L’Émigré/Lettre 101
LETTRE CI.
au
Marquis de St. Alban.
Il est temps, mon cher cousin, que
je vous parle sérieusement sur votre
position avec la comtesse de Loewenstein,
son repos et le vôtre sont
intéressés à ce que vous fassiez un généreux effort sur vous-même ; son
amie est inquiète de son état et moi
qui ai plus d’expérience, j’en suis
effrayée. Ah ! croyez-moi, c’est un
malheur pour vous de l’aimer ; c’en
serait un plus grand pour tous deux
si elle vous aimait. Elle était si
calme, si heureuse avant de vous connaître !
ne lui rendez pas odieuse la
vie qu’elle vous doit. J’oserai vous
dire que les obligations qu’elle vous
a, doivent vous rendre encore plus circonspect.
Une ardeur indiscrette de
votre part semblerait être l’effet de
la présomption que vous donnent vos
services ; tout vous engage donc à
respecter le repos d’une femme sage
par habitude, vertueuse par principe,
dont l’ame est si pure, le cœur si sensible,
d’une femme admirée et chérie
de tous ceux qui la connaissent, menant,
au sein d’une famille honorable, une vie paisible, livrée à des goûts
innocens, cultivant sans prétention
des talens distingués ; telle est la
Comtesse ; tout conspire chez elle à
interdire tout espoir à votre amour ;
mais supposons un instant que vous
espériez de lui faire partager vos
sentimens ; pouvez-vous vous dissimuler
que votre espoir ne se borne
pas à vous présager la seule possession
de son cœur. Eh bien ! mon cher
cousin, je suis convaincue, que si la
passion faisait un instant oublier à la
Comtesse, des devoirs si fortement
gravés dans son ame, rendue à la
raison après un court délire, elle
vous détesterait, se détesterait elle-même,
irait s’enterrer dans une de
ses terres et périrait victime d’un
instant de faiblesse. Ah ! comment
un homme peut-il se dire ; je vais
porter le trouble dans une ame pure et innocente, je lui rendrai odieux
ses devoirs qu’elle suit sans contrainte ;
je l’entourerai du cortège
effrayant d’une passion ; j’éveillerai
la jalousie dans le cœur de son mari,
et le livrerai à toutes ses fureurs ;
je conduirai sa femme dans un sentier
glissant à travers mille précipices,
et au moindre faux pas, cette
réputation qui fait sa gloire, sera
ternie à jamais ; ces plaisirs innocens,
qui font le charme de sa vie, je les
lui rendrai insipides ; ces attentions
de ses proches, celle de la mère la
plus tendre, je les rendrai souvent
incommodes ; elle voyait avec complaisance
les regards se fixer sur elle,
je les lui rendrai redoutables par la
crainte d’être pénétrée ; ces domestiques
qui volaient à ses ordres, que
le respect et l’attachement rendaient
si soumis, il faudra acheter leur silence et en faire des complices. Votre
amour sera-t-il un dédommagement
de tant de sacrifices, de tant de dangers ?
Ah ! mon cousin, voyez ce
qu’elle a à perdre, et demandez-vous
s’il vous appartient de changer son
sort. Mais, ce qui est plus vraisemblable,
la Comtesse en garde contre
les passions, occupée de ses goûts,
distraite par l’exercice de ses talens
ne répondra point à vos sentimens ;
elle sera réservée avec vous, circonspecte,
souvent embarrassée, et vous
perdrez ainsi les agrémens d’une charmante
société ; enfin, tourmenté par
votre passion, à laquelle vous aurez
laissé prendre trop d’empire, vous
serez malheureux. Il est temps, mon
cher cousin, de prendre un parti décisif,
que doit vous dicter votre amour
même ; car le repos de la Comtesse
exige que vous la quittiez pour quelque temps ; si vous vous refusez à mon
avis, vous pouvez être sûr que vous
serez également privé de la voir ; elle
partira pour ses terres de Westphalie.
Soyez un instant de sang froid, et réfléchissez
sur l’embarras de sa position ;
son mari est-il présent, elle
craint si elle est familière avec vous,
qu’il n’en soit scandalisé, elle craint
si elle est réservée, qu’il ne suppose
qu’elle se fait violence pour ne pas
faire connaître ses sentimens, ou bien
qu’assurés l’un de l’autre vous êtes
convenus de vous contraindre devant
le monde. La Comtesse jouissait avant
de vous connaître du sort le plus heureux ;
sa vie s’écoulait dans un calme
animé des plus doux sentimens, vous
troublez son cœur pur et tranquille,
et il ne tient pas à vous d’y faire
naître tous les orages des passions ;
son mari, encore une fois, est plus jaloux que vous ne pensez et la Comtesse
lit souvent dans ses yeux, prêts
à s’enflammer, une inquiétude qui
la choque et l’alarme. Partez, mon
cousin, c’est le seul moyen de rétablir
la paix dans l’ame de la Comtesse,
évitez de confirmer par votre conduite
la justesse de cette maxime de
la Rochefoucault : On veut faire tout le malheur de la personne qu’on aime si l’on ne peut faire tout son bonheur. C’est un étrange effet de
l’amour propre, principal acteur des
scènes amoureuses, et qui n’est que
trop dans la nature : qu’importe aux
hommes que l’on souffre si c’est pour
eux, si c’est par eux ; si les maux qu’on
éprouve sont la preuve de leur domination
dans un cœur.
Le Président est instruit et pense que vous ferez bien d’aller passer quelque temps avec lui ; partez donc au plutôt, la générosité l’ordonne et l’amitié vous tend les bras ; le premier moment de la séparation sera cruel, mais vous vous applaudirez bientôt de votre courage ; vous éprouverez cette noble et douce satisfaction qui paye les sacrifices de l’homme qui s’élève en quelque sorte au-dessus de lui-même. Adieu, mon cousin, il ne fallait pas moins que ma tendre amitié, qu’un intérêt aussi puissant que celui du bonheur de la Comtesse, pour que je me sois abandonnée à ce torrent de morale.