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L’Émigré/Lettre 165

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 217-221).


LETTRE CLXV.

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Le Commandeur de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Mademoiselle,


Voilà le moment de donner des preuves de votre amitié à ma malheureuse nièce, et je vous prie de venir auprès d’elle, sans perdre un seul instant. Vous savez combien le marquis de St. Alban était cher à toute la famille, à moi, à ma pauvre nièce ; l’année ne se serait pas passé sans qu’il entrât dans cette famille qui l’honorait, le chérissait : hélas ! il n’est plus de bonheur pour moi, pour nous. Je pressais depuis long-temps ma nièce d’aller dîner à deux lieues d’ici, chez ma bonne amie la comtesse d’Alfinbourg, et elle avait enfin accepté ; mais sa mère qui est incommodée, n’a pu venir avec nous ; elle m’a dit pendant la route, qu’elle avait reçu une lettre du Marquis, qui la rassurait beaucoup, en lui mandant qu’il avait passé plusieurs jours aux avant-postes, mais qu’il était rentré dans la ligne. Je lui ai expliqué ce que c’était, et elle a paru fort tranquille. Hélas ! Mademoiselle, mon cœur saigne en me rappelant les espérances auxquelles s’est livrée ma pauvre nièce. Nous avons parlé de divers arrangemens, et je l’ai assurée que le mois de janvier ne se passerait pas, sans qu’il se formât une alliance qui ferait notre bonheur à tous. Quelle reconnaissance ne m’a-t-elle pas témoignée, en me rappelant le don que je lui avais fait de ma terre et baronnie de *** ! Nous sommes arrivés, comme vous voyez, Mademoiselle, fort gais et fort contens, chez la Comtesse, qui nous a fait la meilleure chère du monde. On a joué après le dîner, et les parties faites, le baron de Blomberg a tiré de sa poche le moniteur qu’il a lû tout haut. Ma nièce n’a pas paru y faire grande attention, et causait à voix basse avec la Comtesse. L’article du tribunal révolutionnaire est venu, et sur la liste des victimes il a lû d’abord plusieurs noms obscurs, et continuant, il a lû : Henri Victor St. Alban, ex-marquis ; un cri perçant s’est fait entendre, c’était ma pauvre nièce qui était tombée sans connaissance. J’ai regardé l’article pour voir si c’était bien son nom, et je n’ai pu en douter. On a eu toutes les peines du monde à faire revenir ma nièce, et quand elle a repris ses sens elle nous a regardés avec un air qui m’a déchiré le cœur. Hélas ! Mademoiselle, tout ce qui était autour d’elle fondait en larmes, quoiqu’il n’y eût que quelques personnes instruites du sujet de sa douleur. « Les monstres ! s’est-elle écriée, retirez-vous bourreaux. » Elle a perdu connaissance à plusieurs reprises, il n’a pas été possible de songer à la ramener, et je n’aurais pu soutenir pendant la route un tel spectacle. La Comtesse l’a fait conduire dans une chambre, et je suis resté seul avec elle, auprès de ma malheureuse nièce. Elle tient dans ses mains un portrait du Marquis qu’elle inonde de larmes, qu’elle approche sans cesse de ses lèvres, ou presse sur son cœur, et elle s’écrie quelquefois : « je vous rejoindrai bientôt, mon cher Marquis. » Voilà, Mademoiselle, l’état de votre amie, arrivez je vous prie, vous seule pouvez lui donner quelque consolation, s’il en est ; ou du moins la calmer. Ne perdez pas de temps, je vous en conjure, au nom de votre tendre amitié pour cette femme infortunée. Je suis avec un profond respect, Mademoiselle,


le Commandeur de Lœwenstein.
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