L’Émigré/Lettre 134
LETTRE CXXXIV.
à
Melle Émilie de Wergentheim.
Il ne faut pas se familiariser avec le
danger, ma chère amie, je ne l’éprouve
que trop. Je m’applaudissais du calme
qui avait accompagné le séjour du Marquis,
et peu de momens après, votre
Victorine s’est trouvée dans un grand
embarras, dont le souvenir la trouble
encore. Hier, un instant après le
départ de la lettre que je vous ai écrite,
mon oncle s’est mis à la fenêtre pour
voir un cheval qu’on dit très-méchant,
et que son piqueur n’a pu dompter ; le Marquis étant descendu dans la
cour, pour le mieux examiner, a voulu
essayer de le monter ; à peine a-t-il
été dessus, que le cheval s’est cabré
d’une manière effrayante pour les spectateurs,
et quelques momens après,
il s’est renversé sur le Marquis ; j’ai fait
un grand cri et je me suis évanouie.
Revenue à moi, j’ai vu le Marquis qui
me faisait respirer un flacon de sel d’Angleterre ;
toute ma famille m’entourait,
vous pouvez imaginer les idées qui se
sont présentées à mon esprit : j’ai été
au moment de me trouver mal une
seconde fois, en remarquant les regards
d’observation et d’inquiétude que mon
mari portait sur moi, ainsi que sur
le Marquis ; j’ai balbutié quelques
phrases sur l’imprudence de monter,
étant encore faible, un cheval pareil ;
ma mère a dit qu’elle avait
aussi pensé se trouver mal. J’ai quitté aussitôt le sallon pour monter chez moi,
où je me suis désespérée de mon accident,
qui aura donné lieu à mon mari
de faire des réflexions désavantageuses
pour moi ; je me suis trouvée honteuse
de mon embarras ; hélas ! me suis-je
dit, combien ne doivent pas être humiliées
les femmes que leur passion
surmonte et réduit à feindre, à tromper
et à mentir. Le Marquis est parti le
matin, et il semble que mon mari soit,
comme on dit, plus libre dans sa taille.
Adieu, ma chère amie, je vais m’occuper de ma petite fête, mais j’ai bien peu de disposition à la gaieté ; j’embrasse bien tendrement ma charmante Émilie.