L’Émigré/Lettre 063

La bibliothèque libre.
P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 222-227).


LETTRE LXIII.

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Melle Émilie
à
la Cesse de Loewenstein.


Je vous remercie mille fois, ma chère Victorine, de la commission que vous m’avez donnée, je suis heureuse de participer à une aussi généreuse action. J’en suis fière comme cet homme qui disait, entendant vanter un beau sermon, eh bien, c’est moi qui l’ai sonné. Il se serait passé beaucoup de temps peut-être, avant de pouvoir vendre votre aigrette, à un bon prix, ou si je m’étais pressée de la vendre à des juifs, ils ne m’auraient donné que la moitié de la valeur ; j’ai pris un autre parti qui m’a réussi complètement. Vous connaissez le grand-prévôt du chapitre ; c’est un homme noble et obligeant, et le bon vieillard se pique d’un attachement particulier pour moi. Au moment où j’ai reçu votre lettre, je sortais pour aller dîner chez lui en grande compagnie ; nous sommes arrivés des premiers, et après les complimens ordinaires, je lui ai demandé à entrer dans sa bibliothèque pour y prendre un livre, bien persuadée qu’il m’y suivrait ; il y est effectivement venu, et nous nous sommes trouvés seuls ; alors, je lui ai dit : monsieur le prévôt, j’ai un secret à vous confier et un service à vous demander. Sa belle et respectable phisionomie s’est épanouie à ces mots ; mademoiselle Émilie, a-t-il dit, peut compter sur ma discrétion, et tout ce que j’ai, tout ce qui est en mon pouvoir est à ses ordres. J’en étais d’avance assurée, monsieur le prévôt, lui ai-je répondu, et cependant je ne suis point présomptueuse. Il m’a serré les mains avec affection ; une pauvre Française émigrée, lui ai-je dit, n’a plus que ce bijou, elle est forcée de s’en défaire et je voudrais que ce fût au meilleur prix possible ; alors j’ai montré l’aigrette, il l’a regardée une minute, bien plus occupé de ce que j’avais à ajouter. Je vous ai choisi, lui ai-je dit, pour un prêteur sur gage ; il a ri. La chose étant très-pressée, je ne puis attendre une occasion favorable de la vendre. Faites-moi la grâce de me prêter deux-cents ducats, et lorsque le bijou sera vendu vous me donnerez le surplus, ou je vous remettrai ce qu’il sera vendu de moins ; mais comme il a coûté plus de trois cents ducats, je ne crois pas demander trop pour le moment. Je pressai quatre à quatre mes paroles, de peur d’être interrompue. Il m’a dit : je vois que nous n’avons pas le temps d’en dire davantage, et je garde vos diamans, parce que je suis plus à portée que vous de les faire vendre. Si vous voulez laisser après dîner votre sac à ouvrage sur l’encoignure qui est à gauche du poêle, je trouverai moyen d’y mettre les deux cents ducats. À peine achevait-il, qu’un valet de chambre est entré pour lui dire que la princesse de… était arrivée. Il m’a quittée, tout radieux d’avoir eu occasion de rendre service, et d’avoir une affaire secrète à traiter. J’ai resté quelques momens dans la bibliothèque, et je suis rentrée dans le sallon avec deux ou trois volumes. Le prévôt, fidelle à sa parole, a tourné et retourné après le dîner auprès de l’encoignure, et quand il a cru n’être pas aperçu, il a glissé les deux cents ducats dans mon sac. Vous pensez bien, ma chère, que j’ai été alerte pour le reprendre, et en sentant le poids des ducats, j’ai éprouvé un plaisir singulier, un plaisir d’enfant, dira-t-on, puisque j’étais bien sûre qu’ils y étaient. Ah ! nos sensations à tous les âges ont les mêmes principes, et les mêmes résultats. L’avare qui s’enferme pour contempler ses richesses, qui se plaît à les passer en revue, savait bien avant d’ouvrir son coffre ce qu’il renferme ; mais n’importe, leur vue le satisfait, et lui présente toutes les jouissances auxquelles il peut prétendre. En pesant dans ma main ces rouleaux, l’emploi me frappait plus vivement l’imagination ; mon cœur tressaillait, lorsque je songeais que dans ce petit volume étaient contenues la subsistance, la santé, la vie peut-être d’un homme digne de l’estime et de l’intérêt de tous les êtres pensans et sensibles. Si j’avais été seule, j’aurais, je crois, défait les rouleaux, et compté les ducats pour voir en détail tout ce qu’ils produiront de bien. Vous les recevrez ce soir ces bienheureux rouleaux, et si vous passez une bonne nuit, ou si elle est doucement agitée du plaisir d’avoir rétabli le calme dans une ame aussi noble que pure, songez à la diligence de votre Émilie, qui se trouve fortunée d’y avoir quelque part.

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