L’Émigré/Lettre 031
LETTRE XXXI.
au
Marquis de St. Alban.
Je m’informe de tous côtés, mon cher
cousin, d’un logement tel que vous
le désirez, et c’est pour moi un grand
chagrin que la maison que j’habite ne
soit pas plus vaste ; je me serais mise
au-dessus des propos, et en vérité
je ne crois pas qu’ils eussent été à
redouter. L’on vit où l’on peut,
dans un bouleversement comme celui
que nous éprouvons, d’ailleurs vous
connaissez ma maxime, c’est que
la vérité se fait toujours connaître
à la longue ; je ne pense donc
pas qu’on nous eût pris long-temps pour Annete et Lubin. On m’a parlé
d’une veuve qui a un appartement à
louer, assez propre, et qui pourrait
aussi se charger de vous nourrir et
de vous donner du caffé et du thé,
car ces deux articles en Allemagne
ne sont jamais oubliés. Je crois que
l’ordinaire de la veuve vous paraîtra
préférable à une table d’hôte, et je
tâcherai de faire prix pour le tout,
qui n’excédera pas, à ce qu’on dit,
six livres de France par jour. Je ne
sais si votre petite fortune vous met
en état de faire cette dépense. Avant
que l’idée de faire des fleurs me fût
venue, j’ai vécu avec trois livres,
moi et ma femme de chambre, dans
une petite ville d’Allemagne, où à
la vérité les vivres sont moins chers.
Comme vous devez bientôt arriver,
je n’arrêterai rien définitivement ; mais
je rassemblerai toutes les instructions propres à vous mettre à portée de
choisir promtement. Cela est important,
car les auberges sont fort chères
à Francfort ; c’est ici qu’est la fameuse
Maison rouge ; mais une telle habitation
n’est pas à proposer à un Émigré.
Je suis très-satisfaite de tout
ce que j’ai vu à Lœwenstein ; c’est
une famille très-estimable, et la mère
et la fille ne sont dans aucun pays
des femmes communes. Je crois, je
dirai je crains, mon cher cousin, que
le mérite de la fille n’ait fait que trop
d’impression sur vous. C’est une affreuse
situation que celle qui fait un
malheur de rencontrer une société
aimable ; on n’en sent que plus vivement
son mal, et l’agrément, le bien-être
dont on jouit, affaiblissent le
courage et semblent porter au désespoir.
Qui m’aurait dit il y a dix
ans, quand j’ai perdu le duc de Montjustin que j’aimais sincèrement ;
quand j’ai perdu, il y a trois
ans, ma petite Charlotte, qu’il viendrait
un temps où je regarderais leur
mort comme un bien pour eux, et
presque aussi pour moi ! Qui peut
m’assurer que le duc de Montjustin,
ardent, passionné dans ses goûts pour
les idées nouvelles, n’aurait pas été
Démocrate, on qu’il n’aurait pas été
une des victimes immolées dans les
affreuses journées qui surpassent celle
de la St. Barthélémy ; enfin impatient,
fier comme if l’était, comment aurait-il
pu se résigner à la pauvreté, et à
l’humiliation qui la suit ? Que ferais-je
de ma Charlotte, qui aurait
aujourd’hui quatorze ans ? Forcée
de la perdre de vue quelquefois pour
m’occuper de mon travail, et de mon
petit commerce, comment la garantir
des impressions qu’elle pourrait recevoir ? Et si les affaires de la
France ne s’arrangent point, quel
sort lui préparait l’avenir !…
son éducation lui avait inspiré des
sentimens conformes à sa naissance,
comment supposer que dans une personne
de cet âge, la raison aurait su
en affaiblir le souvenir sans l’éteindre,
et l’amener à une résignation exempte
de bassesse et d’abattement ? Voilà
ce que ma raison me dit quelquefois
pour tempérer la douleur de sa perte ;
mais mon cœur me présente bien
plus souvent un autre aspect, et je
vois Charlotte partageant mon travail,
me prodiguant les plus tendres
soins ; je vois dans elle une compagne
chérie, à qui j’ouvre mon cœur,
enfin l’objet d’une affection qui par
sa nature et sa vivacité suffit à l’ame
la plus sensible et la plus active.
Mais il serait venu un temps, et ce temps n’était pas loin, où le cœur
de ma Charlotte aurait éprouvé
des besoins, et la passion s’est toujours
indignée des barrières que la
naissance et la fortune ont établies
dans la société. Dans un moment
où l’égalité parmi les hommes est
réduite en système, il m’aurait été
bien difficile, je ne dis pas de diriger,
mais de circonscrire le choix de ma
Charlotte, et de la préserver de
la séduction de l’homme le plus vil
par son état, ou sa naissance : L’amour
sera toujours démocrate quand
il aura intérêt de l’être. Je n’ai jamais
été, mon cher cousin, enivrée
de l’éclat des titres et de la noblesse ;
mais je n’aurais pu voir ma fille se
dégrader par une alliance honteuse.
Je crois que cette morale serait applaudie
dans la maison que vous
habitez, et que le Commandeur redoublerait d’estime pour moi. Adieu,
mon cher cousin, dites mille choses
pour moi à vos bons et généreux
hôtes ; et à la Comtesse, que pour
les premières roses que je ferai, je
tâcherai de me rappeler les nuances
de son teint.