L’Émigré/Lettre 111
LETTRE CXI.
à
La Cesse de Loewenstein.
Je suis chargée, ma chère Comtesse,
d’une singulière commission, dont le
succès peut mettre fin à vos embarras ;
ce qui m’empêche d’entrer dans aucun
détail sur votre dernière lettre. Le
destin vient à votre secours, à celui du
Marquis, il arrange tout pour le mieux
et de la manière la plus imprévue ;
écoutez-moi, ma chère Comtesse, et
vous verrez si j’ai tort. Nous avons été
invités hier à dîner chez le comte
d’Ermenstein, frère du respectable Prévôt du chapitre, et contre l’ordinaire
il n’y avait que deux ou trois
personnes ; après le dîner le Prévôt a
été faire sa méridienne, ma mère a fait
une partie avec le Comte et son aimable
petite-fille, la partie finie, elles sont
sorties, le Prévôt s’est réveillé et est
venu nous joindre ; alors le Comte a
dit : qu’on ne laisse entrer personne ;
j’ai à vous parler nous a-t-il dit aussitôt,
et je compte, ainsi que mon frère,
et sur vos avis et sur vos bons offices.
Vous savez combien j’aime ma petite-fille,
elle est aimée de mademoiselle
Émilie, et c’est ce que je puis dire de
mieux en sa faveur : inclination modeste
de ma part à ce flatteur compliment,
sourire reconnaissant de ma
mère, et se Prévôt a levé la main
avec vivacité en signe d’approbation,
s’écriant d’un ton affirmatif : oh ! cela
est très-vrai. Le Comte a continué : ma petite-fille jouit d’une grande
fortune, nous souhaitons qu’elle se
remarie et je vous avouerai que nous
voudrions faire son bonheur, et nous
procurer dans l’époux qu’elle prendra
une société agréable ; nous avons eu
occasion de voir plusieurs fois chez
vous, et chez l’aimable amie de mademoiselle
Émilie, le Marquis de St.
Alban, et il nous a inspiré un grand
intérêt. À ces mots j’ai prévu sans
faire un grand effort de pénétration la
conclusion du discours et mon attention
a redoublé : la naissance, l’esprit,
la valeur, une figure avantageuse, des
manières nobles et polies, tout cela
se trouve dans le Marquis ; il est sans
bien pour le moment, par l’effet d’un
incroyable bouleversement, mais ce
qu’il possède est plus rare, et plus distingué
mille fois que la fortune, et il y
a tout lieu de croire aussi qu’il rentrera quelque jour dans ses biens ; ces
considérations m’ont fait naître l’idée
d’engager ma petite-fille à lui donner
sa main. Ici ma mère a levé les yeux
au ciel, avec l’expression d’une extrême
satisfaction, et je n’ai point
paru moins contente. Si mon Émilie,
était libre, a-t-elle dit, j’aurais pour
elle la même idée. Eh bien ! a répondu
le Comte, je suis enchanté d’avoir
votre approbation, mettons les
choses au pis, et supposons que le
Marquis sera à jamais privé des biens
qu’il possède en France ; ma petite-fille
jouit aujourd’hui de vingt mille
florins de rente, et après notre mort
elle en aura autant au moins ; ce revenu
n’est-il pas suffisant ? Je ne demanderai
au Marquis que de prendre
le nom d’Ermenstein, je crois que
cette condition n’aura rien pour lui de
désagréable, sur-tout dans un temps où la noblesse Française a perdu en
quelque sorte son existence. Mais,
a-t-il ajouté, vous me demanderez
si je suis sûr que notre enfant approuvera
ces dispositions, et elle y est
trop intéressée pour que nous voulions
la contraindre. Eh bien ! Mesdames,
je crois être assuré de son consentement,
et qu’il ne lui sera pas arraché ; je lui
ai parlé plusieurs fois du Marquis sans
affectation, et il m’a semblé qu’elle mettait
quelque chaleur dans les éloges
qu’elle en faisait ; mon frère a été
plus loin, et lui a dit un jour, qu’on
avait parlé du Marquis très-avantageusement
en sa présence ; voilà comme
je voudrais un parti pour ma chère
nièce, ne pensez-vous pas qu’il serait
propre à faire le bonheur d’une femme,
si la fortune était jointe à tous les
avantages qu’il possède ? Je pense
a-t-elle dit que le défaut de fortune ne doit être un obstacle que pour la
femme qui en serait également privée.
Il a applaudi à sa façon de penser et
a cru voir un rayon de joie briller dans
ses yeux. Nous avons été de l’avis
de la jeune Comtesse, et félicité le
père et l’oncle des nobles sentimens
qui leur avaient inspiré cette idée ;
ils m’ont ensuite priée d’en conférer
avec vous, et d’engager Madame votre
mère et monsieur le Commandeur, à
sonder les intentions du Marquis et à
lui parler de ce mariage, comme d’une
chose qui leur est venue en pensée
d’après l’envie que le Comte d’Ermenstein
a témoignée de voir sa petite-fille
se remarier. Je me suis chargée
avec un grand plaisir de la commission ;
mais je leur ai dit que je
croyais que l’affaire devait être entamée
par le Commandeur, qui pourra
se concerter avec la Duchesse. C’est à vous de l’engager à traiter cette grande
affaire et cela ne sera pas difficile ; il
aime le Marquis, désire de le voir heureux,
et l’établissement dont il s’agit
ne lui laisse rien à désirer. J’admire
que de manière ou d’autre le destin
vous force d’influer sur la vie du Marquis,
et dans la circonstance présente
ce serait pour y répandre le calme ;
en considérant les choses sous un aspect
ordinaire, je ne vois rien qui
s’oppose au succès des vues du comte
d’Ermenstein ; mais il est un aspect
qui ne me laisse aucun espoir, et qui
me fait craindre que la proposition
même n’entraîne des inconvéniens…
vous m’entendez, ma chère Victorine…
un refus en effet de la
part du Marquis paraîtra bien extraordinaire,
comment imaginer qu’un
homme affaibli par le besoin, et qui
n’a que les plus vagues espérances pour le rétablissement de sa fortune,
refuse une alliance qui lui procure au
moment plus de vingt mille florins de
rente, et la possession d’une jeune
femme d’une figure agréable, d’un
esprit doux et aimable, et d’un caractère
qui la fait chérir de tous ceux
qui la connaissent : quelle fortune pour
un Émigré ! Il n’en est pas un qui ne
l’envie ; quelle raison pourra donner
le Marquis de la rejeter. On cherchera
la véritable raison, voilà ce que
je crains, et voilà ce que la Duchesse
pourrait lui faire entrevoir. Adieu,
ma chère Victorine, je suis entre la
crainte et l’espoir ; avec quel plaisir
j’apprendrais que le Marquis consent
à n’être plus malheureux !