L’Énéide (trad. Nisard)/Livre IX

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Traduction par Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 361-378).
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LIVRE IX.


(9, 1) Au milieu de ces mouvements divers, la fille de Saturne envoie du haut de l’Olympe Iris vers le fier Turnus. Turnus se reposait alors dans un bois sacré, au fond d’une vallée consacrée à Pilumnus, l’un de ses aïeux. Iris l’aborde, et de sa bouche de rose elle laisse tomber ces mots : « Turnus, ce qu’aucun dieu n’eût osé promettre à tes vœux, cette journée, qui déjà s’écoule, vient d’elle-même te l’offrir. Énée a quitté sa ville, ses compagnons, sa flotte, a gagné le mont Palatin et la demeure royale d’Évandre : (9, 10) c’est peu ; il a pénétré jusqu’aux dernières villes de Coryte, et là il rassemble et arme la troupe agreste des Lydiens. Pourquoi balances-tu ? Voici le moment de demander et tes coursiers et ton char. Plus de retard ; va, disperse, enlève le camp troyen. » Elle dit, s’élève dans les airs sur ses ailes égales, et dans sa fuite trace sous la nue un grand arc de lumière. Le jeune guerrier a reconnu la messagère des dieux ; il lève au ciel ses deux mains, et la suivant des yeux, lui adresse ces paroles : « Iris, ornement de l’Olympe, quel dieu t’a envoyée à moi et portée sur un nuage vers la terre ? D’où vient cette sérénité soudaine ? (9, 20) Je vois s’ouvrir les cieux, je vois sous leur voûte errer les étoiles ; je me livre à un si grand présage ; je t’obéis, qui que tu sois, dieu qui m’appelles au combat. » Aussitôt il s’approche du fleuve, puise au fond de ses gouffres l’eau des libations, invoque mille et mille fois les dieux, et charge le ciel de ses vœux.

Déjà marchait se déployant dans la plaine l’armée entière des Rutules ; la cavalerie resplendissait d’or ; l’or et les couleurs éclataient sur les vêtements des guerriers. À la tête des premiers rangs est Messape ; les derniers sont commandés par les fils de Tyrrhus : au centre paraît Turnus, les armes à la main, et dépassant de toute la tête les autres combattants. (9, 30) Tel s’enfle et coule silencieux le Gange, gros de ses sept courants tranquilles ; ou encore le Nil, quand il rappelle ses fertiles ondes répandues dans les campagnes, et qu’il est enfin rentré dans son lit. Tout à coup les Troyens voient de loin un nuage d’une noire poussière s’amasser et s’élever de la plaine obscurcie. Caïcus, posté sur le rempart et vis-à-vis l’ennemi, de s’écrier le premier : « Compagnons, quel épais et noir tourbillon roule vers nous ? Aux armes ! les traits en main ! montez sur les remparts ; voici l’ennemi ; alerte, alerte ! » On lui répond par un cri ; les Troyens se rangent sous toutes les portes, et remplissent les murailles. (9, 40) Énée, en habile capitaine, avant de partir leur avait prescrit, quoi qu’il arrivât, de ne pas chercher les hasards d’une bataille rangée, ni s’aventurer dans la plaine ; mais de ne faire que protéger le camp et les retranchements. Ainsi, bien que la honte et la colère les excitent à en venir aux mains, ils obéissent, ferment leurs portes, et à l’abri de leurs tours attendent de pied ferme l’ennemi. Turnus vole en avant, et déjà il a devancé sa troupe tardive : à la tête de vingt cavaliers choisis, il paraît tout à coup sous les murs de la ville ; il monte un coursier de Thrace tacheté de blanc ; (9, 50) un panache rouge ombrage son casque d’or. « Guerriers, s’écrie-t-il, qui le premier de nous ?... qui court avec moi à l’ennemi ?... » Il dit, et, dardant un trait, le lance dans les airs, commence l’attaque et se porte fièrement dans la plaine. Les Rutules d’applaudir en poussant d’horribles cris, et de le suivre en agitant leurs armes frémissantes. Cependant l’inertie des Troyens les étonne : est-ce que l’ennemi n’oserait pas descendre dans la plaine, s’avancer contre eux enseignes déployées ? Est-ce qu’il va se tenir dans son camp ? Turnus, que troublent la fureur et la honte, va, revient, porté sur son coursier, tourne les remparts, et cherche quelque endroit inaccessible à forcer. (9, 59) Tel au milieu de la nuit un loup, endurant et la pluie et les vents, rôde autour d’un bercail plein, et frémit aux portes : les agneaux, en sûreté sous leurs mères, bêlent ; mais lui, que leur bêlement irrite et enflamme de rage, écume contre sa proie absente : une furieuse faim qu’il a depuis longtemps amassée le fatigue de son aiguillon, et son gosier desséché a soif de sang. Ainsi Turnus, en voyant le camp troyen et ses retranchements inabordables, sent s’allumer sa colère ; un féroce dépit brûle les os du guerrier. Que faire ? Quel accès tenter ? Comment arracher les Troyens à leurs murs ? comment les rejeter dans la plaine ? Leur flotte à l’ancre dans le Tibre, et appuyée à l’un des côtés du camp, (9, 70) était couverte par les retranchements qui la cachaient et par les eaux du fleuve. Turnus court l’attaquer, propose à ses compagnons, que cet appel transporte, de l’embraser, et lui-même dans sa bouillante ardeur arme sa main d’un pin enflammé. Tous alors s’y portent d’un même élan ; la présence de Turnus les anime ; chacun à l’envi s’arme de torches noirâtres, de tisons enlevés des foyers : le pin résineux lance jusqu’aux astres sa fumée lumineuse, et le feu éclate en étincelles volantes.

Quelle divinité, ô Muses, détourna des Troyens un si funeste incendie, et chassa loin de leurs vaisseaux ces immenses feux ? Dites-le-moi. L’événement se perd dans les temps de la crédule antiquité, mais le souvenir en est éternel. (9, 80) Alors qu’Énée, se préparant à traverser les mers, faisait construire ses vaisseaux dans les forêts de l’Ida, on dit que la mère des dieux, la déesse de Bérécynte, tint ce langage à Jupiter : « Accordez, ô mon fils, une grâce à votre mère chérie, de qui vous tenez l’empire de l’Olympe. Sur les sommets de l’Ida s’élève une forêt de pins qui m’est chère depuis de nombreuses années, et que mon culte a consacrée : c’est là sous de noirs ombrages, et sous le ténébreux couvert d’antiques érables, que les Phrygiens venaient m’offrir des sacrifices. Ces arbres, je les ai abandonnés avec joie au héros dardanien, afin qu’il s’en servît pour construire sa flotte : aujourd’hui mon cœur s’alarme et tremble pour cette forêt chérie : (9, 90) calmez les inquiétudes de votre mère, et accordez-lui la faveur qu’elle implore. Que ces arbres ne soient ni ébranlés par les flots qu’ils vont sillonner, ni vaincus par les tourbillons des vents : qu’ils gardent ce saint privilège d’être nés sur mes montagnes. » Le fils de Cybèle, par qui les astres roulent dans les cieux, lui répond en ces termes : « Ô ma mère, pourquoi vouloir forcer les destins ; et que me demandez-vous pour ces navires ? Quoi ! ces carènes formées par la main des mortels seraient donc immortelles comme nous ? Et le seul Énée traverserait impunément les hasards et les périls ? Quel dieu disposa jamais d’une telle faveur ? Voici ce que je vous promets : toutes celles de ces galères qui, au terme de leur course, toucheront aux rivages et aux ports de l’Ausonie, et qui, échappées aux vagues, (9, 100) auront porté le chef des Troyens vers les champs laurentins, je leur ôterai leurs formes mortelles, et je commanderai qu’elles deviennent des déesses de la vaste mer, telles que Doto et Galatée, qui fendent avec leurs seins d’albâtre les flots écumants. » Il dit, jura par le fleuve du roi son frère, par le Styx, par ses torrents de bitume et par les noirs tourbillons de ses rives, inclina sa tête, et à ce signe tout l’Olympe ébranlé trembla.

Enfin ce jour promis par les destins était arrivé, et les temps comptés par les Parques étaient accomplis. Avertie par la fureur de Turnus, la mère des dieux songea à repousser de la flotte sacrée les torches de l’incendie. (9, 110) En ce moment on vit resplendir une lumière nouvelle, et des régions de l’Aurore un grand nuage traverser les cieux ; les chœurs de l’Ida parurent ; une voix épouvantable tomba du haut des airs, et remplit de ses vastes éclats les armées des Troyens et des Rutules. « Troyens, ne vous agitez pas pour défendre mes vaisseaux ; n’armez point vos bras : Turnus embrasera plutôt les mers que ces pins sacrés. Et vous, mes galères, allez, soyez libres ; allez, déesses de la mer ; Cybèle vous l’ordonne. » Toutes au même instant rompent les noeuds qui les enchaînent à la rive, et, comme des dauphins, plongent leur proue dans les eaux ; (9, 120) elles s’y en foncent, et reparaissent, ô prodige ! nymphes des mers. Autant de proues d’airain flottaient attachées au rivage, autant de formes divines se montrent et s’élancent dans la mer. Les Rutules s’arrêtent stupéfaits ; Messape lui-même est consterné, et ses coursiers se troublent : le Tibre suspend les rauques murmures de son onde, et du plus profond de son lit recule vers sa source. Mais Turnus n’a rien perdu de sa confiante audace ; il relève et gourmande les esprits abattus des siens par ces fières paroles : « Ce prodige ne menace que les Troyens : c’est Jupiter lui-même qui leur enlève leur ressource dernière : il n’y a plus pour les Rutules ni traits, ni torches à lancer. (9, 130) La route des mers est fermée aux Troyens ; pour eux plus d’espérance de fuir : voici que la mer leur est enlevée ; la terre est dans nos mains, et cent peuples italiens sont en armes avec nous. Tous ces oracles dont les Phrygiens se vantent n’ont rien qui m’effraye, non plus que les arrêts des dieux. C’est assez pour les destins, assez pour Vénus que les Troyens aient touché la terre fertile de l’Ausonie : et moi aussi j’ai mes destins ; c’est d’exterminer par le fer une race criminelle, qui prétend m’enlever mon épouse. Cet affront ne touche pas que les seuls Atrides, et d’autres villes que Mycènes ont le droit de prendre les armes. (9, 140) Ce n’est pas assez pour ces ravisseurs d’avoir une première fois péri ; et n’est-ce pas encore trop qu’après un premier crime qu’ils ont tant expié, ils n’aient point en horreur toutes les femmes ? Ces retranchements, auxquels ils se confient, ces fossés qu’ils nous opposent, faibles barrières entre eux et la mort, voilà ce qui leur donne du cœur. Mais n’ont-ils pas vu les murs de Troie, bâtis des mains de Neptune, s’abîmer dans les flammes ? Allons, mes guerriers d’élite, qui de vous veut avec moi renverser ce rempart, et envahir ce camp perdu d’épouvante ? Je n’ai besoin ni des armes de Vulcain, ni de mille vaisseaux contre les Troyens : que toute l’Étrurie vienne au plus vite se (9, 150) joindre à eux : les ombres de la nuit, le lâche enlèvement d’un Palladium, le massacre des gardes d’un temple, ils n’ont pas à craindre de moi de pareils coups ; nous ne nous cacherons pas dans les flancs ténébreux d’un cheval. C’est en plein jour que je veux embraser leurs murs. Ils n’auront point affaire à des Grecs, et à cette patiente jeunesse qu’Hector a traînée, devant des murailles, jusqu’à la dixième année. Cependant la plus grande partie du jour est écoulée : compagnons, qui vous êtes vaillamment comportés, donnez au repos les moments qui vous restent, et tenez-vous prêts et en espérance pour l’attaque. » (9, 159) En même temps il commet à Messape le soin de poser des sentinelles devant toutes les portes du camp troyen, et d’environner les remparts de feux allumés. Quatorze chefs rutules s’avancent pour garnir les postes ; chacun d’eux est suivi de cent jeunes guerriers tout brillants d’or et de superbes aigrettes. Ils se portent çà et là sur tous les points, et se relèvent tour à tour : les autres, couchés sur l’herbe, se livrent aux délices de Bacchus et renversent les cratères d’airain. Les feux brillent de loin en loin ; le jeu charme les longueurs d’une nuit sans sommeil.

Les Troyens, du haut de leurs retranchements, observent ces mouvements de l’ennemi, et, les armes à la main, couvrent les remparts. Alarmés du péril qui les environne, ils visitent toutes les portes, (9, 170) et joignent entre eux par des ponts suspendus les ouvrages de défense. Tous sont en armes ; les travaux sont poussés par Mnesthée et par l’ardent Séreste : Énée, craignant que quelque revers n’appelât l’effort de leurs bras, les avait chargés de diriger la jeunesse troyenne et d’ordonner de tout en maîtres. Leurs soldats, se partageant les dangers et les veilles, se relèvent tour à tour des postes qu’ils ont à défendre. L’une des portes du camp était gardée par Nisus, fils d’Hyrtacus, jeune homme d’un bouillant courage : l’Ida, foulé par les chasseurs, l’avait vu quittant ses collines pour suivre Énée : Nisus excellait à pousser le javelot rapide et la flèche légère. Au même poste veillait avec lui Euryale, son ami, le plus beau (9, 180) de tous les guerriers qui revêtirent une armure troyenne ; enfant, c’est à peine si la première jeunesse se marque sur son visage par un léger duvet. Ils s’aimaient d’amitié tendre ; ensemble ils se jetaient au milieu des combats. En ce moment un commun devoir les retenait à la même porte du camp. Soudain Nisus : « Euryale, sont-ce les dieux qui soufflent à nos cœurs cette ardeur qui m’anime ? ou chacun de nous prend-il pour la voix d’un dieu son instinct impétueux ? Je ne sais, mais je sens aux bonds de mon cœur que je veux combattre ou tenter quelque chose de grand, et je ne supporte plus cet inutile repos. Tu vois la sécurité des Rutules : les feux ne brillent plus que de loin en loin ; tout le camp dort, enseveli dans le vin et le sommeil : (9, 190) partout c’est un profond silence. Écoute-moi donc : voici mon projet, et la pensée qui s’élève dans mon cœur. Chefs et soldats, tous demandent avec ardeur le retour d’Énée ; tous voudraient qu’un message fidèle fût envoyé vers lui. Si l’on me promet pour toi ce que je demanderai, c’est assez pour moi de la gloire. Je crois pouvoir me frayer sous ces hauteurs une route jusqu’aux murailles de Pallantée. » Ce dessein a saisi l’âme d’Euryale, que transporte un violent amour des louanges ; il répond en ces mots à son bouillant ami : « Eh quoi ! Nisus, tu dédaignes de m’associer aux grandes choses que tu vas entreprendre ? (9, 200) Pourrai-je te laisser te jeter seul à travers de si grands périls ? Je ne serais pas le fils du belliqueux Ophelte, moi qu’il a élevé et instruit au milieu des alarmes de la guerre argienne et des horreurs d’Ilion assiégé : et tu ne m’as pas trouvé indigne de toi depuis le jour où j’ai suivi le magnanime Énée et ses destins désespérés. Ce cœur, cher Nisus, ce cœur, je le sens, méprise la vie, et ne croit pas que mourir soit trop payer l’honneur où tu aspires. » — « Je n’ai jamais douté de ton courage, lui répond Nisus ; non, et cela ne m’est pas permis : qu’ainsi puissent et le grand Jupiter, et les dieux qui regardent mon dessein d’un œil favorable, me ramener triomphant vers toi ! (9, 210) Mais tu sais si l’entreprise est pleine de périls ; et si un coup du sort, un dieu ennemi m’entraîne en quelque malheur, je veux que tu me survives : ton âge est plus digne de la vie. Que j’aie un ami qui m’emporte du combat, ou qui me rachète et qui dépose mes restes dans la terre ; ou, si la fortune les lui envie, qui rende à ma dépouille absente les vains honneurs des morts, et la décore d’un tombeau. Que je ne sois pas la cause d’une si grande douleur pour ta malheureuse mère, qui seule entre tant de mères, enfant, a tout bravé pour te suivre, et qui pour toi a dédaigné les murailles hospitalières du grand Aceste. » Mais Euryale : « Tu m’opposes de vains prétextes ; (9, 220) ma résolution est prise ; elle est inébranlable : marchons. » Il dit, éveille les gardes, qui les remplacent et occupent leur poste. Euryale marche aux côtés de Nisus, et tous deux vont trouver Ascagne.

Il était nuit, et tous les êtres animés se reposaient de leurs peines, et oubliaient leurs maux dans le sommeil. Les principaux chefs des Troyens et l’élite des guerriers délibéraient sur les grands intérêts de l’État en péril : que feront-ils ? Lequel d’entre eux sera envoyé vers Énée ? Appuyés sur leurs longues lances, tenant en main leurs boucliers, (9, 230) tous sont debout au milieu du camp. Soudain d’un air animé se présentent ensemble Nisus et Euryale ; ils demandent à être admis : une chose importante les amène ; elle vaut bien qu’on leur donne quelques moments. Ascagne, qui voit leur impatience, les reçoit le premier, et ordonne à Nisus de parler. Alors le fils d’Hyrtacus : « Troyens, écoutez-nous favorablement, et ne jugez point par notre âge du projet qui nous amène devant vous. Les Rutules ensevelis dans le vin et le sommeil se sont tus : nous avons découvert un endroit propre à une surprise ; c’est où la route se partage en deux sentiers, près de la porte du camp la plus voisine de la mer. Les feux de l’ennemi sont partout interrompus ; on ne voit plus s’élever dans les airs qu’une noire fumée. (9, 240) Si vous nous permettez de saisir cette heureuse occasion, nous irons chercher Énée jusque dans les murs de Pallantée, et vous nous verrez bientôt revenir tout sanglants, et chargés des dépouilles de l’ennemi. Nous ne pouvons nous égarer ; dans nos longues chasses nous avons souvent aperçu la ville d’Évandre au fond de l’obscure vallée, et reconnu toute la rive du fleuve. » Alors Alète chargé d’ans, et en qui l’âge a mûri l’esprit, s’écrie : « Dieu de la patrie, vous qui couvrez toujours Ilion de votre puissance, non, vous n’êtes pas près d’anéantir tout à fait les Troyens, puisque vous suscitez parmi nous de tels courages, de si jeunes et si fermes (9, 250) cœurs ! » En parlant ainsi, le vieillard tenait serrées les poitrines et les mains des deux jeunes gens, et inondait leurs visages de ses larmes. « Quel prix, leur disait il, quel prix digne de vous pourra payer une si noble audace ? Votre plus belle récompense, les dieux d’abord vous la donneront, et vous la trouverez dans votre vertu : comptez encore sur la reconnaissance du pieux Énée et du jeune et brillant Ascagne : jamais ils n’oublieront un si grand service. » — « Et moi, reprit Ascagne, moi que mon père de retour peut seul sauver, par les grands dieux de Troie, par les Lares de la maison d’Assaracus, par le sanctuaire de la chaste Vesta, (9, 260) je vous en supplie, Nisus, et vous Euryale, aux mains de qui je remets ma fortune et toutes mes espérances, ramenez-moi mon père ; rendez-moi sa présence : lui revenu, plus rien de triste, Je vous donnerai deux coupes d’argent magnifiquement ciselées, que mon père enleva dans Arisba conquise, deux trépieds, deux grands talents d’or, un cratère antique, que m’a donné la Sidonienne Didon. Si la victoire met en nos mains l’Italie et son sceptre, et nous laisse ses dépouilles à tirer au sort, vous avez vu le coursier qui portait Turnus et son armure (9, 270) étincelante d’or : eh bien ! ce bouclier, ce panache flamboyant seront exceptés du sort ; et dès à présent, Nisus, ils sont à vous. À ces présents mon père ajoutera douze des plus belles captives, et autant de captifs avec leurs armes ; enfin cette plaine où nous sommes, et qui appartient au roi Latinus. Mais toi, Euryale, que mon âge presque égal rapproche de ton âge, cher et vénérable enfant, de ce jour tout mon cœur est à toi ; sois mon compagnon, sois de moitié dans tous mes périls. Sans toi je ne veux point chercher la gloire : dans la paix, dans la guerre, tu seras l’âme de mes travaux, (9, 280) l’âme de mes conseils. » Euryale lui répond : « Jamais on ne me verra démentir ce noble effort de mon courage : que la fortune seulement me soit propice, et ne se tourne pas contre moi. Mais il est une grâce que je mets au-dessus de tous vos dons, et que j’implore de vous. J’ai une mère issue de l’ancienne race de Priam ; ni la terre d’Ilion ni les murailles d’Aceste n’ont pu retenir l’infortunée, ni la séparer de moi. Aujourd’hui elle ignore les dangers où je cours, et je la quitte sans lui dire adieu. J’atteste et la Nuit et votre main, que je ne pourrais supporter les larmes de ma mère. (9, 290) Vous donc, je vous en conjure, consolez-Ia dans sa misère, soutenez-la dans son abandon. Laissez-moi emporter de vous cette espérance ; j’en aurai plus d’audace à chercher les périls. » Les Troyens émus laissaient couler leurs larmes ; Ascagne surtout était attendri ; son cœur s’était serré à cette vive image de la piété filiale. « Oui, je te promets, dit-il à Euryale, tout ce que mérite ta sublime entreprise. Ta mère sera la mienne ; il ne lui manquera que le nom de Créuse ; et la naissance d’un fils tel que toi ne lui sera pas peu comptée, quel que soit l’événement qui t’attende. (9, 300) J’en jure par cette tête, par laquelle jurait mon père ; tout ce que je te promets pour le jour heureux du retour, je le promets à ta mère et à ceux de ton sang. » Ainsi parlait Iule en pleurant. Alors il détache de son épaule son épée, ouvrage admirable de Lycaon de Gnosse ; la poignée en était d’or, et la lame s’engageait dans un fourreau d’ivoire. Mnesthée donne à Nisus la dépouille hérissée d’un lion ; Alète change son casque avec le sien. Tous deux armés se mettent en marche ; les premiers des Troyens, jeunes gens et vieillards, se pressent sur leurs pas et jusqu’aux portes du camp (9, 310) les suivent de leurs vœux : le bel Ascagne, dont le cœur et l’esprit déjà virils devancent les années, envoyait par eux à son père mille avis importants ; vaines paroles que les vents dissipent et jettent aux nuages.

Ils sortent, franchissent les fossés, et à la faveur des ombres de la nuit gagnent le camp des ennemis : mais avant d’en sortir, à combien de Rutules leurs coups seront funestes ! Ils voient des soldats que le vin et le sommeil ont étendus sur l’herbe : les chars pendent dételés près du rivage ; les rênes, les roues, les guerriers, les armes, les vins répandus, tout gît pêle-mêle. Alors le fïls d’Hyrtacide : (9, 320) « Euryale, un coup d’audace ! l’occasion nous appelle ; c’est par là que je vais : toi, de peur que l’ennemi ne vienne à s’élever sur nous par derrière, fais la garde, et veille au loin. Je vais tout égorger devant moi et te mener par un large chemin. » Ainsi il parle à voix basse : en même temps il tombe l’épée à la main sur le superbe Rhamnès, qui, reposant sur des coussins magnifiquement dressés, soufflait le sommeil de toute sa bruyante poitrine. Il était roi et augure, cher entre tous à Turnus ; mais sa divine science ne put détourner de lui le coup fatal. Trois esclaves de Rémus gisaient au hasard au milieu des armes ; (9, 330) il les massacre avec son écuyer et le conducteur de son char, qu’il trouve encore le cou pendant sur ses coursiers : il l’abat du tranchant de son épée ; la tête de Rémus tombe aussi ; et du tronc palpitant s’élance un sang noirâtre, qui mouille l’herbe tiédie et le lit du guerrier. Il immole coup sur coup Lamyrus, Lamus, et le jeune et beau Sarranus : il avait passé dans le jeu une grande partie de cette nuit ; vaincu par le dieu du sommeil, il lui abandonnait ses membres enchaînés : heureux s’il eût prolongé jusqu’au retour de la lumière et sa veille et le jeu I (9, 339) Ainsi un lion à jeun et poussé par une faim furieuse ravage une bergerie pleine, déchire, entraîne les tendres agneaux, les brebis muettes de peur, et ensanglante sa gueule frémissante. Euryale n’est pas moins ardent au carnage ; lui aussi répand dans le camp ses sanglantes fureurs, et frappe dans l’ombre mille guerriers sans nom : il tombe sur Fadus, Herbésus, Rhétus et Abaris. Rhétus veillait, et voyait tout ; mais dans sa frayeur il se tenait caché derrière un grand cratère. Au moment qu’il se dresse pour fuir, Euryale lui enfonce jusqu’à la garde son épée dans la poitrine, et l’en retire fumante du coup de la mort. Rhétus expire et rejette son âme avec des flots pourprés de sang (9, 350) et de vin. Euryale s’échauffe à ses cruelles embûches. Déjà il marchait vers les tentes de Messape, où il voyait tomber les derniers feux, et les coursiers dételés paître l’herbe : mais Nisus, qui sent que la fureur du carnage et la soif du sang emportent son ami, lui dit ce peu de mots : « Cessons, voici venir l’aurore ennemie. C’est assez goûter de carnage ; la route nous est frayée à travers les ennemis. » Ils s’éloignent, et abandonnent les dépouilles des Rutules, de magnifiques ouvrages d’argent massif, des armes, des cratères, des étoffes splendides. Euryale cependant enlève les caparaçons des coursiers de Rhamnès, et son baudrier, garni de clous d’or : (9, 360) c’était un don que l’opulent Cédicus avait jadis envoyé à Rémulus de Tibur, gage de l’hospitalité à laquelle, absent, il engageait sa foi. Rémulus en mourant le légua à son petit-fils : après la mort de celui-ci, les Rutules, vainqueurs des peuples de Tibur, s’emparèrent de cette magnifique dépouille. Euryale la saisit, et en pare vainement ses robustes épaules ; il se couvre aussi du casque de Messape, orné d’une brillante aigrette. Tous deux ils sortent du camp et se mettent en sûreté.

Cependant des cavaliers envoyés en avant de la ville de Laurente, pendant que le gros de l’escadron rangé en bataille s’est arrêté dans la plaine, s’avançaient pour joindre Turnus et lui porter un message du roi : (9, 370) ils étaient trois cents, tous portant boucliers, et commandés par Volscens. Déjà ils approchaient du camp rutule et arrivaient au pied des murs assiégés, quand ils aperçoivent les deux jeunes Troyens, qui se détournaient à gauche. L’ombre de la nuit commençait à s’éclaircir ; le casque de Messape trahit l’imprudent Euryale, et brilla tout à coup d’un reflet de l’aube naissante. « Je ne me trompais pas, s’écrie Volscens du milieu de son escadron : arrêtez, jeunes gens ! Pourquoi dans ces lieux ? qui êtes-vous ? Où allez-vous ? » Eux de ne rien répondre, mais de s’échapper au plus vite vers la forêt, et de se fier à la nuit. Les cavaliers s’éparpillant vont se placer aux détours connus du bois (9, 380) et en cernent toutes les issues. La forêt étendait au loin les noirs ombrages de ses chênes touffus et de ses buissons entremêlés : elle était partout remplie de ronces épaisses, que coupaient de loin en loin de ténébreux sentiers. Euryale est empêché par l’ombre des rameaux et par le poids du butin qu’il emporte, et la peur égare ses pas éperdus. Nisus fuit ; et déjà, sans songer à Euryale, il avait échappé aux ennemis, et gagné ces lacs qu’on a depuis appelés les lacs Albains, du nom de la ville d’Albe : là étaient alors les magnifiques pâturages du roi Latinus. Il s’arrête, se retourne, et cherche en vain son ami. (9, 390) « Malheureux, qu’ai-je fait ? s’écrie-t-il. Euryale, en quel lieu t’ai-je laissé ? Où vais-je te chercher ? » Il s’engage de nouveau dans les routes obscures et trompeuses qu’il a déjà parcourues, reconnaît et suit la trace de ses pas, erre au milieu des buissons silencieux. Il entend des chevaux, des bruits d’armes, des cavaliers qui le suivent. Au même instant un cri frappe son oreille, et il voit Euryale, que l’obscurité, l’erreur des chemins et ce tumulle subit ont jeté entre les mains de la troupe ennemie, et qui, accablé, se débat en vain. Que faire ? par quel effort, avec quelles armes osera-t-il (9, 400) dégager son ami ? Ira-t-il se jeter, pour y mourir, au milieu des épées ennemies, et chercher à travers les blessures un beau trépas ? Soudain d’un bras ramené en arrière il bande son arc ; et, levant les yeux vers la lune qui brillait au haut des cieux, il lui adresse cette prière : « Déesse, toi, le plus beau des astres, Latone qui gardes les forêts, sois-moi propice, et seconde l’effort de mon bras. Si mon père Hyrtacus a porté pour moi des offrandes sur tes autels ; si je les ai moi-même chargés des dépouilles des bêtes fauves ; si j’ai suspendu mes sanglants trophées à la voûte et au faîte sacré de ton temple, fais que je dissipe cette troupe, et toi guide ces traits à travers les airs. » (9, 410) Il dit, et de tout l’effort de ses membres il lance une flèche ; le trait vole, fend les ombres de la nuit, va percer le dos de Sulmon, s’y brise, et de son bois rompu lui traverse la poitrine. Sulmon roule à terre, vomit, déjà glacé par la mort, des flots d’un sang chaud ; et la vie s’exhale de ses flancs, que secouent de longs sanglots. On regarde de tous côtés ; Nisus redouble de vigueur ; et de sa main élevée à la hauteur de sa tête il balançait déjà un second trait. Tandis que la troupe est en alarme, le trait vient en sifflant frapper Tagus de l’une à l’autre tempe, et s’arrête fumant dans sa cervelle transpercée. (9, 420) Volscens transporté de fureur regarde, et ne voit pas d’où sont partis les coups, ne sait pas, dans sa rage, sur qui s’élancer : « Eh bien ! dit-il, tu payeras de ton sang ces deux morts. » En même temps, l’épée nue, il fondait sur Euryale. Alors épouvanté, hors de lui, Nisus pousse un cri ; il ne peut plus se cacher dans les ténèbres, il ne peut plus supporter un si douloureux spectacle : « Moi, c’est moi qui ai tout fait ; tournez le fer contre moi, ô Rutules ! tout le crime en est à moi. Cet enfant n’a rien osé, n’a pu rien contre vous ; j’en jure par le ciel et par ces astres, qui le savent ; (9, 430) il n’a fait que trop aimer son malheureux ami. » Tandis qu’il parle, l’épée de Volscens, poussée d’un bras furieux, perce le flanc et déchire la blanche poitrine d’Euryale. Il roule mourant sur la poussière ; le sang coule sur son beau corps, et sa tête inclinée se penche et tombe sur ses épaules. Ainsi coupée par le tranchant de la charrue, languit et meurt une fleur pourprée ; ainsi baissent leur tête, sur leur tige lasse, les pavots chargés de pluie. À l’instant Nisus se jette au milieu des ennemis ; entre tous il cherche Volscens, il n’en veut qu’à Volscens : (9, 440) les ennemis l’enveloppent, le pressent, et de tous côtés l’accablent ; lui n’en pousse l’attaque qu’avec plus d’ardeur, et fait tournoyer sa foudroyante épée ; enfin il l’enfonce dans la bouche du Rutule au moment qu’elle s’ouvre pour le menacer, et avant de mourir il ôte la vie à son ennemi. Alors, percé de mille coups, il se jette sur le corps inanimé de son ami, et là il s’endort enfin d’un tranquille et dernier sommeil. Heureux l’un et l’autre ! si mes vers peuvent quelque chose, Euryale et Nisus, jamais le temps ne vous effacera de la mémoire, des hommes ; vous y vivrez tant que la race d’Énée dominera des hauteurs de l’immobile Capitole, tant que le père des Romains y maintiendra son empire.

(9, 450) Les Rutules vainqueurs s’emparent du butin et des dépouilles des deux Troyens, et emportent en pleurant le corps sans vie de Volscens dans leur camp. Mais là le deuil n’est pas moins affreux : ce sont les premiers de l’armée enveloppés dans un seul massacre ; c’est Rhamnès mort, c’est Sarranus, c’est Numa. On accourt, on s’assemble autour des cadavres et des guerriers à demi morts ; on voit la terre encore tiède d’un récent carnage, et partout écumer de pleins ruisseaux de sang. On reconnaît parmi les dépouilles des deux Troyens celles des Rutules, le casque brillant de Messape, et ces harnais qui ont tant coûté à reconquérir.

(9, 459) Déjà l’Aurore, abandonnant la couche parfumée de Tithon, répandait une nouvelle lumière sur la terre ; déjà le soleil épanchait ses feux, et rendait aux objets leurs couleurs, quand Turnus, se montrant tout armé, appela ses guerriers aux armes, et rassembla pour la bataille ses phalanges d’airain. Chacun par ses discours divers excite les siens, et allume leur colère. En même temps ils portent, au bout de lances qu’ils élèvent en l’air, deux têtes, déplorable trophée ! qu’ils poursuivent de mille cris insultants : ce sont celles de Nisus et d’Euryale. Cependant les Troyens, endurcis par la guerre, portent toutes leurs forces à la gauche de leur camp, le fleuve couvrant la droite : (9, 470) les uns gardent les immenses fossés ; les autres se sont postés sur les hautes tours : tristes, et le cœur ému, ils voient les deux têtes, hélas ! trop connues d’eux, fixées au bout des piques, et dégouttantes d’un sang noir. Rientôt la Renommée déployant ses ailes rapides fond à travers la ville épouvantée, et, funeste messagère, glisse jusqu’aux oreilles de la mère d’Euryale. Soudain la malheureuse sent la chaleur abandonner ses os ; les fuseaux tombent de ses mains, et le lin déroulé leur échappe. Enfin elle s’élance, désolée, poussant des hurlements lamentables, arrachant ses cheveux ; et elle vole éperdue jusqu’aux remparts et vers les premiers rangs. Les soldats, les périls, (9, 480) les traits, elle brave tout : puis elle remplit les airs de ces plaintes : « Est-ce toi, Euryale, que je vois, toi, le dernier soutien de ma vieillesse ? As-tu pu, cruel, me laisser seule ici ? Et quand tu t’allais jeter dans de si grands périls, ta malheureuse mère n’a pu te parler pour la dernière fois ! Hélas ! tu gis sur une terre étrangère, la proie des chiens du Latium ! Et moi, ta mère, je n’ai point mené tes funérailles, je ne t’ai point fermé les yeux, je n’ai point lavé tes blessures, te couvrant de ces tissus, douce tâche que je pressais pour toi les jours et les nuits, qui consolait les ennuis de ma triste vieillesse ! (9, 490) Où irai-je ? tes membres, tes restes déchirés, tes débris misérables, où les chercher ? Voilà donc, mon cher fils, ce que tu me rapportes de toi ; voilà ce que je suis venue chercher à travers tant de terres et tant de mers ! Percez-moi de vos épées, si vous avez quelque pitié de moi, ô Rutules ; lancez contre moi tous vos traits ; tuez-moi, tuez-moi la première. Ou toi, grand Jupiter, par pitié foudroie cette tête maudite et précipite-la dans le Tartare, puisque je ne puis autrement rompre la trame d’une si cruelle vie. » Ces plaintes ébranlent tous les cœurs ; un même gémissement éclate dans tout le camp ; la douleur a brisé et engourdi les courages. (9, 500) La malheureuse mère troublait les airs de ses cris lugubres, quand Idée et Actor, par l’ordre d’Ilionée et d’Ascagne en pleurs, l’enlèvent, et la portent dans leurs bras sous son toit désolé.

Cependant les sons terribles de la trompette, échappés de l’airain frémissant éclatent au loin ; des cris y répondent, et le ciel en mugit. Déjà les Volsques, sous la voûte serrée de leurs boucliers unis, s’avancent à la hâte, et se préparent à combler les fossés, à arracher les palissades. D’autres cherchent un accès pour l’escalade là où les soldats sont plus rares, où paraissent s’éclaircir Ieurs files (9, 509) moins serrées. Les Troyens de leur côté font pleuvoir sur l’ennemi toute sorte de traits, et le repoussent avec des pieux aux dures pointes ; une longue guerre les a accoutumés à défendre des murs assiégés. Ils roulaient aussi des pierres d’un poids effroyable, pour rompre le toit mobile de l’épaisse tortue ; inébranlable, elle supporte un moment les plus rudes chocs ; enfin elle va céder : là ou la troupe ennemie devient plus pressante, les Troyens roulent et précipitent une masse immense, qui écrase au loin les Rutules, et qui rompt la voûte des boucliers. Alors les audacieux Rutules renoncent à cette aveugle attaque ; ils ne veulent plus que chasser à coups de traits les assiégés de leurs remparts. (9, 521) D’une autre part Mézence, à la mine terrible, secouait une torche étrusque, et s’avançait portant des feux mêlés de fumée. En même temps Messape, le dompteur de coursiers, le fils de Neptune, arrache une palissade, et demande des échelles pour monter à l’assaut.

Muses, toi surtout Calliope, soutenez ici ma voix : racontez-moi le carnage et les morts qui signalèrent le bras de Turnus ; dites-moi combien de guerriers furent précipités dans l’Orcus, et déroulez avec moi les grandes scènes de cette guerre. Muses, vous vous en souvenez, et vous pouvez les décrire.

(9, 530) Une tour s’élevait, haute et dominant au loin la plaine de ses nombreux étages : avantageusement située, les assiégeants rassemblaient contre elle toutes leurs forces, et déployaient pour la renverser toutes les ressources de l’attaque. Les Troyens la défendaient avec vigueur, et par ses mille ouvertures faisaient pleuvoir une grêle de pierres et de traits. Turnus le premier lance contre la tour une torche ardente : la flamme s’attache à ses flancs ; accrue par le vent, elle saisit d’étage en étage les plafonds et les portes, les embrase et les dévore. Les assiégés s’agitent dans le trouble et l’effroi, et veulent en vain fuir le mal qui les poursuit. Tandis qu’ils se ramassent, et se retirent (9, 540) vers l’endroit que l’incendie épargne encore, la tour surchargée s’écroule tout à coup avec un horrible fracas, dont le ciel retentit. Entraînés par l’immense masse, les Troyens tombent demi-morts, percés de leurs propres armes, ou par les éclats des poutres brisées : Hélénor et Lycus sont presque les seuls qui échappent. Hélénor, le plus âgé des deux, était fils du roi de Méonie et de l’esclave Licymnia, qui, l’ayant élevé secrètement, l’envoya armé, malgré les lois, sous les murs de Troie : guerrier obscur, il n’a pour armes qu’une épée et un bouclier sans ornements. Lorsqu’il se vit seul au milieu des mille et mille soldats de Turnus, (9, 550) et de tous côtés enveloppé par l’armée des Latins ; pareil à la bête sauvage qui, cernée par la troupe serrée des chasseurs, tourne sa fureur contre les traits, et, sûre de mourir, s’élance et saute par-dessus les épieux, il se jette, pour y mourir, au milieu des ennemis, et court là où il voit les traits les plus pressés. Lycus, plus léger à la course, perce à travers les ennemis et les armes, s’échappe, et déjà touche le rempart : il tâche de saisir les hauts créneaux et d’atteindre les mains de ses compagnons. Mais Turnus l’a suivi, et, le pressant de ses pas rapides et de son javelot vainqueur, (9, 560) il le gourmande en ces termes : « Insensé, as-tu cru pouvoir échapper à mes mains ? » En même temps il le saisit comme il pendait du rempart, et l’en arrache avec un pan de la muraille. Ainsi l’oiseau de Jupiter fond sur un lièvre ou sur un cygne au blanc plumage, et l’enlève entre ses serres au haut des nues ; ainsi le loup, aimé de Mars, arrache de l’étable un agneau que sa mère redemande par de longs bêlements. De tous côtés on s’écrie, on s’élance, on comble les fossés, tandis que d’autres lancent des torches enflammées au faîte des remparts.

(9, 569) Lucétius, la flamme à la main, s’avançait sous l’une des portes ; llionée fait tomber sur lui un immense fragment de roc, qui l’écrase. Liger, habile à lancer le dard ; Asylas, à pousser d’une main sûre la flèche au but lointain, abattent l’un Émathion, l’autre Corinée. Cénée tue Ortygius, et Cénée vainqueur est tué par Turnus, qui en même temps immole Itys, Clonius, Dioxippe, Promolus, Sagaris, et Idas posté devant les tours qu’il défendait. Priverne tombe sous les coups de Capys : Priverne, effleuré par la lance de Témille, avait, l’insensé, jeté son bouclier, et portait sa main à sa blessure, lorsque, glissant sur son aile légère, la flèche de Capys perce sa main attachée à son flanc, pénètre dans sa poitrine, (9, 580) et par un coup mortel déchire les organes du souffle. Le fils d’Arcens marchait, fier de son éclatante armure, de sa chlamyde brodée par l’aiguille, et teinte du sombre incarnat de la pourpre ibérienne ; plus fier encore de sa beauté. Arcens, son père, avant de l’envoyer aux combats, l’avait élevé dans un bois consacré à Cybèle, sur les bords du fleuve Symèthe, là où est le riche et propice autel de Palicus. Mézence le voit, met bas ses javelots, fait tournoyer trois fois autour de sa tête la sifflante courroie de sa fronde ; le plomb s’échappe, va fendre en s’y amollissant les tempes d’Arcens, et l’étend mort sur l’arène.

(9, 590) Alors, dit-on, pour la première fois Ascagne, qui n’avait encore épouvanté que les bêtes fugitives des bois, tendit son arc dans un combat, et de sa flèche, poussée d’une main guerrière, abattit le brave Numanus, surnommé Rémulus, et que l’hymen avait uni depuis peu à la plus jeune sœur de Turnus. Le cœur enflé de cette royale alliance, Numanus aux premiers rangs exhalait son arrogance en vociférations infâmes, et se portait au-devant des Troyens en les poursuivant de ses insolentes clameurs : « Lâches Phryglens, deux fois pris, n’avez-vous pas honte d’être encore cernés dans vos retranchements, et de mettre des murailles entre Mars et vous ? (9, 600) Les voilà ces guerriers qui viennent, les armes à la main, nous demander nos filles pour femmes ! Quel dieu, ou plutôt quelle folie vous a poussés en Italie ? Ici vous n’aurez affaire ni aux Atrides, ni au fourbe Ulysse, mais bien aux durs rejetons d’une race aguerrie : nous plongeons dans les fleuves nos nouveau-nés, et nous les endurcissons dans les âpres glaçons de leurs ondes. Chasseurs infatigables, nos enfants fatiguent les forêts ; dompter les coursiers, lancer des dards, ce sont là leurs jeux. Invincible au travail, accoutumée à vivre de peu, notre jeunesse ou dompte la terre avec le hoyau, ou de ses armes bat les remparts des villes. (9, 609) Toute notre vie s’use, à manier le fer, et de la pointe de nos lances nous pressons les flancs de nos taureaux attelés. La lente vieillesse n’affaiblit pas nos courages, n’altère pas notre vigueur ; nous chargeons d’un casque nos cheveux blancs ; et sans cesse nous emportons de nouvelles dépouilles, nous vivons de rapines. Mais vous, Troyens, sous ces vêtements aux splendides couleurs et tout brillants de pourpre, vous portez des cœurs lâches ; vous n’aimez que les danses, guerriers qui étalez des tuniques aux manches pendantes, des mitres ceintes de bandelettes. Allez, Phrygiennes (car vous n’êtes pas même des Phrygiens) allez sur votre mont de Dindyme, où vos oreilles sont accoutumées au double son de la flûte troyenne. Le buis mélodieux et les cymbales de votre Mère des dieux vous appellent (9, 620) sur l’Ida : abandonnez les armes, cédez le fer aux hommes. » Ces insolentes et cruelles bravades, Ascagne ne peut les souffrir ; il bande son arc, amène en arrière le crin d’un coursier qui retient la flèche ; et, les deux bras deçà et delà tendus, il s’arrête, et d’une voix suppliante invoque Jupiter en ces termes : « Dieu tout-puissant, seconde mon audace, et je t’offrirai des dons solennels dans tes temples, et j’immolerai sur tes autels un jeune taureau blanc au front doré, portant la tête aussi haut que sa mère, déjà frappant de la corne, et de ses pieds dispersant l’arène. » (9, 630) Le père des dieux l’entendit, et fit gronder à gauche, sous un ciel pur, son tonnerre. En même temps résonne l’arc qui porte la mort ; la flèche décochée part avec un horrible sifflement, va frapper la tête de Rémulus, et de sa pointe de fer lui perce les deux tempes. « Va maintenant, insulte à la valeur par tes discours insolents ; voici la réponse que les Phrygiens, deux fois pris, envoient aux Rutules. » Ascagne ne dit que ces mots. Les Troyens, frémissant de joie, lui applaudissent par leurs cris ; ce coup porte jusqu’aux nues leurs courages relevés. Du haut de l’empyrée, Apollon à la belle chevelure contemplait, assis sur un nuage, l’armée des Rutules et le camp des Troyens : (9, 640) « Courage, généreux enfant ! dit-il à Iule vainqueur ; c’est ainsi qu’on va jusqu’aux astres, enfant né des dieux et de qui naîtront des dieux. Un jour la race d’Assaracus (et cette gloire lui est due) apaisera toutes les guerres allumées par les destins : enfant, Troie était trop peu pour contenir ta future grandeur. » À ces mots il s’élance de la nue, écarte les souffles de l’air, et marche vers Ascagne. En même temps il dépouille ses traits, et prend ceux du vieux Butès, autrefois écuyer d’Anchise, et le gardien fidèle de son palais. Depuis, Énée l’avait attaché à son fils Ascagne. Apollon marchait (9, 650) tout à fait semblable au vieillard ; il avait sa voix, son teint, ses cheveux blancs, sa terrible et retentissante armure : « Fils d’Énée, dit-il au prince transporté d’ardeur, c’est assez pour vous d’avoir impunément abattu sous vos traits Numanus : vous devez ce glorieux coup d’essai à la faveur d’Apollon ; le dieu n’est point jaloux que des armes mortelles égalent les siennes ; cessez, noble enfant, de chercher de nouveaux hasards. » À ces mots, Apollon se dérobe aux regards mortels, et s’évanouit dans l’air léger. Les chefs troyens reconnurent le dieu et ses flèches divines, (9, 660) et ils entendirent, pendant qu’il fuyait, résonner son carquois. Dociles aux divins conseils de Phébus, ils répriment l’ardeur guerrière d’Ascagne, retournent au combat, et leur grand cœur les rejette en face des périls. Tout à coup un grand cri s’élève le long des remparts : à l’instant les arcs sont bandés, les courroies se détendent ; toute la terre est jonchée de traits : alors les boucliers, les casques retentissent des coups qu’ils parent ; le combat devient furieux. Ainsi amenée du couchant par les Chevreaux orageux, la pluie fouette la terre ; ainsi les nuages se précipitent en grêle épaisse (9, 670) sur la grève des mers, quand le redoutable Jupiter lance sur les ailes de l’Auster la pluvieuse tempête, et rompt dans le ciel les nuées caverneuses.

Pandarus et Bitias, deux fils d’Alcanor de l’Ida, sauvages nourrissons qu’Hiéra leur mère avait élevés dans un bois consacré à Jupiter, jeunes guerriers égaux par la taille aux sapins des monts paternels, ouvrent une des portes du camp commise à leur garde, et, comptant sur leurs armes, défient l’ennemi de pénétrer dans l’enceinte des murs. Eux-mêmes, postés à droite et à gauche devant les tours, se tiennent là, le fer à la main, grandis encore par les brillants panaches de leurs casques. Tels, le long des fleuves, (9, 680) sur les rives du Pô, ou de l’Athésis au cours délicieux, deux chênes s’élèvent dans les airs, portent jusqu’au ciel leur tête que n’a point émondée le fer, et balancent leur cime élancée. Les Rutules voyant une des portes du camp ouverte, s’y précipitent : Quercens, Aquicole à la brillante armure, l’impétueux Tmarus et le belliqueux Hémon, repoussés avec toute leur troupe par les deux frères, ont tourné le dos ou laissé leur vie sur le seuil même de la porte. Alors redoublent de part et d’autre la fureur et l’acharnement des esprits ; déjà les Troyens ralliés se concentrent sur le même point ; (9, 690) déjà ils osent en venir aux mains, et pousser l’attaque hors des barrières.

En ce moment Turnus répandait ailleurs ses fureurs et culbutait tout devant lui. Tout à coup on lui annonce que l’ennemi s’est relevé, qu’il s’échauffe au carnage et qu’il laisse ses remparts ouverts. Turnus abandonne son attaque, et, poussé d’une furieuse colère, il s’élance vers la porte troyenne et sur les deux frères redoutables. D’abord il rencontre Antiphate, qui le premier s’offre à ses coups ; Antiphate était né des amours d’une femme thébaine et du grand Sarpédon : Turnus l’abat sous le javelot italique, qui, volant à travers les airs, va s’enfoncer dans la poitrine du guerrier ; (9, 700) la plaie profonde laisse échapper des flots d’un sang écumant, et le fer, fixé dans les poumons, y tiédit. Alors frappés par sa main terrible, Mérope, Érymante, Aphidne, mordent la poussière. Bitias restait, l’œil enflammé, le cœur frémissant de rage : ce n’est point avec un dard que Turnus l’attaque (un dard ne lui eût point ôté la vie), mais avec la formidable phalarique : lancée du bras dont Jupiter lance la foudre, elle arrive avec un grand sifflement ; les deux cuirs du bouclier de Bitias, et sa fidèle cuirasse au double tissu d’écaillés d’or, ne la peuvent amortir ; le géant tombe de toute sa hauteur, couché dans la poudre. La terre en gémit, et retentit du fracas de son vaste bouclier. (9, 710) Ainsi sur le rivage de Baies tombe dans la mer un vaste amas de pierres que mille mains ont assemblées pour en former une digue puissante : la masse précipitée s’écroule, et s’enfonçant va heurter les profondeurs de l’abîme : la mer est bouleversée et soulève un sable noir ; la haute Prochyte en tremble ; Inarime en est ébranlée ; Inarime, dure couche qui presse, par l’ordre de Jupiter, les flancs de Typhée.

Alors le puissant dieu des batailles, Mars, souffle aux Latins le courage et la vigueur, et presse leurs âmes des vifs aiguillons de sa fougue. Aux Troyens il envoie la Fuite et l’affreuse Épouvante. (9, 720) Les Latins accourent de toutes parts, là où le combat leur est ouvert ; le dieu de la guerre descend tout entier dans leurs cœurs. Pandarus voyant son frère étendu par terre, la triste fortune des Troyens, leurs armes abandonnées à de funestes chances, appuie en dedans ses larges épaules contre la porte du camp, la fait tourner avec un grand effort sur ses gonds, et la ferme, laissant hors des murs un grand nombre des siens engagés dans un rude combat. Les autres rentrent avec lui, et il reçoit dans l’enceinte leur foule éperdue : insensé, qui n’a pas vu dans la mêlée que le roi des Rutules s’était jeté avec lui dans la ville, et qu’il l’y avait enfermé comme un tigre féroce au milieu d’un timide troupeau ! Soudain un feu nouveau s’allume dans les regards de Turnus ; son armure rend un son plus terrible ; son panache sanglant tremble sur son casque, et son bouclier lance de foudroyants éclairs. Les Troyens reconnaissent cette face odieuse, cette taille immense, et tout à coup se troublent. Mais Pandarus s’élance ; il brûle dans sa colère de venger la mort de son frère : « Ce n’est pas ici, crie-t-il à Turnus, le palais d’Amate qui t’a été promis en dot ; et Turnus n’est pas renfermé dans les murs d’Ardée sa patrie. Le voici dans un camp ennemi ; tu ne peux t’en échapper. » Turnus, sans s’émouvoir, lui répond avec un sourire amer : « Eh bien ! si tu as tant de courage, montre-toi, et combattons ensemble ; tu pourras bientôt raconter à Priam que tu as trouvé ici un nouvel Achille. » À ces mots, Pandarus lui lance de toute sa force un javelot, dont le bois noueux était couvert de sa rude écorce : l’air seul en fut blessé ; Junon détourna le coup et le javelot s’enfonça dans la porte. « Cette arme que brandit ma main vigoureuse, tu ne l’éviteras pas ainsi ; c’est un autre bras que le tien qui va pousser et le trait et la blessure. » Il dit, se dresse de toute sa hauteur en levant son épée, la décharge sur le géant, (9, 750) lui fend la tête entre les deux tempes, et par une immense blessure sépare ses deux joues encore imberbes. Il tombe avec fracas ; la terre est ébranlée de son poids énorme. Ses membres abandonnés, ses armes rougies du sang de sa cervelle, se répandent sur l’arène ; il meurt, et l’on voit pendre des deux côtés sur ses épaules sa tête partagée. À cette vue les Troyens, saisis d’effroi, tournent le dos et se dispersent ; et si Turnus victorieux eût songé à briser les barrières et à livrer aux Latins les portes ouvertes, ce jour eût été le dernier de la guerre et de la nation troyenne. (9, 760) Mais sa fureur et une soif insensée de carnage l’emportèrent en avant. Il accable d’abord Phalaris, et Gygès chancelant sur ses jarrets coupés ; il saisit les traits des fuyards et les lance contre eux ; Junon sert sa vigueur et son courage. Il immole Halys et Phégée, qu’il perce à travers son petit bouclier. Alcandre, Halius, Noémon et Prytanis ignoraient que Turnus fût dans le camp, et échauffaient le combat ; Turnus les attaque et les renverse. Cependant Lyncée marche contre lui et appelle ses compagnons ; mais Turnus, s’adossant à la muraille, le prévient et brandit son glaive, (9, 770) et, d’un seul coup asséné de près, fait rouler au loin sa tête avec son casque. Il tue aussi Amycus, la terreur des bêtes fauves ; Amycus, le plus habile dans l’art de tremper les traits dans des sucs mortels et d’empoisonner le fer. Il tue Clytius, fils d’Éole, et Créthée, ami et compagnon des Muses : épris des charmes des vers et de l’harmonie, il chantait sans cesse, sur les cordes tendues de sa lyre, les coursiers, les armes, et les combats.

Enfin les deux chefs, Mnesthée et Sereste, apprennent le carnage que Turnus fait des Troyens ; (9, 780) ils accourent, ils voient les leurs dispersés, et l’ennemi dans les murs. Alors Mnesthée : « Où fuyez-vous, Troyens ? où courez-vous ? quels autres remparts, quelles autres murailles que celles-ci avez-vous donc ? Un seul homme, emprisonné dans vos retranchements, aura impunément semé le carnage et la mort à travers notre ville, et précipité dans l’Orcus la fleur de nos guerriers ? Quoi ! ni votre malheureuse patrie, ni vos anciens dieux, ni le grand Énée, lâches que vous êtes, ne vous touchent ni ne vous font rougir ? »

Ces paroles enflamment et raffermissent les Troyens ; ils se rallient et font tête à l’ennemi. Turnus se retire peu à peu du combat, (9, 790) gagne le fleuve, et la partie du camp que ceignent les eaux. Les Troyens tous ensemble fondent à grands cris sur lui et le pressent avec ardeur. Ainsi la troupe des chasseurs accable de ses traits un lion féroce : effrayé, mais furieux et lançant des regards terribles, l’animal recule ; sa colère et son courage l’empêchent de fuir : il voudrait, mais il ne peut, s’élancer en avant, et se faire jour à travers les dards et les chasseurs. Tel Turnus incertain recule à pas lents ; la colère bouillonne dans son cœur : deux fois il s’est jeté au milieu des ennemis ; (9, 800) deux fois il a chassé le long des remparts leurs bataillons en déroute. Mais voici que le camp tout entier se rassemble contre lui ; et la fille de Saturne n’ose plus le soutenir contre tant de bras réunis ; car Jupiter a envoyé du haut de l’Olympe Iris à sa divine épouse, pour lui porter des ordres rigoureux, si Turnus ne se hâte pas de sortir des hauts remparts du camp troyen. Le jeune guerrier lui-même a épuisé sa vaillance, il ne peut plus résister ni du bouclier ni de la main ; de tous côtés les traits l’accablent ; son casque incessamment atteint siffle autour de ses tempes, l’airain de ses armes fléchit sous la grêle des pierres ; (9, 810) son panache est renversé ; son bouclier ne suffit plus aux coups des Troyens ; la lance en main, et à leur tête, le foudroyant Mnesthée ne le laisse pas respirer ; enfin, inondé de sueur, de sang et de poussière, les flancs exténués et battus d’un souffle brûlant, d’un bond il s’élance tout armé dans le fleuve. Le Tibre le reçoit dans le sein de ses flots jaunes, le soutient sur ses eaux tranquilles ; et, après avoir lavé le sang de ses blessures, il le rend joyeux à ses compagnons.


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