amis me l’empruntaient, et cependant le papier d’aucun n’a jamais pris. Mais mon oncle, lui ai-je dit, vous donnerez à monsieur le Marquis mauvaise idée des bons Germains, car vous parlez comme un Lovelace. — Je n’ai jamais lû votre Lovelace ; mais qu’entendez-vous par bons ; je veux que monsieur le Marquis sache que nous n’en sommes pas plus bêtes, et j’ai connu un vieux comte Frizzamberg qui avait été l’intime du duc de Richelieu à Vienne, et qui ne lui cédait en rien pour ce qui est de la galanterie. Laissez dire mademoiselle Émilie, monsieur le Marquis ; à l’entendre il faudrait que tous les maris fussent des Céladons ; qu’ils soient braves à la guerre, sablent bien du champagne et ayent de bons procédés pour leurs femmes, voilà ce qu’il faut.

Après vous avoir rapporté son sentiment tout au long, je vous dirai que ma mère vous trouve ainsi que moi trop sévère ; Le Marquis se justifie très-bien en disant, qu’il a été lui-même dupe de ses sentimens, qu’il n’a bien connus qu’après la perte de cette infortunée victime. Il souffre moins depuis deux jours, et sa conversation nous intéresse beaucoup. Mon oncle est enthousiasmé de lui et ma mère l’écoute avec grand plaisir. Je suis impatiente qu’il connaisse mon Émilie que j’embrasse bien tendrement. Vous êtes folle je crois avec votre Idomenée, qui a pu vous donner cette idée ?

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