L’Émigré/Lettre 125
LETTRE CXXV.
au
Président de Longueil.
J’ai reçu, mon respectable ami, votre lettre et les tristes dépêches qui l’accompagnaient : me voilà donc privé à jamais de tout ce que j’avais de plus cher ; aimez-moi, s’il est possible, encore plus, car vous seul me restez, et me tenez lieu de tout ce que j’ai
perdu. J’ai peu vécu avec mon père,
mais je connaissais ses estimables qualités,
et je savais que son cœur contrariait
les maximes de son esprit.
Hélas ! je me flattais de le rejoindre,
et qu’il vivrait encore vingt ans ; le
chagrin a certainement abrégé les
jours d’un homme aussi humain ; il
n’a pu soutenir tant de spectacles horribles,
entendre tant d’affreux récits.
Que la consolation tirée d’un avenir
plus effrayant est cruelle ! et je sens
qu’elle est fondée. Quel temps que
celui où la douleur d’une séparation
éternelle peut encore être aggravée !
celle que j’éprouve trouve mon ame
déjà affaiblie, et me rend comme stupide.
Si j’avais le courage de me
soulever dans cet état d’abattement,
j’irais vous joindre, mon respectable
ami, et je ne désespère pas d’en trouver la force. Je n’ai pas eu celle de lire
les maximes, et je n’y comprendrais
rien dans l’état où je suis. Adieu,
mon ami, mon père : tant que vous
vivrez, je pourrai encore prononcer
ce nom.