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L’Émigré/Lettre 149

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 156-163).


LETTRE CXLIX.

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Melle Émilie
à la
Cesse de Loewenstein.


Quel plaisir m’a fait votre lettre, ma chère Victorine, et que le Commandeur est admirable et généreux ! Il a fait en un instant changer la scène comme le plus habile magicien qui d’un désert fait un lieu de délices. Combien, ma chère, avez-vous vécu depuis cinq mois ? un siècle, je crois, si l’on en juge par la multitude des sentimens qui vous ont agitée. J’ai tremblé quelquefois pour ma Victorine sans le lui dire ; je la voyais sur une mer orageuse, avec un excellent pilote à la vérité, qui est sa vertu, mais tant d’écueils étaient sur sa route, qu’il était naturel à l’amitié de s’alarmer ; enfin, pour continuer ma figure, vous voilà dans le port ; dans un port qui s’est trouvé près de vous, et que vous ne pouviez espérer de trouver, et le vent le plus favorable, le plus inattendu vous y a poussée à pleines voiles. On me fait espérer qu’il y aura des quartiers d’hiver ; il serait donc possible, ma Victorine, que vous, que moi, le baron et le Marquis, le même jour, à la même heure, dans le même temple recevions ensemble du ciel la permission d’être heureux : cette idée m’occupe et me transporte, ma chère amie, et j’en ai déjà fait part au Baron qui en est enchanté. Ce pauvre Baron prend bien part au bonheur de mon amie. Combien la destinée nous est favorable ! sera-t-il sur la terre une société aussi heureuse que la nôtre, lorsque nous serons réunis tous les quatre avec la Duchesse, enfin avec votre mère, avec votre généreux oncle, Charlotte qui devient de jour en jour plus intéressante, et qui finira par avoir un sort digne d’elle ? Est-il un genre de sentimens qui manquera à nos cœurs ?… l’amour, l’amitié, la reconnaissance, c’est là tout ce que j’ai trouvé dans la langue Française ; ah qu’elle est pauvre pour les cœurs, cette langue si élégante ! Toujours aimer, pour tout ! On aime sa maîtresse et son ami, la chasse, le vin ; quelle profanation d’un mot sublime, et combien il faudrait créer d’expressions pour rendre sensibles les diverses affections du cœur !… Votre seule famille rassemble des personnes dont chacune éprouve des sentimens différens : dans l’une règne l’inépuisable tendresse d’une mère pour sa fille, mêlée à un sentiment de supériorité qu’inspire la plus légitime des autorités ; dans l’autre la tendresse d’une fille jointe à la docilité, à la vénération, à la reconnaissance. Quel terme peut rendre l’amour à la fois vif, paisible et légitime de deux époux, qui a été long-temps traversé par mille obstacles ; et l’affection de ce bon Commandeur, composée d’un penchant naturel qui le porte vers sa nièce, et d’un peu d’orgueil qui se complaît dans ses perfections, en la regardant comme une propriété ; son amitié pour le Marquis, dans laquelle, à l’estime des plus excellentes qualités, se joint la considération pour un grand nom, et un peu de vanité qu’inspire la puissance de lui restituer une partie de son éclat ; l’intérêt que nous inspire à tous Charlotte, mêlé du plaisir orgueilleux qu’on trouve à protéger ; mais nous sommes destinés à éprouver encore un autre sentiment, c’est celui que nous inspirera le Président qui viendra tous les ans passer quelques mois avec nous ; c’est le père, l’ami, le conseil, l’oracle du Marquis, que de titres pour être chéri de nous, ma chère Comtesse ! Je me le représente comme un des sept sages de la Grèce. Je lui vois une barbe noire qui commence à grisonner ; il a le nez acquilin, les yeux vifs et enfoncés qui ressemblent à des flambeaux au fond d’une caverne, il à l’air sérieux et se prête facilement à la gaieté ; sa conversation est variée parce qu’il a beaucoup vu et réfléchi ; il juge sévèrement les hommes en général, et est indulgent pour chacun d’eux en particulier ; tout cela produira un attachement mêlé de respect, un peu de crainte d’abord, et ensuite, peut-être une grande confiance excitée par son indulgente supériorité, qui ira chercher au-dedans de nous le peu de bonnes qualités qui s’y trouvent. Vous croyez que j’ai fini ; mais il faudrait encore une expression pour rendre, ce sentiment, (dirai-je commun ou public, comme on dit esprit public,) ce sentiment qui est le partage de tous pour cette charmante société, et qui fait que chacun des membres est cher à tous, par-cela seul qu’il en est membre, et qu’il est particulièrement cher à l’un d’eux. Ai-je tort, ma chère amie, de trouver que le Français, et même l’Allemand, quoiqu’un peu plus riche ; et toutes les langues, je crois, manquent de termes pour rendre les affections si variées du cœur.

Rendez grâce pour le coup à votre métaphysicienne, puisqu’elle vous prouve que notre bonheur est au-dessus de toute expression. Les hommes personnels, dont tous les sentimens se rapportent à eux, pourroient-ils comprendre la félicité que fait éprouver cette variété de tendres affections. Chacune d’elles est je crois pour mon cœur, ce que les sens sont au corps ; n’est-ce pas un bonheur que d’en avoir plusieurs ? ils se renforcent l’un par l’autre et forment une succession de sensations diverses : n’est-ce pas véritablement savoir s’aimer, que de se reproduire en quelque sorte dans plusieurs autres qui sont autant de nouveaux moi. Celui qui est doué d’une vive sensibilité, ressemble à un homme qui a part dans les billets de loterie de plusieurs autres, il a plus de chances pour être heureux, et il voit des hommes heureux de son propre bonheur, comme il l’est du leur. Adieu, ma chère amie, vivons et nous n’aurons rien à désirer.

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