L’Émigré/Lettre 082
LETTRE LXXXII.
au
Président de Longueil.
Vous ignorez, Monsieur, que vous
êtes l’oracle d’une société que vous ne
connaissez pas ; j’ai souvent cité vos
jugemens sur les affaires de la France,
j’ai rapporté de vous quelques-uns de
ces mots qui décèlent la profondeur
du génie, on en a été frappé, et dès
qu’il s’agit de conjecturer sur les événemens,
de résoudre quelque question
importante, j’entends dire aussitôt : je
voudrais bien savoir ce qu’en pense le Président. L’entretien a roulé hier
toute la soirée sur la fin d’une Émigrée
qui s’est tuée d’un coup de pistolet.
Cette triste aventure a donné
lieu de raisonner sur le suicide ; les
uns ont prétendu que c’était un acte
de courage, d’autres qu’il y avait plus
de force d’ame dans celui qui savait
supporter le malheur. Vous connaissez
cette thèse qui a souvent été agitée,
et toutes les raisons pour et
contre ; mais le caractère de la personne
qui a terminé si tranquillement
ses jours semblerait décider la question,
et rendre suspect au moins le
courage de ceux qui se tuent. Vous
la connaissez, c’est madame de ****.
Jamais femme ne fut plus
timide, plus pusillanime ; une porte
brusquement ouverte la faisait évanouir
d’effroi ; elle avait peur de tout,
des vivans et des morts ; habituée au luxe, aux superfluités, aux recherches
de tout genre, ses besoins étaient sans
nombre, et une foule de petites commodités
étaient pour elle d’une indispensable
nécessité. Il lui fallait, même
en voyage, des rideaux de taffetas
verd à ses fenêtres pour ménager ses
yeux, et des matelats bien rembourrés
pour empêcher le bruit. Tout
cela paraissait ridicule, mais l’habitude
en avait fait des besoins réels,
et deux pages ne suffiraient pas à
détailler les incroyables délicatesses
d’une femme faible et gâtée par une excessive
opulence. Eh bien ! cette femme
s’est tuée, elle s’était enfuie de France
déguisée, et la peur lui avait donné
assez de force pour voyager plusieurs
jours seule, à travers champs. Retirée
à Hanau, petite ville peu éloignée de
Francfort, elle a consommé peu à
peu quelques fonds qu’elle avait su se procurer, et réduite enfin à la dernière
misère, elle a pris le parti désespéré
d’une mort volontaire ; un
pistolet a été l’instrument dont elle
s’est servi, et la malheureuse n’avait
jamais peut-être, osé toucher à un
pistolet, et tremblait certainement de
tout son corps, quand, dans le cours de
sa vie, le hasard lui en faisait entendre
le bruit. De cette mort nous avons
passé à celle des nombreuses victimes
de la Révolution. Elles montrent
toutes un courage égal, entendent
leur arrêt avec un air calme et marchent
au supplice avec une fermeté
qui semble ne leur coûter aucun effort[1].
Quel est le principe de ce courage universel ? Voilà, Monsieur,
ce qui a tristement occupé hier notre
esprit pendant toute la soirée, et les
opinions ont été partagées à cet égard ;
mais tout le monde s’est accordé pour
vous demander votre sentiment, et
madame de Loewenstein a particulièrement
insisté. Comment madame
de *** faible et craintive a-t-elle
pu s’enhardir au point d’attenter
sur ses jours ? comment des hommes
de tout état, des bourgeois qui n’ont
jamais exercé leur courage, des vieillards,
des femmes, des jeunes gens
à peine sortis de l’enfance marchent-ils
tous à la mort de sang froid ? Voilà,
mon cher Président, ce qu’on vous demande,
et j’espère que vous voudrez
bien répondre au désir d’une société
qui est remplie de vénération pour
vous. Vale et ama.
- ↑ Une lettre de Collot d’Herbois sert de preuve à cette opinion. Il mande au Comité de salut public : « Les exécutions ne font pas tout l’effet qu’on devait en attendre. La prolongation du siége, (de Lyon) les périls journaliers que chacun a courus ont inspiré une sorte d’indifférence pour la vie, si ce n’est tout-à fait le mépris de la mort. Hier un spectateur revenant d’une exécution disait : cela n’est pas trop dur, que ferai-je pour être guillotinné ? — Insultez les Représentans.
Correspondance de Robespierre.