L’Émigré/Lettre 080
LETTRE LXXX.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je n’éprouverai jamais de trouble pareil
à celui où m’a jetée votre lettre,
mon aimable Émilie, et il m’est impossible
en ce moment encore, de rappeler
mes sens, pour vous exprimer
tout ce qui s’est passé en moi. Je
tremble, je tremblerai jusqu’au moment
où le Marquis aura reçu ma lettre…
Je lui ai écrit sans perdre
de temps, et j’ai envoyé ma lettre par
un exprès, à qui j’ai recommandé la plus grande diligence. Je pense comme
vous ; comment être rassurée en pareille
circonstance ! qui peut répondre
des idées funestes, qui d’un instant à
l’autre s’élèvent dans la tête d’un
homme égaré par le désespoir ? Il a
tout perdu, patrie, amis, parens, fortune,
et dans cet état affreux de privations,
son cœur devenu encore plus
sensible par le malheur, s’est attaché
à un objet, qui n’aurait peut-être pas
fait grande impression sur lui dans une
autre circonstance ; on lui enlève cet
objet, à qui le besoin d’aimer a prêté
mille charmes, et je conçois son désespoir.
Je l’ai maltraité, il n’a pu
supporter ce dernier malheur, ajouté
à tant d’autres. J’attends avec un
battement de cœur perpétuel, le retour
de mon exprès. S’il était arrivé
trop tard !… si des réflexions douloureuses
sur ses malheurs passés, sur la circonstance qui les a tous fait revivre,
portaient de nouveau un trouble
affreux dans son esprit… je frémis.
Adieu, je vous écrirai ce soir
par un autre exprès. Adieu, mon
Émilie.