L’Émigré/Lettre 110
LETTRE CX.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Je vous envoie, ma chère amie, une
lettre que j’ai reçue du Marquis, qui
m’a causé le plus grand trouble, et
j’imagine que c’est vous qui avez engagé
la Duchesse à lui donner le conseil
de partir ; je ne puis blâmer…
mais j’aurais voulu qu’elle eût plutôt
insinué que conseillé. Il veut que je
lui ordonné de partir, et la passion
qui cherche des alimens pour les espérances,
lui inspire l’idée que la présomption suggérerait à un autre.
Oui, ma chère amie, il croit être dangereux,
il croit faire un sacrifice à
mon propre repos, celui de mon
cœur, troublé par sa présence ; il croit,
ce qui n’est malheureusement que
trop vrai !… Je lui ai répondu,
j’ai mal fait ; je me le suis reproché
un quart d’heure après ; mais non, je
n’en dois pas être fâchée, j’aime mieux
avoir un peu aggravé le mal pour le
rendre plus sensible, et faire naître
de l’augmentation du danger, la nécessité
du remède. Je partirai donc,
j’irai en Westphalie ; que le Marquis
parte ou reste, ne m’arrêtez plus, mon
Émilie ; croyez que mon bonheur y est
intéressé, et si ce n’était que mon bonheur
je le sacrifierais à mon Émilie.
Je vous attends demain au soir ; réfléchissez
d’ici à ce temps sur la lettre du
Marquis, sur ma réponse et ma position ; l’amitié doit employer l’indulgence
pour adoucir la mémoire des fautes
passées, elle doit s’armer de sévérité
pour les fautes à venir ; aidez-moi à
manœuvrer au fort de la tempête ;
j’entrevois la bonne route et c’est à
vous à m’y faire entrer à pleines voiles.
Encouragez-moi donc à partir au lieu
de m’en empêcher, et si votre confiance
en moi vous fait justement, je
crois, penser que je ne risque pas de
succomber… épargnez-moi le
trouble, et peut-être des combats.
Adieu, à demain, j’embrasse tendrement
mon Émilie.