L’Émigré/Lettre 117
LETTRE CXVII.
à la
Duchesse de Montjustin.
Je n’ai pas besoin, madame la Duchesse,
de beaucoup de réflexions pour former
mon avis sur la proposition de votre
amie. Le parti de passer en Amérique
est bon pour un homme jeune, actif
et qui possède un capital de cinquante ou soixante mille livres ; mais il ne
convient point à une femme, et surtout
lorsqu’elle n’a jamais eu, comme
je suis porté à le supposer dans votre
amie, aucune habitude de détails économiques,
d’ordre et de soins. Abattre
des bois, défricher, semer, planter,
construire une maison, tout cela est
au-dessus des facultés d’une femme
habituée à l’opulence et à l’insouciance
des détails que donnaient une
grande fortune, et la dissipation de la
vie de Paris. Voilà, Madame, ce que
j’ai à répondre, non à votre amie,
mais à celle qui se cache sous ce
masque, à vous enfin madame la
Duchesse ; car il m’a été facile de
deviner que vous aviez pris ce détour
pour ne pas alarmer ma tendre
amitié. Vous n’ignorez pas que j’ai
des fonds suffisans pour nous faire vivre
tous deux dans l’aisance, et vous savez que mon projet est de vous rejoindre
avant peu, d’habiter le séjour qui
vous conviendra, et de confondre nos
fortunes jusqu’à des temps plus heureux.
Je serais donc fondé à vous
reprocher de faire un outrage à l’amitié
ou à votre ami ; mais je sens
que vous vous êtes dit, qu’on peut recourir
à un ami dans un besoin pressant,
et lui demander un secours passager ;
qu’il n’en est pas de même
lorsqu’il s’agit de lui enlever chaque
jour une partie de son bien-être, de
restreindre ses jouissances. Une telle
délicatesse semble pouvoir s’allier avec
l’amitié qui souffre des privations d’une
personne chère. Cependant, Madame,
ces sacrifices ne doivent-ils pas être
plutôt enviés que redoutés par celle
qui en est l’objet. Vous pouvez aussi
mettre dans la balance quelques jouissances
du superflu avec la privation du nécessaire pour vous. J’abrège des
détails qui fatiguent désagréablement
mon cœur, et je passe au moyen qui
m’est venu dans l’idée pour concilier
votre bien-être, ma satisfaction, et
votre délicatesse ; je vous offre, madame
la Duchesse, de rendre tous nos
intérêts communs. Le don de votre
main me permettra de vous procurer
dans ce moment une vie exempte
d’inquiétude, et le don de tout ce
que je possède vous en assurera après
moi la continuation. Je n’ai point
goûté le plaint d’être riche quand une
grande fortune était mon partage,
mais en mettant à vos pieds ses faibles
restes, j’éprouve la plus douce satisfaction
qui puisse remplir un cœur.
Songez, madame la Duchesse, que des
personnes qui s’aiment et s’estiment,
ne sauraient trop dans ces malheureux
temps resserrer les nœuds d’une tendre affection et renforcer mutuellement
leur courage au milieu de l’abandon
général où ils vivent dans les pays
étrangers. Si je ne vous croyais pas
supérieure à toute vanité, je me reprocherais
de vous faire perdre par
notre union, un rang et un titre qui
avaient naguères tant d’éclat en France,
et distinguent honorablement chez l’étranger ;
mais vous savez apprécier
à leur juste valeur, les choses et les
temps, et les personnes. Réfléchissez, ou
plutôt écoutez la voix de votre cœur, et
soyez assurée qu’il tient à vous de faire
le bonheur de ma vie. Adieu, madame
la Duchesse, j’attends impatiemment
votre réponse, et vous renouvelle mon
tendre et respectueux attachement.