L’Émigré/Lettre 023
LETTRE XXIII.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Écoutez, écoutez ma chère Émilie,
une scène du plus grand genre dont
vous êtes la cause sans le savoir.
Nous étions à prendre le thé dans le
sallon lorsqu’on m’a apporté un billet
de vous, écrit il y a deux jours,
pour m’annoncer cette marchande
qui fait si bien les fleurs artificielles,
et j’ai proposé à ma mère de la faire
entrer, en lui disant qu’on m’avait
assuré qu’elles égalaient presque en
fraîcheur et en vivacité les fleurs naturelles. Un instant après est entrée
une jeune fille avec deux grands
cartons. Les fleurs ont été étalées
sur une petite table auprès de ma
mère ; la Warberg n’a fait qu’un
saut jusqu’à nous pour voir les fleurs,
et je ne puis vous rendre ses exclamations ;
elle regardait de tous ses
yeux, avait envie de tout : combien
cela Mademoiselle ?… Et celle-ci,
et celle-là ? La marchande avait à
peine le temps de répondre à ses
mille et une questions. Dans ce moment
nous appercevons le Marquis,
qui se trouvant beaucoup mieux, avait
voulu nous causer une agréable surprise,
et qui traversait la cour, appuyé
sur son valet de chambre, pour
se rendre dans le sallon. Nous nous
levons aussitôt pour aller au devant
de lui et le féliciter. Une voiture
était rangée près de la porte du vestibule, et nous appercevons dans
le fond une femme d’une figure fort
agréable. On s’empresse de témoigner
au Marquis la joie de le trouver en si
bon état, et prêt à entrer, il porte
ses yeux du côté de la voiture, et
s’avance vers elle en disant : quoi c’est
vous madame la Duchesse ?… Et la
femme de répondre sans le moindre
embarras, c’est moi-même, mon cousin.
Tout le monde est surpris ; mon
oncle, sur-tout, semble pétrifié et
demeure un instant les yeux fixes et
la bouche ouverte. On demande au
Marquis, par quel hasard cette dame,
qu’il appelle madame la Duchesse,
attend dans la cour sans entrer. Il
s’approche d’elle, lui parle à demi-voix,
et revient nous dire, c’est une
de ces aventures de roman que produit
la Révolution ; madame la duchesse
de Montjustin vend des fleurs, voilà le mystère, et elle attend
une ouvrière qui est allée en porter
dans le sallon ; nous nous avançons
vers la Duchesse, et après bien des
instances nous l’engageons à entrer.
On garde ensuite un instant le silence,
et la Duchesse d’un air tranquille et
résigné, s’adressant à mon oncle qui
était dans l’attitude d’un homme qui
attend le dénouement d’une grande
aventure, lui dit : je ne suis pas la
seule, monsieur, que la Révolution
ait réduite à un sort pareil ou plus
fâcheux, et je me trouve heureuse
d’avoir un petit talent qui écarte de
moi la misère. Mon oncle lève les
bras au ciel en croisant ses mains, et
demande au Marquis si elle est de la
famille du maréchal de… la
femme de son petit-fils. Mon oncle
s’écrie, la petite-fille du maréchal
de… que j’ai vu commander les armées Françaises en 17… qui
auroit dit que sa petite-fille serait
réduite à vendre des fleurs ? La Révolution,
lui dit le Marquis, a fait
du monde un grand bal masqué, où
des princes paraissent sous des habits
de paysans, et des valets sont habillés
en empereurs ; ma cousine s’est
résignée avec courage à son sort. Il
y en a, reprit la Duchesse, de bien
plus à plaindre que moi ; ce sont les
vieilles femmes et celles qui n’ont
aucunes ressources dans leur industrie ;
je frémis en songeant qu’un peu
plutôt ou plus tard, elles n’auront
rien à attendre que de la compassion
charitable. Le Marquis lui demanda
des nouvelles de plusieurs personnes,
et comme il ne lui parla ni de mari, ni
d’enfans, je jugeai qu’elle était veuve
et n’avait pas d’enfans : je ne me suis
pas trompée. Madame de Warberg n’osait plus acheter, et ne jetait que
des regards furtifs sur ces belles
fleurs qu’elle avait tant admirées ;
comment dire à une Duchesse : cela
est trop cher ? Comment lui mettre
de l’argent dans la main ? La Duchesse
s’en apperçut et lui dit en
souriant : il ne faut pas, madame, si
mon nom ne me sert pas, qu’il me
nuise. Vous paraissiez disposée
acheter des fleurs ; le prix est sur
chacune, cela vous épargnera l’embarras
de marchander. Madame de Warberg
s’enhardit, choisit plusieurs
fleurs fort belles, regarda le prix,
tira sa bourse et mit en rougissant
l’argent dans le carton. Je suivis
son exemple ; mais sans en acheter
une grande quantité, comme c’était
mon premier mouvement ; je craignis
d’avoir l’air, par pure générosité,
d’augmenter ses profits. Comme je lui témoignais mon admiration de son
courage, elle m’a dit une chose qui
m’a frappée. Quand on ôte, Madame,
du malheur, l’humiliation, il perd ce
qu’il a peut-être de plus douloureux,
et comment être humilié d’un malheur
général ? Qui ne serait pas honteux de
paraître en chemise dans la
rue ?… Mais, supposé que le feu
prenne à votre maison, aux maisons
voisines, on ne songera pas en fuyant le
danger, à la manière dont on est
vêtu. Mais, dit mon oncle, madame
la Duchesse aurait trouvé dans tous
les pays, des gens qui se seraient empressés
de la secourir, sans s’abbaisser…
Ah ! Monsieur, lui dit-elle,
ces services-là ne sont que
pour un temps, et quand les malheurs
durent, la générosité se lasse :
n’est-il pas plus satisfaisant de pouvoir
se suffire à soi-même, et de n’avoir d’obligations à personne ? Ma
foi, dit-il, Madame, vous avez raison,
et ce n’est pas là de l’orgueil, mais
une noble et estimable fierté ; il se
détourna en même temps pour cacher
ses larmes. J’allai à lui et prête moi-même
à pleurer, je lui pris la main
et ne pus que lui dire, mon bon
oncle !… La Duchesse reprit la parole,
et dit : on ne peut se refuser à
une vérité constante, c’est que si on
enlève à l’homme le plus riche tout
ce qu’il possède, il est forcé de revenir
à l’état de nature, et de travailler
pour subsister. J’ai lû qu’en
Turquie on fait, dans leur jeunesse,
apprendre un métier aux Sultans ;
c’est peut-être par le souvenir des
fréquentes révolutions qui précipitent
du trône les monarques de l’Asie
qu’on a cru devoir adopter cet
usage ; est-il aujourd’hui en Europe un homme, quelqu’élevé qu’il soit, qui
puisse assurer qu’il ne sera pas réduit
à faire usage de son industrie ?
Rousseau avait raison dans son superbe
ouvrage sur l’éducation, de
faire apprendre un métier à Émile.
On s’en est moqué, on a fait des
railleries d’un héros menuisier. Combien
de gens de qualité, de gens
riches seraient heureux aujourd’hui
d’avoir été élevés comme Émile ?
Quelle modération, ma chère amie !
quelle sagesse ! ce ne sont pas là des
mots, c’est le courage et la vertu
en action. J’ai voulu l’engager à
passer la journée avec nous ; mais
il n’y a pas eu moyen de l’y déterminer :
elle avait des affaires à Francfort
et devait s’y trouver de bonne
heure le lendemain ; mais elle nous
a promis de s’arranger pour venir la
semaine prochaine, et nous accorder deux jours ; de grâce venez-y, ma
chère amie ; je m’honorerai à ses
yeux de votre amitié, et puisqu’elle
vous connaît, elle me sera un titre
pour prétendre à la sienne. Sa douceur,
son courage, sa noble simplicité
ont enchanté toute la maison ; le
Marquis, après avoir loué la courageuse
résignation de sa cousine nous
dit : mesdames je vous conseille de
vous presser de faire provision de
fleurs ; car ma cousine me fera certainement
la grâce de partager ma
petite fortune. De tout mon cœur,
dit-elle ; mais prenez garde de vous
aveugler sur vos espérances et d’en
croire le succès trop prochain ; je serais
fâchée de vous faire dépenser
trop vite un argent qu’il serait prudent
de ménager pour l’avenir. Dès
ce moment le produit de mes fleurs
est pour les pauvres, et elle me pria de me charger de celui de madame
de Warberg. Ensuite elle ajouta :
je crois, mon cousin, que tout bien
considéré, je ne dois pas renoncer
entièrement à mes travaux ; il y a
tant de malheureux à soulager, ce
serait un vol que je leur ferais que
de ne pas exercer mon petit talent.
Qu’en pensent ces dames ? Nous fûmes
de son avis. J’en ferai, dit-elle,
un amusement au lieu d’un travail
forcé. Nous l’avons tous reconduite
à sa petite voiture ; mon oncle lui
donnait la main, et en la quittant la
regardait avec des yeux de tendresse
et d’admiration. Vous pensez bien
qu’il n’a pas été question d’autre chose
toute la soirée, et chacun de nous,
à sa manière, a fourni son contingent
à un chapitre sur les vicissitudes de
la fortune. Adieu, pour aujourd’hui.