L’Émigré/Lettre 064
LETTRE LXIV.
Dieu n’abandonne jamais les honnêtes
gens, ma chère Jenny, en
voici une nouvelle preuve. Hier,
comme j’étais à donner un bouillon
à monsieur le Marquis, est entré dans
la chambre le père Schmitt avec un
homme qui tenait une petite boîte et
une lettre. Voilà, a dit Schmitt, un
homme qui vient de Francfort avec
de bel et bon argent, à ce qu’il dit.
Cela fera autant de bien à la santé de ce
brave gentilhomme que toutes les drogues
des apothicaires. Mon maître ayant
lu son adresse sur la boîte, l’a ouverte et a trouvé dedans une lettre qu’il a
lue, et deux bons rouleaux de cent
ducats chacun. Il a demandé à l’homme
qui lui avait remis cette boîte, et on
lui a répondu que c’était le maître de
la poste de Francfort, qui avait reçu
l’argent par la poste de Suisse. Monsieur
Schmitt, aussi joyeux que si l’argent
avait été pour lui, a souhaité une
bonne nuit à monsieur le Marquis, et
ensuite a dit au courrier : allons, mon
garçon, vous avez besoin de boire un
coup ; venez goûter de notre bière
et par-dessus le marché vous aurez un
petit coup de rogome. Monfieur le
Marquis m’a dit, voyant que j’étais
tout en joie : cela vient fort à propos,
mon pauvre Bertrand ; mais j’ai
beau chercher, je ne vois que ce négociant
de Francfort qui m’a fait banqueroute ;
il aura eu un remords et
m’envoie cet argent. Et que sait-on, Monsieur, quand Dieu touche le cœur
des gens, ce n’est pas pour qu’ils restent
à moitié chemin, et je crois,
moi, que ce banquier est peut-être
plus honnête homme qu’on ne pense,
et qu’il nous rendra tout ce qu’il nous
a pris ; et voici, ma chère Jenny,
qu’il n’est plus question de vendre la
montre, où j’espère que tu regarderas
quelquefois l’heure qu’il est. Je vais
donc la bien conserver, bien entendu
que si, Dieu nous en préserve, monsieur
le Marquis se trouvait dans le même
cas, la montre, et tout ce que possède
Bertrand, serait à son service. Adieu
Jenny ; quand monsieur le Marquis
se portera mieux, il ira au château,
et Dieu sait si je le laisserai aller tout
seul. Je t’embrasse, et, suis toujours de
tout mon cœur ton fidelle Bertrand.