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L’Émigré/Lettre 166

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 222-228).


LETTRE CLXVI.

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Bertrand à Jenny.


Tu sais sans doute à présent, ma chère Jenny, que j’ai perdu mon cher maître. J’avais comme une idée de ce qui est arrivé à ce brave homme que je n’oublierai jamais. Ton pauvre Bertrand, aurait été pris avec lui, s’il avait pu le suivre, et serait à présent ad patres ; mais il aurait accompagné jusqu’au bout son cher maître, et qui sait s’il ne l’aurait pas dégagé des mains de ces enragés, car tu sais que l’ai le bras bon. Hélas ! je l’ai vu, ma chère amie, entre les mains de ces coquins de Patriotes, et je courais comme un fou, pour envoyer des cavaliers à leurs trousses et le rattraper. C’est moi qui ai fait part de ce malheur à monsieur le Vicomte qui commande le corps, et il a été bien fâché. Il m’a dit comme ça : Bertrand venez demain chez moi, j’y suis été, et je ne pouvais lui parler, tant la douleur me serrait le cœur. Ce bon seigneur m’a pris la main, et il avait lui-même les larmes aux yeux, « Vous perdez un bon maître, mon cher Bertrand, et moi un excellent ami. Mais Monsieur, lui fis-je, il ne mourra peut-être pas ? — Ah ! mon ami, il faut le regarder comme mort entre les mains de ces gens-là, et je sais qu’ils le mènent à Paris ; » et puis il m’a dit : « voilà un paquet qu’il faut porter à monsieur le comte de Longueil ; il renferme les dernières volontés du Marquis, et je crois savoir ses intentions pour vous, dont vous n’aurez pas lieu d’être mécontent. Voilà cent douze ducats qu’il m’avait remis il y a trois jours. Servez-vous-en pour les frais de votre route, et vous remettrez le reste à votre arrivée à monsieur le comte de Longueil. » J’ai baisé mille fois les mains de ce bon seigneur, et je suis parti pour aller trouver monsieur le Comte. Quand j’ai paru devant cet honnête homme, il m’a dit aussitôt : « mon pauvre Bertrand, je suis sûr que vous êtes bien affligé, » et il a levé les mains au ciel ; ensuite il a ouvert le paquet de monsieur le Vicomte. J’ai remis à monsieur le Comte cent six ducats, des cent douze que m’avait donnés monsieur le Vicomte, en lui disant que j’avais tâché de dépenser le moins possible. « Le tout vous appartient mon cher Bertrand, et vous êtes plus riche que vous ne pensez. » Il a ouvert alors un petit tiroir où il m’a montré des rouleaux. Je n’en ai jamais tant vu, ma chère Jenny, et j’étais là comme une pierre, d’étonnement, et il en a compté neuf d’une fois, en disant cela fait dix ; tu entends, parce que j’en avais cent, et il en a compté encore plus de deux cents, et il m’a dit : « tout cela vous appartient mon cher Bertrand. » Je me suis mis à pleurer. « Ah ! Monsieur, lui fis-je, monsieur le Marquis était bien bon ; mais comment peut-il donner tout cela à Bertrand ? il ne mérite pas cela Monsieur ; qu’il ait un morceau de pain, voilà qui est bon pour lui. Vous n’êtes pas le seul, m’a dit monsieur le Comte, à qui le Marquis a songé en mourant, et voilà des fonds considérables que l’on a trouvé moyen de lui faire passer par la voie de la Suisse, et j’allais l’en prévenir, lorsque j’ai appris la fatale nouvelle. » Il m’a fait après cela la lecture d’un article du testament de mon cher maître, que j’ai écouté tout tremblant. « Il faut que vous en ayez une copie, me fit-il, et comme cela n’est pas long, je vais le transcrire et le signer ; » et il m’a remis cet article, que j’ai baisé mille fois tout pleurant. Te voilà donc ma chère Jenny avec bien de bons ducats ; car toi ou moi ça ne fait qu’un. N’ai-je pas raison ? et tu penses de même, tout ce que tu as est à ton pauvre Bertrand. Que je serais content, ma chère Jenny, d’avoir toute cette fortune, si Monsieur vivait ! Il serait lui-même bien content, j’en suis bien sûr, ce bon seigneur, de voir son Bertrand heureux. Il m’avait bien des fois promis, qu’il me donnerait de quoi vivre, et faire un bon petit commerce ; mais comme je me souviens toujours de mon pauvre père qui avait à Troye, une belle et bonne auberge, connue à cent lieues à la ronde. C’était le lion d’or, et on y faisait des biscuits excellens, dont les plus grands seigneurs faisaient provision en passant. J’en ai la recette, et qui nous empêcherait d’en faire ? sans le feu qui a pris à la maison et l’a toute brûlée, (je me souviens encore de cela comme si j’y étais,) Bertrand n’aurait jamais été domestique. J’étais là comme le poisson dans l’eau, et l’argent roulait dans la maison ; mais tout est pour le mieux, ma chère Jenny, et j’aurais été vingt ans dans la misère, que je n’en serais pas fâché, vois-tu, si il fallait cela pour avoir connu Jenny. Je serai presque aussitôt que ma lettre à Lœwenstein, ma chère amie, avec mon petit trésor. Ah mon dieu ! qu’il m’en coûtera pour revoir la cousine de mon maître, et madame la Comtesse, pour celle-là si elle en mourait, je n’en serais pas surpris. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! quand je songe que cette brave dame, qui aimait tant mon maître, allait être ma maîtresse ! mon cœur saignera, je t’assure, bien fort en rentrant chez le bon homme Schmitt, en voyant la chambre de mon maître. Adieu, ma chère Jenny. Je t’embrasse de tout mon cœur. Fais bien mes complimens, je t’en prie, à monsieur Jean, et dis bien des choses à la bonne Madelaine.

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