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L’Émigré/Lettre 023

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P. F. Fauche et compagnie (Tome Ip. 215-225).


LETTRE XXIII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Écoutez, écoutez ma chère Émilie, une scène du plus grand genre dont vous êtes la cause sans le savoir. Nous étions à prendre le thé dans le sallon lorsqu’on m’a apporté un billet de vous, écrit il y a deux jours, pour m’annoncer cette marchande qui fait si bien les fleurs artificielles, et j’ai proposé à ma mère de la faire entrer, en lui disant qu’on m’avait assuré qu’elles égalaient presque en fraîcheur et en vivacité les fleurs naturelles. Un instant après est entrée une jeune fille avec deux grands cartons. Les fleurs ont été étalées sur une petite table auprès de ma mère ; la Warberg n’a fait qu’un saut jusqu’à nous pour voir les fleurs, et je ne puis vous rendre ses exclamations ; elle regardait de tous ses yeux, avait envie de tout : combien cela Mademoiselle ?… Et celle-ci, et celle-là ? La marchande avait à peine le temps de répondre à ses mille et une questions. Dans ce moment nous appercevons le Marquis, qui se trouvant beaucoup mieux, avait voulu nous causer une agréable surprise, et qui traversait la cour, appuyé sur son valet de chambre, pour se rendre dans le sallon. Nous nous levons aussitôt pour aller au devant de lui et le féliciter. Une voiture était rangée près de la porte du vestibule, et nous appercevons dans le fond une femme d’une figure fort agréable. On s’empresse de témoigner au Marquis la joie de le trouver en si bon état, et prêt à entrer, il porte ses yeux du côté de la voiture, et s’avance vers elle en disant : quoi c’est vous madame la Duchesse ?… Et la femme de répondre sans le moindre embarras, c’est moi-même, mon cousin. Tout le monde est surpris ; mon oncle, sur-tout, semble pétrifié et demeure un instant les yeux fixes et la bouche ouverte. On demande au Marquis, par quel hasard cette dame, qu’il appelle madame la Duchesse, attend dans la cour sans entrer. Il s’approche d’elle, lui parle à demi-voix, et revient nous dire, c’est une de ces aventures de roman que produit la Révolution ; madame la duchesse de Montjustin vend des fleurs, voilà le mystère, et elle attend une ouvrière qui est allée en porter dans le sallon ; nous nous avançons vers la Duchesse, et après bien des instances nous l’engageons à entrer. On garde ensuite un instant le silence, et la Duchesse d’un air tranquille et résigné, s’adressant à mon oncle qui était dans l’attitude d’un homme qui attend le dénouement d’une grande aventure, lui dit : je ne suis pas la seule, monsieur, que la Révolution ait réduite à un sort pareil ou plus fâcheux, et je me trouve heureuse d’avoir un petit talent qui écarte de moi la misère. Mon oncle lève les bras au ciel en croisant ses mains, et demande au Marquis si elle est de la famille du maréchal de… la femme de son petit-fils. Mon oncle s’écrie, la petite-fille du maréchal de… que j’ai vu commander les armées Françaises en 17… qui auroit dit que sa petite-fille serait réduite à vendre des fleurs ? La Révolution, lui dit le Marquis, a fait du monde un grand bal masqué, où des princes paraissent sous des habits de paysans, et des valets sont habillés en empereurs ; ma cousine s’est résignée avec courage à son sort. Il y en a, reprit la Duchesse, de bien plus à plaindre que moi ; ce sont les vieilles femmes et celles qui n’ont aucunes ressources dans leur industrie ; je frémis en songeant qu’un peu plutôt ou plus tard, elles n’auront rien à attendre que de la compassion charitable. Le Marquis lui demanda des nouvelles de plusieurs personnes, et comme il ne lui parla ni de mari, ni d’enfans, je jugeai qu’elle était veuve et n’avait pas d’enfans : je ne me suis pas trompée. Madame de Warberg n’osait plus acheter, et ne jetait que des regards furtifs sur ces belles fleurs qu’elle avait tant admirées ; comment dire à une Duchesse : cela est trop cher ? Comment lui mettre de l’argent dans la main ? La Duchesse s’en apperçut et lui dit en souriant : il ne faut pas, madame, si mon nom ne me sert pas, qu’il me nuise. Vous paraissiez disposée acheter des fleurs ; le prix est sur chacune, cela vous épargnera l’embarras de marchander. Madame de Warberg s’enhardit, choisit plusieurs fleurs fort belles, regarda le prix, tira sa bourse et mit en rougissant l’argent dans le carton. Je suivis son exemple ; mais sans en acheter une grande quantité, comme c’était mon premier mouvement ; je craignis d’avoir l’air, par pure générosité, d’augmenter ses profits. Comme je lui témoignais mon admiration de son courage, elle m’a dit une chose qui m’a frappée. Quand on ôte, Madame, du malheur, l’humiliation, il perd ce qu’il a peut-être de plus douloureux, et comment être humilié d’un malheur général ? Qui ne serait pas honteux de paraître en chemise dans la rue ?… Mais, supposé que le feu prenne à votre maison, aux maisons voisines, on ne songera pas en fuyant le danger, à la manière dont on est vêtu. Mais, dit mon oncle, madame la Duchesse aurait trouvé dans tous les pays, des gens qui se seraient empressés de la secourir, sans s’abbaisser… Ah ! Monsieur, lui dit-elle, ces services-là ne sont que pour un temps, et quand les malheurs durent, la générosité se lasse : n’est-il pas plus satisfaisant de pouvoir se suffire à soi-même, et de n’avoir d’obligations à personne ? Ma foi, dit-il, Madame, vous avez raison, et ce n’est pas là de l’orgueil, mais une noble et estimable fierté ; il se détourna en même temps pour cacher ses larmes. J’allai à lui et prête moi-même à pleurer, je lui pris la main et ne pus que lui dire, mon bon oncle !… La Duchesse reprit la parole, et dit : on ne peut se refuser à une vérité constante, c’est que si on enlève à l’homme le plus riche tout ce qu’il possède, il est forcé de revenir à l’état de nature, et de travailler pour subsister. J’ai lû qu’en Turquie on fait, dans leur jeunesse, apprendre un métier aux Sultans ; c’est peut-être par le souvenir des fréquentes révolutions qui précipitent du trône les monarques de l’Asie qu’on a cru devoir adopter cet usage ; est-il aujourd’hui en Europe un homme, quelqu’élevé qu’il soit, qui puisse assurer qu’il ne sera pas réduit à faire usage de son industrie ? Rousseau avait raison dans son superbe ouvrage sur l’éducation, de faire apprendre un métier à Émile. On s’en est moqué, on a fait des railleries d’un héros menuisier. Combien de gens de qualité, de gens riches seraient heureux aujourd’hui d’avoir été élevés comme Émile ? Quelle modération, ma chère amie ! quelle sagesse ! ce ne sont pas là des mots, c’est le courage et la vertu en action. J’ai voulu l’engager à passer la journée avec nous ; mais il n’y a pas eu moyen de l’y déterminer : elle avait des affaires à Francfort et devait s’y trouver de bonne heure le lendemain ; mais elle nous a promis de s’arranger pour venir la semaine prochaine, et nous accorder deux jours ; de grâce venez-y, ma chère amie ; je m’honorerai à ses yeux de votre amitié, et puisqu’elle vous connaît, elle me sera un titre pour prétendre à la sienne. Sa douceur, son courage, sa noble simplicité ont enchanté toute la maison ; le Marquis, après avoir loué la courageuse résignation de sa cousine nous dit : mesdames je vous conseille de vous presser de faire provision de fleurs ; car ma cousine me fera certainement la grâce de partager ma petite fortune. De tout mon cœur, dit-elle ; mais prenez garde de vous aveugler sur vos espérances et d’en croire le succès trop prochain ; je serais fâchée de vous faire dépenser trop vite un argent qu’il serait prudent de ménager pour l’avenir. Dès ce moment le produit de mes fleurs est pour les pauvres, et elle me pria de me charger de celui de madame de Warberg. Ensuite elle ajouta : je crois, mon cousin, que tout bien considéré, je ne dois pas renoncer entièrement à mes travaux ; il y a tant de malheureux à soulager, ce serait un vol que je leur ferais que de ne pas exercer mon petit talent. Qu’en pensent ces dames ? Nous fûmes de son avis. J’en ferai, dit-elle, un amusement au lieu d’un travail forcé. Nous l’avons tous reconduite à sa petite voiture ; mon oncle lui donnait la main, et en la quittant la regardait avec des yeux de tendresse et d’admiration. Vous pensez bien qu’il n’a pas été question d’autre chose toute la soirée, et chacun de nous, à sa manière, a fourni son contingent à un chapitre sur les vicissitudes de la fortune. Adieu, pour aujourd’hui.

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