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L’Émigré/Lettre 116

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 5-10).


LETTRE CXVI.

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La Duchesse de Montjustin
au
Président de Longueil.


Les Émigrés raisonnent à perte de vue, Monsieur, sur le présent et l’avenir ; les uns désespèrent, les autres voient la Contre-révolution prête à s’opérer. Une de mes amies s’entretenait avec moi de sa situation, elle me demanda mon sentiment sur la durée des événemens actuels : j’ai dépensé imprudemment, me dit-elle, des fonds assez considérables, abusée par les espérances que faisaient naître en moi mes compatriotes, et je vois de jour en jour combien ils se trompent. Je lui fis part des raisonnemens que contenait votre lettre à mon cousin, et ils ne sont pas faits pour favoriser l’espoir d’un prompt et heureux changement ; elle en fut frappée et vint me revoir le lendemain, après avoir fait de profondes et tristes réflexions. C’est une femme à peu près de mon âge, expatriée comme moi, comme dix mille autres, et qui n’a d’autres ressources pour vivre qu’une petite industrie, dont elle a jusqu’ici tiré un assez bon parti. Elle attend quinze à dix-huit mille francs, et c’est le seul secours qu’elle puisse espérer jusqu’au moment très-incertain du rétablissement de la monarchie. Que fera-t-elle de ce capital ? Si elle le place en rente sur un pays, elle court des hasards ; la guerre, des troubles à craindre dans l’intérieur des états, rendent douteux les moyens et le crédit des plus puissans ; la fortune des particuliers est liée à celle des gouvernemens, et dépend en outre de leur propre conduite ; les banquiers de Gênes, de Venise donnent des intérêts trop médiocres, et quand il s’agit de la subsistance, on ne peut s’exposer à aucun hasard, ni faire le plus petit sacrifice. Voilà bien des raisonnemens, et les plus grands intérêts de l’Europe calculés pour six ou sept cents livres de rente ; mais mon amie est fondée à dire : Guenille soit, mais guenille m’est chère. Dans cette incertitude, l’idée lui est venue de passer en Amérique, d’y employer ses fonds en terre et de vivre, bien sobrement hélas ! sur un sol qui n’est menacé d’aucun ébranlement. Ce parti demande du courage, elle n’en manque pas, et l’idée de n’être à charge à personne l’affermit dans ce projet. Si l’on en croit la plupart des Émigrés, la Révolution touche à sa fin ; mais elle dure depuis quatre ans, et depuis quatre ans ils se livrent au même espoir toujours déçu : c’est cet espoir qui a fait consommer à la plupart des capitaux qui, si ils avaient été ménagés, les mettraient aujourd’hui au-dessus du besoin. Mon amie craint de se livrer à de nouvelles illusions, elle veut prendre un parti pour échapper à l’indigence et s’affranchir de toute dépendance ; elle vous connaît de réputation, et me prie de vous demander votre avis sur son projet de passer en Amérique, et vos conseils pour y former un établissement. Faites-moi l’amitié, mon cher Président, d’y réfléchir avec attention, et de m’écrire ce que vous pensez ; votre avis sera reçu par mon amie avec soumission, comme la décision d’un oracle, et par moi avec reconnaissance comme une nouvelle preuve d’une amitié qui fait depuis si long-temps le bonheur de ma vie. Adieu, mon cher Président, je n’ai rien à vous dire sur nos tristes affaires, que vous ne sachiez, et pour vous parler de quelque chose qui vous intéresse, je vous dirai que le Marquis se porte bien, mais que son cœur est bien malade ; il fait chaque jour le projet de ne pas voir la Comtesse, pour le repos de cette charmante femme et pour le sien, et comme les joueurs chaque jour il manque à son serment ; il me rappelle ces vers qui sont je crois de Voltaire, et peignent si bien les faibles humains :

Le matin je fais des projets
Et le long du jour des sottises.

Adieu, comptez, mon cher Président, à jamais sur ma tendre amitié.

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