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L’Émigré/Lettre 157

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 185-188).


LETTRE CLVII.

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Le Marquis de St. Alban
à la
Comtesse de Longueil.


Je suis arrivé ce matin, ma chère cousine, au quartier-général, et j’ai été reçu du Prince avec une extrême bonté. Il m’a paru bien plus grand dans une espèce de grange, où je l’ai trouvé logé, que dans son château de Chantilli ; je ne voyais pas là les superbes tableaux qui représentent les batailles du grand Condé, mais je le voyais lui-même ; je voyais en lui la simplicité de l’oncle d’Henri IV. disant froidement au comte de Rove, son beau-frère, dont le cheval venait de lui casser la jambe : vous voyez combien les chevaux fougueux sont dangereux un jour d’affaire. Les grands hommes sont comme les athlètes qui perdent à être vus couverts des plus beaux habits ; c’est nus qu’il faut les voir pour juger leurs belles proportions. C’est dans l’adversité qu’il faut juger les hommes que le sort a mis au-dessus des autres ; c’est lorsqu’il les a rejetés dans la foule et dépouillés de cette pompe qui fait paraître en quelque sorte égaux, tous les hommes qu’elle environne de son éclat. Trois générations sont animées du même zèle, brillent de la même valeur, et la frugalité des Spartiates semble naturelle à des princes habitués aux délices d’Athènes. Je me suis en quelque sorte efforcé, ma chère cousine, pour payer ce tribut à l’héroïsme, parce qu’il m’est presque impossible de vous entretenir de quelque chose d’étranger au sentiment qui remplit mon cœur et mon esprit. C’est une gêne insupportable pour moi, que de me trouver au milieu d’hommes agités du plus grand intérêt, et je parais en écoutant les détails les plus curieux, sortir d’un profond rêve. Je prends part quelquefois à ce qu’on dit, comme les sourds qui s’efforcent de prendre un air affectueux ou riant, pour faire croire qu’ils comprennent ce que l’on dit d’intéressant ou de plaisant. J’ai retrouvé ici plusieurs de mes anciens camarades qui m’ont comblé d’amitié, et demain nous espérons joindre les Patriotes. La poste ne partira qu’après-demain, ainsi, ma chère cousine, vous saurez le succès de notre attaque.

P. S. Je vous, envoie, ma chère cousine, un bulletin qui contient tous les détails d’un avantage que nous avons remporté ; donnez-moi en retour de vos nouvelles, et parlez-moi de la Comtesse, de la santé de tout ce qui l’intéresse. Soyez auprès d’elle le plus souvent possible, en attendant l’heureuse époque qui nous réunira à jamais. Elle vous aime pour vous, et un peu aussi pour moi ; je voudrais que vous vous arrangeassiez avec mademoiselle Émilie, pour que l’une de vous fût toujours auprès d’elle. C’est le plus sûr moyen d’écarter l’inquiétude de son esprit, de rendre son espoir supérieur à ses craintes ; je m’efforce dans la lettre que je lui écris.

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