L’Émigré/Lettre 030

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 5-7).


LETTRE XXX.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Duchesse de Montjustin.


Je suis enfin entièrement guéri, ma chère cousine, et je partirai dans peu pour Francfort, pénétré d’une immortelle reconnaissance pour l’intéressante famille qui m’a donné un asile. Vous me feriez grand plaisir de vous informer d’un logement pour moi. J’aurais été bien heureux si nous avions pu loger ensemble ; mais le titre de cousin aurait-il suffi pour vous rassurer contre les propos ? J’ai quelques fonds à rassembler qui me mettront au-dessus du besoin jusqu’à des circonstances plus heureuses. La société n’est plus si agréable au château de Loewenstein, depuis l’arrivée du père et du mari. Chacun fait un peu trop sentir son empire ; mais ils sont obligés de s’abaisser un peu devant l’oncle, à qui ses richesses donnent un ascendant marqué sur toute la famille, excepté sur sa nièce ; on voit qu’elle respecte en lui le frère de son père, son âge, et ses vertus, mais que ses richesses ne déterminent point ses égards et ses soins ; on voit que pauvre il serait également considéré par elle. L’oncle, qui a un discernement naturel, et plus étendu qu’on ne croit, distingue fort bien et le genre des complaisances qu’on a pour lui, et leur principe. Il paraît savoir gré à sa nièce de la juste mesure de ses empressemens, et l’on croit voir qu’il compterait plus sur son amitié que sur celle des autres, malgré leurs exagérations. Le mari est prévenu contre les Français, et j’attribue à son éloignement pour eux quelques mots aigres qui avaient l’air de s’adresser indirectement à moi ; j’ai été tenté dans deux ou trois circonstances de croire qu’il avait quelque jalousie contre moi. Sans être heureux on fait donc des jaloux ! … J’attends de vos nouvelles, ma chère cousine, et un dîner que nous allons faire à trois lieues, ne me permet pas de m’entretenir plus long-temps avec vous ; agréez mon tendre attachement.

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