L’Émigré/Lettre 032

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 15-17).


LETTRE XXXII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Le Marquis est parti, ma chère Émilie, et vous ne sauriez dire le vide que fait son absence dans la maison ; depuis deux jours nous n’avons parlé que de lui, et mon père même, tout prévenu qu’il est contre les Français, n’a pu s’empêcher de convenir que le Marquis avait de l’agrément et de la solidité. Ma mère a pour lui un intérêt maternel : j’ai toujours, dit-elle quelquefois, désiré une fille de préférence, et je m’en trouve bien ; ma Victorine, remplit mon cœur en entier ; mais je sens qu’une mère serait bien heureuse d’avoir ma Victorine et le Marquis. Une autre fois en parlant d’âge, elle me dit : il suffit qu’un mari ait quatre ou cinq ans de plus que sa femme, c’est la différence qui est entre le Marquis et vous ; et une autre fois encore en parlant de taille, elle me dit, que le Marquis et moi étions, chacun dans notre genre, de la taille convenable ; enfin il semble qu’elle soit entraînée, quand elle me parle de lui, à nous comparer, et qu’elle ait l’idée d’un juste assortiment qu’elle regrette ; mais rien n’a été plus frappant que la manière dont elle regarda un jour mon mari qui venait de parler d’une façon peu délicate sur l’amitié. Elle leva les yeux de dessus son ouvrage, le considéra et aussitôt les reporta sur le Marquis, et ensuite sur moi ; que de choses il y avait, ma chère Émilie, dans ces regards successifs, de la surprise, du mépris, une comparaison à l’avantage du Marquis, des regrets, une excuse en quelque sorte envers moi : je vis tout cela, et n’en fis pas semblant ; j’affectai même de n’avoir pas fait attention à ce qui avait été dit. J’espère que nous reverrons quelquefois le Marquis ; la politesse lui en fait un devoir ; mais je crois qu’il ne sera pas pénible. Je vous avoue qu’il me semble depuis son départ que mon cœur et le peu d’esprit que j’ai, sont des instrumens inutiles que j’ai remis dans leur étui. Venez, ma chère amie, et je recommencerai un charmant concert. Adieu, j’embrasse bien tendrement mon aimable Émilie.

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