L’Émigré/Lettre 048

La bibliothèque libre.
P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 109-113).


LETTRE XLVIII.

Séparateur


Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Ce qui est fait est fait, ma chère Comtesse, vous savez que je n’aime point à rabâcher, ainsi vous ne serez point grondée ; je ne gronderais pas même le Marquis, si j’étais en droit de le faire ; car enfin il a commencé par vous obéir, et l’argument qu’il a employé était assez spécieux ; mais je conçois sa joie, il croit avoir obtenu de vous ce portrait, et il croit bien aussi, être pour quelque chose dans les larmes que vous avez répandues, en le contemplant, votre livre à la main. Je ne vous dirai rien, ma chère amie, sur votre situation ; serait-ce des leçons que j’entreprendrais de faire à une femme dont les principes sont aussi sûrs, et qui est pénétrée de respect pour ses devoirs ; à une personne aussi éclairée, qui voit d’un coup d’œil, plus de faces dans un objet, que moi en le fixant long-temps ; à vous, à qui l’instinct d’une raison supérieure, fait connaître si clairement, et juger si surement, exprimer si nettement des choses qui s’obscurcissent dans les longs circuits de mes raisonnemens ? Je crois que vous avez pour le Marquis un attachement plus vif que ne l’exigerait votre repos ; mais votre sagesse en saura réprimer les élans, et votre amie seule pénétrera au fond de cette ame si pure, et y lira peut-être, des combats qui ne feront que redoubler son estime. La nature vous a donné un cœur sensible ; et l’amitié ne suffit pas pour en consumer l’activité. Il est des gens qui prétendent que chaque être dans l’univers a son pareil en sentimens, en rapports de qualités et d’avantages de tout genre, qu’il ne s’agit que de le rencontrer pour faire un assortiment complet, et la plus heureuse union ; je crois que vous avez rencontré dans le Marquis, cet être assorti à vous par la nature, et vos cœurs ont volé l’un vers l’autre ; mais la barrière insurmontable des lois et du devoir les sépare, la gloire du courage vous est réservée, et le contentement qui naît de la vertu, sera le prix d’un pénible combat. À votre place je tâcherais de m’étourdir sur ma situation, par la dissipation ; je ferais de fréquens voyages, je m’appliquerais avec plus d’ardeur au dessin, je ne lirais aucun roman, aucune pièce de théâtre, et je ferais mes efforts pour être toujours en compagnie. Ce ne sont point, prenez-y garde, des leçons que je vous donne, mais des avis sur votre repos, et ce qu’on appelle en médecine, des remèdes de bonne femme. Les plus habiles médecins lorsqu’ils sont malades, en consultent d’autres bien moins habiles, et cela sans avoir perdu la tête, parce que dans sa propre cause, nul n’est un juge bien intègre ; la crainte et l’espérance agissent trop fortement sur nous, lorsque nous avons un grand intérêt, pour laisser au jugement l’entier exercice de ses lumières ; mais quand le cœur est prévenu, qui peut distinguer surement les inspirations d’avec les pensées de l’esprit ? La Rochefoucault, que vous n’aimez pas, a dit : l’esprit est souvent la dupe du cœur. C’est à vous prémunir contre cet enchanteur, que mon amitié, peut être bonne en cette circonstance, et elle ne vous perdra pas de vue un instant. Adieu, ma chère Comtesse.

Séparateur