L’Émigré/Lettre 029
LETTRE XXIX.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Le procès répand toujours un nuage
de tristesse sur toute ma famille, et
je suis forcée aussi de prendre un air
inquiet pour ne pas désobliger mes
parens ; mais au fond je ne mets pas
assez de prix à la fortune pour être
forte affectée. Ce qui me touche
véritablement c’est l’embarras où se
trouverait mon père pour subvenir
aux frais du procès. Le marquis de
St. Alban qui me croit plus inquiète que je ne le suis, partage avec vivacité
le chagrin général, et ce qu’il y
a de bon, c’est que c’est moi qui fais
effort pour le consoler. Il avance
dans sa guérison, et partira dans huit
ou dix jours pour Francfort ; ce sera
pour moi, et je crois aussi pour ma
mère, une véritable privation, et
peut-être aurait-il mieux valu que
je ne l’eusse pas connu. Nos bons
Allemands me paraissent un peu plus
maussades depuis son séjour ici, et
nos agréables me sont encore plus
insupportables ; mon mari s’en est
sans doute apperçu, et sur ce que je
n’étais pas aussi enthousiasmée que
lui du prince de **** que nous
avons vu deux ou trois fois l’hiver
dernier, il m’a dit avec un peu d’aigreur,
il faut être Français pour
plaire à madame : voilà ses mots ;
mais il y avait dans le son de sa voix quelque chose d’aigre, et dans ses
regards une intention que je ne puis
vous rendre. Je crois que la présence
du Marquis lui est à charge :
les malheureux sont toujours importuns
à certaines personnes, à presque
tous les hommes ; le calcul de l’intérêt
est en entier contre eux ; l’intérêt
étend ses vues dans l’avenir, et
craint qu’on ne se fasse un titre d’un léger
bienfait pour en exiger de nouveaux.
Mon mari a toujours été porté
à l’économie ; il en sent en ce
moment encore plus la nécessité, et il
s’exagère la faible dépense que le séjour
du Marquis occasionne : voilà je
crois la source de son humeur contre
lui, et il n’a d’ailleurs jamais aimé
les Français. Elle n’aura plus de
fondement dans peu, car le Marquis
part pour Francfort, où il a quelques
misérables débris de sa fortune à rassembler. J’aurai besoin de quelque
temps après son départ, pour me remettre
au ton ordinaire des conversations,
et m’habituer à des sociétés,
sans intérêt. Avec vous et avec le Marquis
nous parlons une autre langue.
Je remplacerai le Marquis par des livres,
et quand vous serez mariée,
ma chère amie, les occasions fréquentes
de nous voir ne me laisseront rien
à désirer. Adieu, mon unique, tendre
et adorable amie.