L’Émigré/Lettre 022

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P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 205-214).


LETTRE XXII.

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Le Président de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


à Dusseldorff.


Je ne vous parle point en ce moment de la France, ni de l’armée, parce que vous êtes plus à portée que moi d’en être promptement instruit. Je ne sais au reste quelles sont vos conjectures, mais les miennes se perdent dans le plus vaste et le plus noir horizon. Je vous écrirai amplement à ce sujet dans quelque temps ; pour le moment, parlons de nous et de nos amis. Le temps où nous vivons reffère les intérêts et les sentimens dans le plus petit cercle, et l’ame cicatrisée de tous côtés n’a plus que quelques points de sensibilité. N’êtes-vous pas affligé et étonné de n’avoir point de nouvelles de la duchesse de Montjustin. J’ai fait de tous côtés des perquisitions sans pouvoir rien apprendre à son sujet. Je sais seulement qu’elle a été en Angleterre ; mais on n’a pas pu me dire si elle y est encore, et je suis porté à croire qu’elle a changé de nom. Ses affaires étaient très-dérangées avant la Révolution, tout son bien est en terres, et il est à craindre qu’elle n’ait pas emporté des fonds suffisans. Quelquefois je crains que la détresse où elle a pu se trouver ne l’ait forcée de rentrer en France, et alors je frémis. Plusieurs Émigrés ont pris ce parti par le même motif et les malheureux ont payé de leur vie cette funeste rentrée dans leur patrie. Il y a quinze ans que je suis attaché à la duchesse de Montjustin ; vous connaissez ses rares qualités, sa raison, son esprit, ses agrémens ; jugez donc de mes regrets ; sa société faisait le charme de ma vie, et si je pouvais me rejoindre à elle et à mon jeune ami ; si je les pouvais voir dans une situation supportable, je défierais la fortune ; et la Révolution n’affecterait en moi que le sujet fidelle, et que l’ami de l’humanité. Lorsque les fonds que vous avez seront épuisés, adressez-vous à moi, mon cher Marquis ; ce ferait faire outrage à l’amitié que de ne pas en recevoir les dons, et cette fausse discrétion ne ferait en vérité honneur ni à votre esprit, ni à votre cœur. Songez donc que je suis plus riche que je ne l’ai jamais été, quoique j’aye perdu trente fois la valeur de ce qui me reste ; on n’est riche, que de ce dont on jouit. La plupart des choses que j’ai perdues n’étaient pas des jouissances pour moi : j’avais un grand hôtel où j’habitais un très-petit appartement ; beaucoup de chevaux, et je n’en employais que quatre ou cinq ; je donnais de grands dîners, et ils m’ennuyaient ; les spectacles, après une fréquentation de vingt ans, étaient moins un plaisir pour moi qu’un emploi du temps, et les loges que j’y avais étaient plutôt des moyens d’obliger que de m’amuser. Si l’on ôtait de la jouissance d’une grande fortune, ce qui n’est qu’au profit de la vanité, il y aurait bien peu de différence réelle entre le sort de l’homme le plus opulent et de celui qui jouit d’une honnête aisance. L’homme riche a plus envie de briller que de jouir, et vous savez que je ne cherchais pas l’éclat dans ma dépense ; mais ce qui m’affecte le plus cruellement, c’est la séparation peut-être éternelle de quelques amis ; ce sont les dangers qu’ils courent, enfin c’est ce déchirement qu’on éprouve quand on est enlevé subitement à toutes ses habitudes, à tout ce qui nous est cher ; quand on se trouve transporté au milieu d’hommes indifférens, et dont on ignore jusqu’à la langue. Toutes les pages du livre de ma vie semblent effacées ; il faut recommencer à me faire connaître, à me faire estimer, si je veux entretenir quelque commerce avec des gens aux yeux desquels ma position me rend d’abord suspect, parce qu’ils craignent que je ne leur devienne à charge. Je me dis souvent : je n’intéresse aucun de ceux que je vois ; je puis vivre, souffrir, mourir, sans exciter un sentiment, sans qu’il y ait une larme de versée ; mon esprit et mon cœur me sont inutiles et à charge par leurs besoins. Je ne puis ni converser sur les objets dont je me suis occupé, ni m’attacher à personne, et mes avances seraient regardées comme des calculs intéressés. Mon cœur est surchargé de son propre poids, il voudrait se répandre et il est arrêté par l’indifférence qu’on lui oppose, douloureusement froissé par la défiance ; ou, si je sors dans les rues je m’apperçois souvent que je suis pour le peuple un objet de haine ou de mépris ; car, il ne faut pas s’aveugler sur ses dispositions. Il admire les succès des brigands appelés Patriotes, et les mots décevans d’égalité, et de liberté chatouillent son cœur et lui inspirent de l’éloignement pour ce qu’on appelle les Aristocrates. Il contemple avec plaisir leur chute et croit s’élever de toute la hauteur dont on les a précipités. J’ai été assez heureux pour emporter quelques fonds qui me mettent à portée de vivre dans l’aisance, et cette aisance est une immense richesse comparée à la détresse de la plupart de nos compatriotes. Celui de nous qui peut avoir la plus grossiére subsistance assurée, est un homme fortuné : on a dit avec raison, que pour être content de son état il fallait regarder en bas ; aujourd’hui, qui le dirait ! c’est en portant ses regards jusqu’à la plus sublime élévation. Quel est l’homme dont la vie et la liberté sont assurées, qui ne doive pas se trouver heureux en se rappelant l’infortuné Louis XVI ; tout homme, de quelque classe qu’il soit, était en quelque sorte familiarisé avec l’idée de la possibilité de périr sur un échafaud, l’histoire en fournit mille exemples, et l’innocence n’a souvent pas suffi pour échapper à un tel sort ; mais un roi !… qui peut se faire une idée des affreuses pensées, des sentimens d’étonnement et d’horreur qui ont rempli son esprit et son cœur quand il a passé, captif, au milieu d’un peuple furieux qu’il avait vu, pendant vingt ans, se précipiter sur son passage pour le contempler avec délices ; pour faire retentir l’air des plus touchantes acclamations. Qui peut dire si son cœur n’a pas été ouvert à l’espoir, et combien il a été cruellement trompé, lorsque pendant cette longue route il n’a entendu aucune voix s’élever en sa faveur, aucun bruit avant-coureur d’un généreux effort ; enfin arrivé au terme fatal, il s’est flatté sans doute, que peut-être ce peuple ne résisterait pas à la voix de son roi qui paraissait en suppliant devant lui ; mais la plus atroce barbarie fait retentir l’air d’un bruit affreux qui couvre ses faibles accens ; enfin le crime comble l’intervalle immense qui est entre le trône et l’échafaud, entre le supplice et l’innocence. Cette affreuse image me revient sans cesse dans la pensée, et le jour et la nuit. À tout ce qu’elle a de déchirant pour le cœur, se joint un tel étonnement pour l’esprit, que je suis quelquefois tenté de croire que cette terrible catastrophe n’est qu’un songe affreux. Je reviens à vous, mon cher et jeune ami, et j’exige de votre attachement que vous me disiez au plutôt l’état de vos affaires, et ce qui vous reste, et ce que vous attendez. J’ai quelque argent à votre service, pour le moment, sans nuire à mes arrangemens, sans rien diminuer de ma dépense. Songez que je vous tiens lieu de père et que j’en ai toute la tendresse. Adieu, pour aujourd’hui.

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