L’Énergie spirituelle/Chapitre VI

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Félix Alcan (p. 163-202).

VI

L’EFFORT INTELLECTUEL[1]


Le problème que nous abordons ici est distinct du problème de l’attention, tel que le pose la psychologie contemporaine. Quand nous nous remémorons des faits passés, quand nous interprétons des faits présents, quand nous entendons un discours, quand nous suivons la pensée d’autrui et quand nous nous écoutons penser nous-mêmes, enfin quand un système complexe de représentations occupe notre intelligence, nous sentons que nous pouvons prendre deux attitudes différentes, l’une de tension et l’autre de relâchement, qui se distinguent surtout en ce que le sentiment de l’effort est présent dans l’une et absent de l’autre. Le jeu des représentations est-il le même dans les deux cas ? Les éléments intellectuels sont-ils de même espèce et entretiennent-ils entre eux les mêmes rapports ? Ne trouverait-on pas dans la représentation elle-même, dans les réactions intérieures qu’elle accomplit, dans la forme, le mouvement et le groupement des états plus simples qui la composent, tout ce qui est nécessaire pour distinguer la pensée qui se laisse vivre de la pensée qui se concentre et qui fait effort ? Même, dans le sentiment que nous avons de cet effort, la conscience d’un certain mouvement de représentations tout particulier n’entrerait-elle pas pour quelque chose ? Telles sont les questions que nous voulons nous poser. Elles se ramènent toutes à une seule : Quelle est la caractéristique intellectuelle de l’effort intellectuel ?

De quelque manière qu’on résolve la question, on laissera intact, disons-nous, le problème de l’attention tel que les psychologues contemporains le posent. En effet, les psychologues se sont surtout préoccupés de l’attention sensorielle, c’est-à-dire de l’attention prêtée à une perception simple. Or, comme la perception simple accompagnée d’attention est une perception qui aurait pu, dans des circonstances favorables, présenter le même contenu — ou à peu près — si l’attention ne s’y était pas jointe, c’est en dehors de ce contenu qu’on a dû chercher ici le caractère spécifique de l’attention. L’idée, proposée par M. Ribot, d’attribuer une importance décisive aux phénomènes moteurs concomitants, et surtout aux actions d’arrêt, est bien près de devenir classique en psychologie. Mais, à mesure que l’état de concentration intellectuelle se complique, il devient plus solidaire de l’effort qui l’accompagne. Il y a des travaux de l’esprit dont on ne conçoit pas qu’ils s’accomplissent avec aisance et facilité. Pourrait-on, sans effort, inventer une nouvelle machine ou même simplement extraire une racine carrée ? L’état intellectuel porte donc ici, imprimée sur lui, en quelque sorte, la marque de l’effort. Ce qui revient à dire qu’il y a ici une caractéristique intellectuelle de l’effort intellectuel. Il est vrai que, si cette caractéristique existe pour les représentations d’ordre complexe et élevé, on doit en retrouver quelque chose dans des états plus simples. Il n’est donc pas impossible que nous en découvrions des traces jusque dans l’attention sensorielle elle-même, encore que cet élément n’y joue plus qu’un rôle accessoire et effacé.

Pour simplifier l’étude, nous examinerons les diverses espèces de travail intellectuel séparément, en allant du plus facile, qui est reproduction, au plus difficile, qui est production ou invention. C’est donc l’effort de mémoire, ou plus précisément de rappel, qui nous occupera d’abord.

Dans un précédent essai[2], nous avons montré qu’il fallait distinguer une série de « plans de conscience » différents, depuis le « souvenir pur », non encore traduit en images distinctes, jusqu’à ce même souvenir actualisé en sensations naissantes et en mouvements commencés. L’évocation volontaire d’un souvenir, disions-nous, consiste à traverser ces plans de conscience l’un après l’autre, dans une direction déterminée. En même temps que paraissait notre travail, M. S. Witasek publiait un article intéressant et suggestif[3] où la même opération était définie « un passage du non-intuitif à l’intuitif ». C’est en revenant sur quelques points du premier travail, et en nous aidant aussi du second, que nous étudierons d’abord, dans le cas du rappel des souvenirs, la différence entre la représentation spontanée et la représentation volontaire.

En général, quand nous apprenons une leçon par cœur ou quand nous cherchons à fixer dans notre mémoire un groupe d’impressions, notre unique objet est de bien retenir ce que nous apprenons. Nous ne nous soucions guère de ce que nous aurons à faire plus tard pour nous remémorer ce que nous aurons appris. Le mécanisme du rappel nous est indifférent ; l’essentiel est que nous puissions rappeler le souvenir, n’importe comment, quand nous en aurons besoin. C’est pourquoi nous employons simultanément ou successivement les procédés les plus divers, faisant jouer la mémoire machinale aussi bien que la mémoire intelligente, juxtaposant entre elles les images auditives, visuelles et motrices pour les retenir telles quelles à l’état brut, ou cherchant au contraire à leur substituer une idée simple qui en exprime le sens et qui permette, le cas échéant, d’en reconstituer la série. C’est pourquoi aussi, quand vient le moment du rappel, nous ne recourons pas exclusivement à l’intelligence ni exclusivement à l’automatisme : automatisme et réflexion se mêlent ici intimement, l’image évoquant l’image en même temps que l’esprit travaille sur des représentations moins concrètes. De là l’extrême difficulté que nous éprouvons à définir avec précision la différence entre les deux attitudes que prend l’esprit quand il se rappelle machinalement toutes les parties d’un souvenir complexe et quand, au contraire, il les reconstitue activement. Il y a presque toujours une part de rappel mécanique et une part de reconstitution intelligente, si bien mêlées ensemble que nous ne saurions dire où commence l’une et où finit l’autre. Toutefois, des cas exceptionnels se présentent où nous nous proposons d’apprendre une leçon compliquée en vue d’un rappel instantané et, autant que possible, machinal. D’un autre côté, il y a des cas où nous savons que la leçon à apprendre n’aura jamais à être rappelée tout d’un coup, mais qu’elle devra au contraire être l’objet d’une reconstitution graduelle et réfléchie. Examinons donc d’abord ces cas extrêmes. Nous allons voir qu’on s’y prend tout différemment pour retenir, selon la manière dont on devra se rappeler. D’autre part, le travail sui generis qu’on effectue, en acquérant le souvenir, pour favoriser l’effort intelligent de rappel ou au contraire pour le rendre inutile, nous renseignera sur la nature et les conditions de cet effort.

Dans une page curieuse de ses Confidences, Robert Houdin explique comment il procéda pour développer chez son jeune fils une mémoire intuitive et instantanée[4]. Il commença par montrer à l’enfant un dé de dominos, le cinq-quatre, en lui demandant le total des points et sans le laisser compter. À ce dé il en adjoignit alors un autre, le quatre-trois, exigeant ici encore une réponse immédiate. Il arrêta là sa première leçon. Le lendemain, il réussissait à faire additionner d’un coup d’œil trois et quatre dés, le surlendemain cinq : en ajoutant chaque jour de nouveaux progrès à ceux de la veille, il finit par obtenir instantanément la somme des points de douze dominos. « Ce résultat acquis, nous nous occupâmes d’un travail bien autrement difficile, auquel nous nous livrâmes pendant plus d’un mois. Nous passions, mon fils et moi, assez rapidement devant un magasin de jouets d’enfants, ou tout autre qui était garni de marchandises variées, et nous y jetions un regard attentif. À quelques pas de là, nous tirions de notre poche un crayon et du papier, et nous luttions séparément à qui décrirait un plus grand nombre d’objets que nous avions pu saisir au passage..... Il arrivait souvent à mon fils d’inscrire une quarantaine d’objets..... » Le but de cette éducation spéciale était de mettre l’enfant à même de saisir d’un seul coup d’œil, dans une salle de spectacle, tous les objets portés sur eux par tous les assistants : alors, les yeux bandés, il simulait la seconde-vue en décrivant, sur un signe conventionnel de son père, un objet choisi au hasard par un des spectateurs. Cette mémoire visuelle s’était développée à tel point qu’après quelques instants passés devant une bibliothèque l’enfant retenait un assez grand nombre de titres, avec la place exacte des volumes correspondants. Il prenait, en quelque sorte, une photographie mentale du tout, qui permettait ensuite le rappel immédiat des parties. Mais, dès la première leçon, et dans l’interdiction même d’additionner entre eux les points des dominos, nous apercevons le ressort principal de cette éducation de la mémoire. Toute interprétation de l’image visuelle était exclue de l’acte de vision : l’intelligence était maintenue sur le plan des images visuelles.

C’est sur le plan des images auditives ou des images d’articulation qu’il faut la laisser pour donner une mémoire du même genre à l’oreille. Parmi les méthodes proposées pour l’enseignement des langues figure celle de Prendergast[5], dont le principe a été plus d’une fois utilisé. Elle consiste à faire prononcer d’abord des phrases dont on ne permet pas à l’élève de chercher la signification. Jamais de mots isolés : toujours des propositions complètes, qu’il faudra répéter machinalement. Si l’élève cherche à deviner le sens, le résultat est compromis. S’il a un moment d’hésitation, tout est à recommencer. En variant la place des mots, en pratiquant des échanges de mots entre les phrases, on fait que le sens se dégage de lui-même pour l’oreille, en quelque sorte, sans que l’intelligence s’en mêle. L’objet est d’obtenir de la mémoire le rappel instantané et facile. Et l’artifice consiste à faire évoluer l’esprit, le plus possible, parmi des images de sons ou d’articulations, sans qu’interviennent des éléments plus abstraits, extérieurs au plan des sensations et des mouvements.

La facilité de rappel d’un souvenir complexe serait donc en raison directe de la tendance de ses éléments à s’étaler sur un même plan de conscience. Et en effet, chacun de nous a pu faire cette observation sur lui-même. Une pièce de vers apprise au collège nous est-elle restée dans la mémoire ? Nous nous apercevons, en la récitant, que le mot appelle le mot et qu’une réflexion sur le sens gênerait plutôt qu’elle ne favoriserait le mécanisme du rappel. Les souvenirs, en pareil cas, peuvent être auditifs ou visuels. Mais ils sont toujours, en même temps, moteurs. Même, il nous est difficile de distinguer ce qui est souvenir de l’oreille et ce qui est habitude d’articulation. Si nous nous arrêtons au milieu de la récitation, notre sentiment de l’ « incomplet » nous paraîtra tenir tantôt à ce que le reste de la pièce de vers continue à chanter dans notre mémoire, tantôt à ce que le mouvement d’articulation n’est pas allé jusqu’au bout de son élan et voudrait l’épuiser, tantôt et le plus souvent à l’un et à l’autre tout à la fois. Mais il faut remarquer que ces deux groupes de souvenirs, — souvenirs auditifs et souvenirs moteurs, — sont de même ordre, également concrets, également voisins de la sensation : ils sont, pour revenir à l’expression déjà employée, sur un même « plan de conscience ».

Au contraire, si le rappel s’accompagne d’un effort, c’est que l’esprit se meut d’un plan à un autre.

Comment apprendre par cœur, quand ce n’est pas en vue d’un rappel instantané ? Les traités de mnémotechnie nous le disent, mais chacun de nous le devine. On lit le morceau attentivement, puis on le divise en paragraphes ou sections, en tenant compte de son organisation intérieure. On obtient ainsi une vue schématique de l’ensemble. Alors, à l’intérieur du schéma, on insère les expressions les plus remarquables. On rattache à l’idée dominante les idées subordonnées, aux idées subordonnées les mots dominateurs et représentatifs, à ces mots enfin les mots intermédiaires qui les relient comme en une chaîne. « Le talent du mnémoniste consiste à saisir dans un morceau de prose ces idées saillantes, ces courtes phrases, ces simples mots qui entraînent avec eux des pages entières[6]. » Ainsi s’exprime un traité. Un autre donne la règle suivante : « Réduire en formules courtes et substantielles…, noter dans chaque formule le mot suggestif… associer tous ces mots entre eux et former ainsi une chaîne logique d’idées[7]. » On ne rattache donc plus ici, mécaniquement, des images à des images, chacune devant ramener celle qui vient après elle. On se transporte en un point où la multiplicité des images semble se condenser en une représentation unique, simple et indivisée. C’est cette représentation que l’on confie à sa mémoire. Alors, quand viendra le moment du rappel, on redescendra du sommet de la pyramide vers la base. On passera, du plan supérieur où tout était ramassé dans une seule représentation, à des plans de moins en moins élevés, de plus en plus voisins de la sensation, où la représentation simple est éparpillée en images, où les images se développent en phrases et en mots. Il est vrai que le rappel ne sera plus immédiat et facile. Il s’accompagnera d’effort.

Avec cette seconde méthode, il faudra sans doute plus de temps pour se rappeler, mais il en faudra moins pour apprendre. Le perfectionnement de la mémoire, comme on l’a fait remarquer bien souvent, est moins un accroissement de retentivité qu’une plus grande habileté à subdiviser, coordonner et enchaîner les idées. Le prédicateur cité par W. James mettait d’abord trois ou quatre jours à apprendre un sermon par cœur. Plus tard, il n’en fallait plus que deux, puis un seul : finalement, une lecture unique, attentive et analytique, suffisait[8]. Le progrès n’est évidemment ici qu’une aptitude croissante à faire converger toutes les idées, toutes les images, tous les mots sur un seul point. Il s’agit d’obtenir la pièce unique dont tout le reste n’est que la monnaie.

Quelle est cette pièce unique ? Comment tant d’images diverses tiennent-elles implicitement dans une représentation simple ? Nous aurons à revenir sur ce point. Bornons-nous pour le moment à mettre sur la représentation simple, développable en images multiples, un nom qui la fasse reconnaître : nous dirons, en faisant appel au grec, que c’est un schéma dynamique. Nous entendons par là que cette représentation contient moins les images elles-mêmes que l’indication de ce qu’il faut faire pour les reconstituer. Ce n’est pas un extrait des images, obtenu en appauvrissant chacune d’elles : on ne comprendrait pas alors que le schéma nous permît, dans bien des cas, de retrouver les images intégralement. Ce n’est pas non plus, ou du moins ce n’est pas seulement, la représentation abstraite de ce que signifie l’ensemble des images. Sans doute l’idée de la signification y tient une large place ; mais, outre qu’il est difficile de dire ce que devient cette idée de la signification des images quand on la détache complètement des images elles-mêmes, il est clair que la même signification logique peut appartenir à des séries d’images toutes différentes et qu’elle ne suffirait pas, par conséquent, à nous faire retenir et reconstituer telle série d’images déterminée à l’exclusion des autres. Le schéma est quelque chose de malaisé à définir, mais dont chacun de nous a le sentiment, et dont on comprendra la nature si l’on compare entre elles les diverses espèces de mémoires, surtout les mémoires techniques ou professionnelles. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail. Nous dirons cependant quelques mots d’une mémoire qui a été, dans ces dernières années, l’objet d’une étude particulièrement attentive et pénétrante, la mémoire des joueurs d’échecs[9].

On sait que certains joueurs d’échecs sont capables de conduire de front plusieurs parties sans regarder les échiquiers. À chaque coup de l’un de leurs adversaires, on leur indique la nouvelle position de la pièce déplacée. Ils font mouvoir alors une pièce de leur propre jeu, et ainsi, jouant « à l’aveugle », se représentant mentalement à tout moment les positions respectives de toutes les pièces sur tous les échiquiers, ils arrivent à gagner, souvent contre d’habiles joueurs, les parties simultanées. Dans une page bien connue de son livre sur l’Intelligence, Taine a analysé cette aptitude, d’après les indications fournies par un de ses amis[10]. Il y aurait là, selon lui, une mémoire purement visuelle. Le joueur apercevrait sans cesse, comme dans un miroir intérieur, l’image de chacun des échiquiers avec ses pièces, telle qu’elle se présente au dernier coup joué.

Or, de l’enquête faite par M. Binet auprès d’un certain nombre de « joueurs sans voir » une conclusion bien nette paraît se dégager : c’est que l’image de l’échiquier avec ses pièces ne s’offre pas à la mémoire telle quelle, « comme dans un miroir », mais qu’elle exige à tout instant, de la part du joueur, un effort de reconstitution. Quel est cet effort ? Quels sont les éléments effectivement présents à la mémoire ? C’est ici que l’enquête a donné des résultats inattendus. Les joueurs consultés s’accordent d’abord à déclarer que la vision mentale des pièces elles-mêmes leur serait plus nuisible qu’utile : ce qu’ils retiennent et se représentent de chaque pièce, ce n’est pas son aspect extérieur, mais sa puissance, sa portée et sa valeur, enfin sa fonction. Un fou n’est pas un morceau de bois de forme plus ou moins bizarre : c’est une « force oblique ». La tour est une certaine puissance de « marcher en ligne droite », le cavalier « une pièce qui équivaut à peu près à trois pions et qui se meut selon une loi toute particulière », etc. Voilà pour les pièces. Voici maintenant pour la partie. Ce qui est présent à l’esprit du joueur, c’est une composition de forces, ou mieux une relation entre puissances alliées ou hostiles. Le joueur refait mentalement l’histoire de la partie depuis le début. Il reconstitue les événements successifs qui ont amené la situation actuelle. Il obtient ainsi une représentation du tout qui lui permet, à un moment quelconque, de visualiser les éléments. Cette représentation abstraite est d’ailleurs une. Elle implique une pénétration réciproque de tous les éléments les uns dans les autres. Ce qui le prouve, c’est que chaque partie apparaît au joueur avec une physionomie qui lui est propre. Elle lui donne une impression sui generis. « Je la saisis comme le musicien saisit dans son ensemble un accord », dit un des personnages consultés. Et c’est justement cette différence de physionomie qui permet de retenir plusieurs parties sans les confondre entre elles. Donc, ici encore, il y a un schéma représentatif du tout, et ce schéma n’est ni un extrait, ni un résumé. Il est aussi complet que le sera l’image une fois ressuscitée, mais il contient à l’état d’implication réciproque ce que l’image développera en parties extérieures les unes aux autres.

Analysez votre effort quand vous évoquez avec peine un souvenir simple. Vous partez d’une représentation où vous sentez que sont donnés l’un dans l’autre des éléments dynamiques très différents. Cette implication réciproque, et par conséquent cette complication intérieure, est chose si nécessaire, elle est si bien l’essentiel de la représentation schématique, que le schème pourra, si l’image à évoquer est simple, être beaucoup moins simple qu’elle. Je n’irai pas bien loin pour en trouver un exemple. Il y a quelque temps, jetant sur le papier le plan du présent article et arrêtant la liste des travaux à consulter, je voulus inscrire le nom de Prendergast, l’auteur dont je citais tout à l’heure la méthode intuitive et dont j’avais lu autrefois les publications parmi beaucoup d’autres sur la mémoire. Mais je ne pouvais ni retrouver ce nom, ni me rappeler l’ouvrage où je l’avais d’abord vu cité. J’ai noté les phases du travail par lequel j’essayai d’évoquer le nom récalcitrant. Je partis de l’impression générale qui m’en était restée. C’était une impression d’étrangeté, mais non pas d’étrangeté indéterminée. Il y avait comme une note dominante de barbarie, de rapine, le sentiment qu’aurait pu me laisser un oiseau de proie fondant sur sa victime, la comprimant dans ses serres, l’emportant avec lui. Je me dis bien maintenant que le mot prendre, qui était à peu près figuré par les deux premières syllabes du nom cherché, devait entrer pour une large part dans mon impression ; mais je ne sais si cette ressemblance aurait suffi à déterminer une nuance de sentiment aussi précise, et en voyant avec quelle obstination le nom d’ « Arbogaste » se présente aujourd’hui à mon esprit quand je pense à « Prendergast », je me demande si je n’avais pas fait fusionner ensemble l’idée générale de prendre et le nom d’Arbogaste : ce dernier nom, qui m’était resté du temps où j’apprenais l’histoire romaine, évoquait dans ma mémoire de vagues images de barbarie. Pourtant je n’en suis pas sûr, et tout ce que je puis affirmer est que l’impression laissée dans mon esprit était absolument sui generis, et qu’elle tendait, à travers mille difficultés, à se transformer en nom propre. C’étaient surtout les lettres d et r qui étaient ramenées à ma mémoire par cette impression. Mais elles n’étaient pas ramenées comme des images visuelles ou auditives, ou même comme des images motrices toutes faites. Elles se présentaient surtout comme indiquant une certaine direction d’effort à suivre pour arriver à l’articulation du nom cherché. Il me semblait, à tort d’ailleurs, que ces lettres devaient être les premières du mot, justement parce qu’elles avaient l’air de me montrer un chemin. Je me disais qu’en essayant, avec elles, des diverses voyelles tour à tour, je réussirais à prononcer la première syllabe et à prendre ainsi un élan qui me transporterait jusqu’au bout du mot. Ce travail aurait-il fini par aboutir ? Je ne sais, mais il n’était pas encore très avancé quand brusquement me revint à l’esprit que le nom était cité dans une note du livre de Kay sur l’éducation de la mémoire, et que c’est là d’ailleurs que j’avais fait connaissance avec lui. C’est là que j’allai aussitôt le chercher. Peut-être la résurrection soudaine du souvenir utile fut-elle l’effet du hasard. Mais peut-être aussi le travail destiné à convertir le schéma en image avait-il dépassé le but, évoquant alors, au lieu de l’image elle-même, les circonstances qui l’avaient encadrée primitivement.

Dans ces exemples, l’effort de mémoire paraît avoir pour essence de développer un schéma sinon simple, du moins concentré, en une image aux éléments distincts et plus ou moins indépendants les uns des autres. Quand nous laissons notre mémoire errer au hasard, sans effort, les images succèdent aux images, toutes situées sur un même plan de conscience. Au contraire, dès que nous faisons effort pour nous souvenir, il semble que nous nous ramassions à un étage supérieur pour descendre ensuite progressivement vers les images à évoquer. Si, dans le premier cas, associant des images à des images, nous nous mouvions d’un mouvement que nous appellerons par exemple horizontal, sur un plan unique, il faudra dire que dans le second cas le mouvement est vertical, et qu’il nous fait passer d’un plan à un autre. Dans le premier cas, les images sont homogènes entre elles, mais représentatives d’objets différents ; dans le second, c’est un seul et même objet qui est représenté à tous les moments de l’opération, mais il l’est différemment, par des états intellectuels hétérogènes entre eux, tantôt schémas et tantôt images, le schéma tendant vers l’image à mesure que le mouvement de descente s’accentue. Enfin chacun de nous a le sentiment bien net d’une opération qui se poursuivrait en extension et en superficie dans un cas, en intensité et en profondeur dans l’autre.

Il est rare, d’ailleurs, que les deux opérations s’accomplissent isolément et qu’on les trouve à l’état pur. La plupart des actes de rappel comprennent à la fois une descente du schéma vers l’image et une promenade parmi les images elles-mêmes. Mais cela revient à dire, comme nous l’indiquions au début de cette étude, qu’un acte de mémoire renferme d’ordinaire une part d’effort et une part d’automatisme. Je pense en ce moment à un long voyage que je fis autrefois. Les incidents de ce voyage me reviennent à l’esprit dans un ordre quelconque, s’appelant mécaniquement les uns les autres. Mais si je fais effort pour m’en remémorer telle ou telle période, c’est que je vais du tout de la période aux parties qui la composent, le tout m’apparaissant d’abord comme un schéma indivisé, avec une certaine coloration affective. Souvent d’ailleurs les images, après avoir simplement joué entre elles, me demandent de recourir au schéma pour les compléter. Mais quand j’ai le sentiment de l’effort, c’est sur le trajet du schéma à l’image.

Concluons pour le moment que l’effort de rappel consiste à convertir une représentation schématique, dont les éléments s’entrepénètrent, en une représentation imagée dont les parties se juxtaposent.

Il faudrait maintenant étudier l’effort d’intellection en général, celui que nous fournissons pour comprendre et pour interpréter. Je me bornerai ici à des indications, en renvoyant pour le reste à un travail antérieur[11].

L’acte d’intellection s’accomplissant sans cesse, il est difficile de dire ici où commence et où finit l’effort intellectuel. Toutefois il y a une certaine manière de comprendre et d’interpréter qui exclut l’effort, et il y en a une autre qui, sans l’impliquer nécessairement, est généralement observable là où il se produit.

L’intellection du premier genre est celle qui consiste, étant donné une perception plus ou moins complexe, à y répondre automatiquement par un acte approprié. Qu’est-ce que reconnaître un objet usuel sinon savoir s’en servir ? et qu’est-ce que « savoir s’en servir » sinon esquisser machinalement, quand on le perçoit, l’action que l’habitude a associée à cette perception ? On sait que les premiers observateurs avaient donné le nom d’apraxie à la cécité psychique, exprimant par là que l’inaptitude à reconnaître les objets usuels est surtout une impuissance à les utiliser[12]. Cette intellection tout automatique s’étend d’ailleurs beaucoup plus loin qu’on ne se l’imagine. La conversation courante se compose en grande partie de réponses toutes faites à des questions banales, la réponse succédant à la question sans que l’intelligence s’intéresse au sens de l’une ou de l’autre. C’est ainsi que des déments soutiendront une conversation à peu près cohérente sur un sujet simple, quoiqu’ils ne sachent plus ce qu’ils disent[13]. On l’a fait remarquer bien des fois : nous pouvons lier des mots à des mots en nous réglant sur la compatibilité ou l’incompatibilité pour ainsi dire musicales des sons entre eux, et composer ainsi des phrases qui se tiennent, sans que l’intelligence proprement dite s’en mêle. Dans ces exemples, l’interprétation des sensations se fait tout de suite par des mouvements. L’esprit reste, comme nous Le disions, sur un seul et même « plan de conscience ».

Tout autre est l’intellection vraie. Elle consiste dans un mouvement de l’esprit qui va et qui vient entre les perceptions ou les images, d’une part, et leur signification, de l’autre. Quelle est la direction essentielle de ce mouvement ? On pourrait croire que nous partons ici des images pour remonter à leur signification, puisque ce sont des images qui sont données d’abord, et que « comprendre » consiste, en somme, à interpréter des perceptions ou des images. Qu’il s’agisse de suivre une démonstration, de lire un livre, d’entendre un discours, toujours ce sont des perceptions ou images qui sont présentées à l’intelligence pour être traduites par elle en relations, comme si elle devait aller du concret à l’abstrait. Mais ce n’est là qu’une apparence, et il est aisé de voir que l’esprit fait en réalité l’inverse dans le travail d’interprétation.

C’est évident dans le cas d’une opération mathématique. Pouvons-nous suivre un calcul si nous ne le refaisons pas pour notre propre compte ? Comprenons-nous la solution d’un problème autrement qu’en résolvant le problème à notre tour ? Le calcul est écrit au tableau, la solution est imprimée dans un livre ou exposée de vive voix ; mais les chiffres que nous voyons ne sont que des poteaux indicateurs auxquels nous nous reportons pour nous assurer que nous ne faisons pas fausse route ; les phrases que nous lisons ou entendons n’ont un sens complet pour nous que lorsque nous sommes capables de les retrouver par nous-mêmes, de les créer à nouveau, pour ainsi dire, en tirant de notre propre fonds l’expression de la vérité mathématique qu’elles enseignent. Le long de la démonstration vue ou entendue nous avons cueilli quelques suggestions, choisi des points de repère. De ces images visuelles ou auditives nous avons sauté à des représentations abstraites de relation. Partant alors de ces représentations, nous les déroulons en mots imaginés qui viennent rejoindre et recouvrir les mots lus ou entendus.

Mais n’en est-il pas de même de tout travail d’interprétation ? On raisonne quelquefois comme si lire et écouter consistaient à s’appuyer sur les mots vus ou entendus pour s’élever de chacun d’eux à l’idée correspondante, et juxta­poser ensuite ces diverses idées entre elles. L’étude expérimentale de la lecture et de l’audition des mots nous montre que les choses se passent d’une tout autre manière. D’abord, ce que nous voyons d’un mot dans la lecture courante se réduit à très peu de chose : quelques lettres — moins que cela, quelques jam­bages ou traits caractéristiques. Les expériences de Cattell, de Goldscheider et Müller, de Pillsbury (critiquées, il est vrai, par Erdmann et Dodge) paraissent concluantes sur ce point. Non moins instructives sont celles de Bagley sur l’audition de la parole ; elles établissent avec précision que nous n’entendons qu’une partie des mots prononcés. Mais, indépendamment de toute expérience scientifique, chacun de nous a pu constater l’impossibilité où il est de percevoir distinctement les mots d’une langue qu’il ne connaît pas. La vérité est que la vision et l’audition brutes se bornent, en pareil cas, à nous fournir des points de repère ou mieux à nous tracer un cadre, que nous remplissons avec nos souvenirs. Ce serait se tromper étrangement ici sur le mécanisme de la reconnaissance que de croire que nous commençons par voir et par entendre, et qu’ensuite, la perception une fois constituée, nous la rapprochons d’un souvenir semblable pour la reconnaître. La vérité est que c’est le souvenir qui nous fait voir et entendre, et que la perception serait incapable, par elle-même, d’évoquer le souvenir qui lui ressemble, puisqu’il faudrait, pour cela, qu’elle eût déjà pris forme et fût suffisamment complète ; or elle ne devient perception complète et n’acquiert une forme distincte que par le souvenir lui-même, lequel s’insinue en elle et lui fournit la plus grande partie de sa matière. Mais, s’il en est ainsi, il faut bien que ce soit le sens, avant tout, qui nous guide dans la reconstitution des formes et des sons. Ce que nous voyons de la phrase lue, ce que nous entendons de la phrase prononcée, est tout juste ce qui est nécessaire pour nous placer dans l’ordre d’idées correspondant : alors, partant des idées, c’est-à-dire des relations abstraites, nous les matérialisons imagina­tivement en mots hypothétiques qui essaient de se poser sur ce que nous voyons et entendons. L’interprétation est donc en réalité une reconstruction. Un premier contact avec l’image imprime à la pensée abstraite sa direction. Celle-ci se développe ensuite en images représentées qui prennent contact à leur tour avec les images perçues, les suivent à la trace, s’efforcent de les recouvrir. Là où la superposition est parfaite, la perception est complètement interprétée.

Ce travail d’interprétation est trop facile, quand nous entendons parler notre propre langue, pour que nous ayons le temps de le décomposer en ses diverses phases. Mais nous en avons la conscience nette quand nous con­versons dans une langue étrangère que nous connaissons imparfaitement. Nous nous rendons bien compte alors que les sons distinctement entendus nous servent de points de repère, que nous nous plaçons d’emblée dans un ordre de représentations plus ou moins abstraites, suggéré par ce que notre oreille entend, et qu’une fois adopté ce ton intellectuel, nous marchons, avec le sens conçu, à la rencontre des sons perçus. Il faut, pour que l’interprétation soit exacte, que la jonction s’opère.

Concevrait-on, d’ailleurs, que l’interprétation fût possible si nous allions réellement des mots aux idées ? Les mots d’une phrase n’ont pas un sens absolu. Chacun d’eux emprunte une nuance de signification particulière à ce qui le précède et à ce qui le suit. Les mots d’une phrase ne sont pas tous capables, non plus, d’évoquer une image ou une idée indépendantes. Beaucoup d’entre eux expriment des relations, et ne les expriment que par leur place dans l’ensemble et par leur lien avec les autres mots de la phrase. Une intelligence qui irait sans cesse du mot à l’idée serait constamment embarrassée et, pour ainsi dire, errante. L’intellection ne peut être franche et sûre que si nous partons du sens supposé, reconstruit hypothétiquement, si nous descendons de là aux fragments de mots réellement perçus, si nous nous repérons sur eux sans cesse, et si nous nous servons d’eux comme de simples jalons pour dessiner dans toutes ses sinuosités la courbe spéciale de la route que suivra l’intelligence.

Je ne puis aborder ici le problème de l’attention sensorielle. Mais je crois que l’attention volontaire, celle qui s’accompagne ou qui peut s’accompagner d’un sentiment d’effort, diffère précisément ici de l’attention machinale en ce qu’elle met en œuvre des éléments psychologiques situés sur des plans de conscience différents. Dans l’attention que nous prêtons machinalement, il y a des mouvements et des attitudes favorables à la perception distincte, qui répondent à l’appel de la perception confuse. Mais il ne semble pas qu’il y ait jamais attention volontaire sans une « préperception », comme disait Lewes[14], c’est-à-dire sans une représentation qui soit tantôt une image anticipée, tantôt quelque chose de plus abstrait, — une hypothèse relative à la signification de ce qu’on va percevoir et à la relation probable de cette perception avec certains éléments de l’expérience passée. On a discuté sur le sens véritable des oscillations de l’attention. Les uns attribuent au phénomène une origine centrale, les autres une origine périphérique. Mais, même si l’on n’accepte pas la première thèse, il semble bien qu’il faille en retenir quelque chose, et admettre que l’attention ne va pas sans une certaine projection excentrique d’images qui descendent vers la perception. On s’expliquerait ainsi l’effet de l’attention, qui est soit d’intensifier l’image, comme le soutiennent certains auteurs, soit au moins de la rendre plus claire et plus distincte. Comprendrait-on l’enrichissement graduel de la perception par l’attention si la perception brute était autre chose ici qu’un simple moyen de suggestion, un appel, lancé surtout à la mémoire ? La perception brute de certaines parties suggère une représentation schématique de l’ensemble et, par là, des relations des parties entre elles. Développant ce schéma en images-souvenirs, nous cherchons à faire coïncider ces images-souvenirs avec les images perçues. Si nous n’y arrivons pas, c’est à une autre représentation schématique que nous nous transportons. Et toujours la partie positive, utile, de ce travail consiste à marcher du schéma à l’image perçue.

L’effort intellectuel pour interpréter, comprendre, faire attention, est donc un mouvement du « schéma dynamique » dans la direction de l’image qui le développe. C’est une transformation continue de relations abstraites, suggérées par les objets perçus, en images concrètes, capables de recouvrir ces objets. Sans doute le sentiment de l’effort ne se produit pas toujours dans cette opération. On verra tout à l’heure à quelle condition particulière l’opération satisfait quand l’effort s’y joint. Mais c’est seulement au cours d’un développement de ce genre que nous avons conscience d’un effort intellectuel. Le sentiment de l’effort d’intellection se produit sur le trajet du schéma à l’image.

Resterait à vérifier cette loi sur les formes les plus hautes de l’effort intellectuel : je veux parler de l’effort d’invention. Comme l’a fait remarquer M. Ribot, créer imaginativement est résoudre un problème[15]. Or, comment résoudre un problème autrement qu’en le supposant d’abord résolu ? On se représente, dit M. Ribot, un idéal, c’est-à-dire un certain effet obtenu, et l’on cherche alors par quelle composition d’éléments cet effet s’obtiendra. On se transporte d’un bond au résultat complet, à la fin qu’il s’agit de réaliser : tout l’effort d’invention est alors une tentative pour combler l’intervalle par-dessus lequel on a sauté, et arriver de nouveau à cette même fin en suivant cette fois le fil continu des moyens qui la réaliseraient. Mais comment apercevoir ici la fin sans les moyens, le tout sans les parties ? Ce ne peut être sous forme d’image, puisqu’une image qui nous ferait voir l’effet s’accomplissant nous montrerait, intérieurs à cette image même, les moyens par lesquels l’effet s’accomplit. Force nous est donc bien d’admettre que le tout s’offre comme un schéma, et que l’invention consiste précisément à convertir le schéma en image.

L’inventeur qui veut construire une certaine machine se représente le travail à obtenir. La forme abstraite de ce travail évoque successivement dans son esprit, à force de tâtonnements et d’expériences, la forme concrète des divers mouvements composants qui réaliseraient le mouvement total, puis celles des pièces et des combinaisons de pièces capables de donner ces mouvements partiels. À ce moment précis l’invention a pris corps : la représentation schématique est devenue une représentation imagée. L’écrivain qui fait un roman, l’auteur dramatique qui crée des personnages et des situations, le musicien qui compose une symphonie et le poète qui compose une ode, tous ont d’abord dans l’esprit quelque chose de simple et d’abstrait, je veux dire d’incorporel. C’est, pour le musicien ou le poète, une impression neuve qu’il s’agit de dérouler en sons ou en images. C’est, pour le romancier ou le dramaturge, une thèse à développer en événements, un sentiment, individuel ou social, à matérialiser en personnages vivants. On travaille sur un schéma du tout, et le résultat est obtenu quand on arrive à une image distincte des éléments. M. Paulhan a montré sur des exemples du plus haut intérêt comment l’invention littéraire et poétique va ainsi « de l’abstrait au concret », c’est-à-dire, en somme, du tout aux parties et du schéma à l’image[16].

Il s’en faut d’ailleurs que le schéma reste immuable à travers l’opération. Il est modifié par les images mêmes dont il cherche à se remplir. Parfois il ne reste plus rien du schéma primitif dans l’image définitive. À mesure que l’inventeur réalise les détails de sa machine, il renonce à une partie de ce qu’il en voulait obtenir, ou il en obtient autre chose. Et, de même, les personnages créés par le romancier et le poète réagissent sur l’idée ou le sentiment qu’ils sont destinés à exprimer. Là est surtout la part de l’imprévu ; elle est, pourrait-on dire, dans le mouvement par lequel l’image se retourne vers le schéma pour le modifier ou le faire disparaître. Mais l’effort proprement dit est sur le trajet du schéma, invariable ou changeant, aux images qui doivent le remplir.

Il s’en faut aussi que le schéma précède toujours l’image explicitement. M. Ribot a montré qu’il fallait distinguer deux formes de l’imagination créatrice, l’une intuitive, l’autre réfléchie. « La première va de l’unité aux détails… la seconde marche des détails à l’unité vaguement entrevue. Elle débute par un fragment qui sert d’amorce et se complète peu à peu… Képler a consacré une partie de sa vie à essayer des hypothèses bizarres jusqu’au jour où, ayant découvert l’orbite elliptique de Mars, tout son travail antérieur prit corps et s’organisa en système[17]. » En d’autres termes, au lieu d’un schéma unique, aux formes immobiles et raides, dont on se donne tout de suite la conception distincte, il peut y avoir un schéma élastique ou mouvant, dont l’esprit se refuse à arrêter les contours, parce qu’il attend sa décision des images mêmes que le schéma doit attirer pour se donner un corps. Mais, que le schéma soit fixe ou mobile, c’est pendant son développement en images que surgit le sentiment d’effort intellectuel.

En rapprochant ces conclusions des précédentes, on aboutirait à une formule du travail intellectuel, c’est-à-dire du mouvement d’esprit qui peut, dans certains cas, s’accompagner d’un sentiment d’effort : Travailler intellec­tuellement consiste à conduire une même représentation à travers des plans de conscience différents dans une direction qui va de l’abstrait au concret, du schéma à l’image. Reste à savoir dans quels cas spéciaux ce mouvement de l’esprit (qui enveloppe peut-être toujours un sentiment d’effort, mais souvent trop léger ou trop familier pour être perçu distinctement) nous donne la conscience nette d’un effort intellectuel.

À cette question le simple bon sens répond qu’il y a effort, en plus du travail, quand le travail est difficile. Mais à quel signe reconnaît-on la diffi­culté du travail ? À ce que le travail « ne va pas tout seul », à ce qu’il éprouve une gêne ou rencontre un obstacle, enfin à ce qu’il met plus de temps qu’on ne voudrait à atteindre le but. Qui dit effort dit ralentissement et retard. D’autre part, on pourrait s’installer dans le schéma et attendre indéfiniment l’image, on pourrait ralentir indéfiniment le travail, sans se donner ainsi la conscience d’un effort. Il faut donc que le temps d’attente soit rempli d’une certaine manière, c’est-à-dire qu’une diversité toute particulière d’états s’y succèdent. Quels sont ces états ? Nous savons qu’il y a ici mouvement du schéma aux images, et que l’esprit ne travaille que dans la conversion du schéma en images. Les états par lesquels il passe correspondent donc à autant d’essais tentés par des images pour s’insérer dans le schéma, ou encore, dans certains cas au moins, à autant de modifications acceptées par le schéma pour obtenir la traduction en images. Dans cette hésitation toute spéciale doit se trouver la caractéristique de l’effort intellectuel.

Je ne puis mieux faire que de reprendre ici, en l’adaptant aux considéra­tions qu’on vient de lire, une idée intéressante et profonde émise par M. Dewey dans son étude sur la psychologie de l’effort[18]. Il y aurait effort, d’après M. Dewey, toutes les fois que nous faisons servir des habitudes acquises à l’apprentissage d’un exercice nouveau. Plus particulièrement, s’il s’agit d’un exercice du corps, nous ne pouvons l’apprendre qu’en utilisant ou en modifiant certains mouvements auxquels nous sommes déjà accoutumés. Mais l’habitude ancienne est là : elle résiste à la nouvelle habitude que nous voulons contracter au moyen d’elle. L’effort ne ferait que manifester cette lutte de deux habitudes, à la fois différentes et semblables.

Exprimons cette idée en fonction de schémas et d’images ; appliquons-la sous cette nouvelle forme à l’effort corporel, celui dont s’est surtout préoccupé l’auteur ; et voyons si l’effort corporel et l’effort intellectuel ne s’éclaireraient pas ici l’un l’autre.

Comment procédons-nous pour apprendre tout seuls un exercice com­plexe, tel que la danse ? Nous commençons par regarder danser. Nous obtenons ainsi une perception visuelle du mouvement de la valse, si c’est de la valse qu’il s’agit. Cette perception, nous la confions à notre mémoire ; et dès lors notre but sera d’obtenir de nos jambes des mouvements qui donnent à nos yeux une impression semblable à celle que notre mémoire avait gardée. Mais quelle était cette impression ? Dirons-nous que c’est une image nette, définitive, parfaite, du mouvement de la valse ? Parler ainsi serait admettre qu’on peut percevoir exactement le mouvement de la valse quand on ne sait pas valser. Or il est bien évident que si, pour apprendre cette danse, il faut commencer par la voir exécuter, inversement on ne la voit bien, dans ses détails et même dans son ensemble, que lorsqu’on a déjà quelque habitude de la danser. L’image dont nous allons nous servir n’est donc pas une image visuelle arrêtée : ce n’est pas une image arrêtée, puisqu’elle variera et se précisera au cours de l’apprentissage qu’elle est chargée de diriger ; et ce n’est pas non plus tout à fait une image visuelle, car si elle se perfectionne au cours de l’apprentissage, c’est-à-dire à mesure que nous acquérons les images motrices appropriées, c’est que ces images motrices, évoquées par elle mais plus précises qu’elle, l’envahissent et tendent même à la supplanter. À vrai dire, la partie utile de cette représentation n’est ni purement visuelle ni purement motrice ; elle est l’un et l’autre à la fois, étant le dessin de relations, surtout temporelles, entre les parties successives du mouvement à exécuter. Une représentation de ce genre, où sont surtout figurés des rapports, ressemble beaucoup à ce que nous appelions un schéma.

Maintenant, nous ne commencerons à savoir danser que le jour où ce schéma, supposé complet, aura obtenu de notre corps les mouvements successifs dont il propose le modèle. En d’autres termes, le schéma, représentation de plus en plus abstraite du mouvement à exécuter, devra se remplir de toutes les sensations motrices qui correspondent au mouvement s’exécutant. Il ne peut le faire qu’en évoquant une à une les représentations de ces sensations ou, pour parler comme Bastian, les « images kinesthésiques » des mouvements partiels, élémentaires, composant le mouvement total : ces souvenirs de sensations motrices, à mesure qu’ils se revivifient, se convertissent en sensations motrices réelles et par conséquent en mouvements exécutés. Mais encore faut-il que nous possédions ces images motrices. Ce qui revient à dire que, pour contracter l’habitude d’un mouvement complexe Comme celui de la valse, il faut avoir déjà l’habitude des mouvements élémentaires en lesquels la valse se décompose. De fait, il est aisé de voir que les mouvements auxquels nous procédons d’ordinaire pour marcher, pour nous soulever sur la pointe des pieds, pour pivoter sur nous-mêmes, sont ceux que nous utilisons pour apprendre à valser. Mais nous ne les utilisons pas tels quels. Il faut les modifier plus ou moins, infléchir chacun d’eux dans la direction du mouvement général de la valse, surtout les combiner entre eux d’une manière nouvelle. Il y a donc, d’un côté, la représentation schématique du mouvement total et nouveau, de l’autre les images kinesthésiques de mouvements anciens, identiques ou analogues aux mouvements élémentaires en lesquels le mouvement total a été analysé. L’apprentissage de la valse consistera à obtenir de ces images kinesthésiques diverses, déjà anciennes, une nouvelle systématisation qui leur permette de s’insérer ensemble dans le schéma. Il s’agit, ici encore, de développer un schéma en images. Mais l’ancien groupement lutte contre le groupement nouveau. L’habitude de marcher, par exemple, contrarie la tentative de danser. L’image kinesthésique totale de la marche nous empêche de constituer tout de suite, avec les images kinesthésiques élémentaires de la marche et telles ou telles autres, l’image kinesthésique totale de la danse. Le schéma de la danse n’arrive pas du premier coup à se remplir des images appropriées. Ce retard causé par la nécessité où se trouve le schéma d’amener graduellement les images multiples élémentaires à un nouveau modus vivendi entre elles, occasionné aussi, dans bien des cas, par des modifications apportées au schéma pour le rendre développable en images, — ce retard sui generis qui est fait de tâtonnements, d’essais plus ou moins fructueux, d’adaptations des images au schéma et du schéma aux images, d’interférences ou de superpositions des images entre elles, — ce retard ne mesure-t-il pas l’intervalle entre la tentative pénible et l’exécution aisée, entre l’apprentissage d’un exercice et cet exercice lui-même ?

Or, il est facile de voir que les choses se passent de même dans tout effort pour apprendre et pour comprendre, c’est-à-dire, en somme, dans tout effort intellectuel. S’agit-il de l’effort de mémoire ? Nous avons montré qu’il se produit dans la transition du schéma à l’image. Mais il y a des cas où le développement du schéma en image est immédiat, parce qu’une seule image se présente pour remplir cet office. Et il en est d’autres où des images multiples, analogues entre elles, se présentent concurremment. En général, quand plusieurs images différentes sont sur les rangs, c’est qu’aucune d’elles ne satisfait entièrement aux conditions du schéma. Et c’est pourquoi, en pareil cas, le schéma peut avoir à se modifier lui-même pour obtenir le développement en images. Ainsi, quand je veux me remémorer un nom propre, je m’adresse d’abord à l’impression générale que j’en ai gardée ; c’est elle qui jouera le rôle de « schéma dynamique ». Aussitôt, diverses images élémentaires, correspondant par exemple à certaines lettres de l’alphabet, se présentent à mon esprit. Ces lettres cherchent soit à se composer ensemble, soit à se substituer les unes aux autres, de toute manière à s’organiser selon les indications du schéma. Mais souvent, au cours de ce travail, se révèle l’impossibilité d’aboutir à une forme d’organisation viable. De là une modification graduelle du schéma, exigée par les images mêmes qu’il a suscitées et qui peuvent très bien, néanmoins, avoir à se transformer ou même à disparaître à leur tour. Mais, soit que les images s’arrangent simplement entre elles, soit que schéma et images aient à se faire des concessions réciproques, toujours l’effort de rappel implique un écart, suivi d’un rapprochement graduel, entre le schéma et les images. Plus ce rapprochement exige d’allées et venues, d’oscillations, de luttes et de négociations, plus s’accentue le sentiment de l’effort.

Nulle part ce jeu n’est aussi visible que dans l’effort d’invention. Ici nous avons le sentiment net d’une forme d’organisation, variable sans doute, mais antérieure aux éléments qui doivent s’organiser, puis d’une concurrence entre les éléments eux-mêmes, enfin, si l’invention aboutit, d’un équilibre qui est une adaptation réciproque de la forme et de la matière. Le schéma varie de période à période ; mais dans chacune des périodes il reste relativement fixe, et c’est aux images de s’y ajuster. Tout se passe comme si l’on tendait une rondelle de caoutchouc dans divers sens en même temps pour l’amener à prendre la forme géométrique de tel ou tel polygone. En général, le caoutchouc se rétrécit sur certains points à mesure qu’on l’allonge sur d’autres. Il faut s’y reprendre, fixer chaque fois le résultat obtenu : encore peut-on avoir, pendant cette opération, à modifier la forme assignée au polygone d’abord. Ainsi pour l’effort d’invention, soit qu’il tienne en quelques secondes, soit qu’il exige des années.

Maintenant, ce va-et-vient, entre le schéma et les images, ce jeu des images se composant ou luttant entre elles pour entrer dans le schéma, enfin ce mouvement sui generis de représentations fait-il partie intégrante du sentiment que nous avons de l’effort ? S’il est présent partout où nous éprouvons le sentiment de l’effort intellectuel, s’il est absent lorsque ce sentiment fait défaut, peut-on admettre qu’il ne soit pour rien dans le sentiment lui-même ? Mais, d’autre part, comment un jeu de représentations, un mouvement d’idées, pourrait-il entrer dans la composition d’un sentiment ? La psychologie contemporaine incline à résoudre en sensations périphériques tout ce qu’il y a d’affectif dans l’affection. Et, même si l’on ne va pas aussi loin, il semble bien que l’affection soit irréductible à la représentation. Entre la nuance affective qui colore tout effort intellectuel et le jeu très particulier de représentations que l’analyse y découvre, quel est alors exactement le rapport ?

Nous ne ferons aucune difficulté pour reconnaître que, dans l’attention, dans la réflexion, dans l’effort intellectuel en général, l’affection éprouvée peut se résoudre en sensations périphériques. Mais il ne suivrait pas de là que le « jeu de représentations » signalé par nous comme caractéristique de l’effort intellectuel ne se fît pas sentir lui-même dans cette affection. Il suffirait d’admettre que le jeu de sensations répond au jeu de représentations et lui fait écho, pour ainsi dire, dans un autre ton. Cela est d’autant plus aisé à comprendre qu’il ne s’agit pas ici, en réalité, d’une représentation, mais d’un mouvement de représentations, d’une lutte ou d’une interférence de représentations entre elles. On conçoit que ces oscillations mentales aient leurs harmoniques sensorielles. On conçoit que cette indécision de l’intelligence se continue en une inquiétude du corps. Les sensations caractéristiques de l’effort intellectuel exprimeraient cette suspension et cette inquiétude mêmes. D’une manière générale, ne pourrait-on pas dire que les sensations périphériques que l’analyse découvre dans une émotion sont toujours plus ou moins symboliques des représentations auxquelles cette émotion se rattache et dont elle dérive ? Nous avons une tendance à jouer extérieurement nos pensées, et la conscience que nous avons de ce jeu s’accomplissant fait retour, par une espèce de ricochet, à la pensée elle-même. De là l’émotion, qui a d’ordinaire pour centre une représentation, mais où sont surtout visibles les sensations en lesquelles cette représentation se prolonge. Sensations et représentation sont d’ailleurs ici en continuité si parfaite qu’on ne saurait dire où l’une finit, où les autres commencent. Et c’est pourquoi la conscience, se plaçant au milieu et faisant une moyenne, érige le sentiment en état sui generis, intermédiaire entre la sensation et la représentation. Mais nous nous bornons à indiquer cette vue sans nous y arrêter. Le problème que nous posons ici ne peut être résolu d’une manière satisfaisante dans l’état actuel de la science psychologique.


Il nous reste, pour conclure, à montrer que cette conception de l’effort mental rend compte des principaux effets du travail intellectuel, et qu’elle est en même temps celle qui se rapproche le plus de la constatation pure et simple des faits, celle qui ressemble le moins à une théorie.

On s’accorde à reconnaître que l’effort donne à la représentation une clarté et une distinction supérieures. Or, une représentation est d’autant plus claire qu’on y relève un plus grand nombre de détails, et elle est d’autant plus distincte qu’on l’isole et qu’on la différencie mieux de toutes les autres. Mais si l’effort mental consiste en une série d’actions et de réactions entre un schéma et des images, on comprend que ce mouvement intérieur aboutisse, d’une part, à mieux isoler la représentation, et, d’autre part, à l’étoffer davantage. La représentation s’isole de toutes les autres, parce que le schéma organisateur rejette les images qui ne sont pas capables de le développer, et confère ainsi une individualité véritable au contenu actuel de la conscience. Et, d’autre part, elle se remplit d’un nombre croissant de détails, parce que le développement du schéma se fait par l’absorption de tous les souvenirs et de toutes les images que ce schéma peut s’assimiler. Ainsi, dans l’effort intellectuel relativement simple qu’est l’attention donnée à une perception, il semble bien, comme nous le disions, que la perception brute commence par suggérer une hypothèse destinée à l’interpréter, et que ce schéma attire alors à lui des souvenirs multiples qu’il essaie de faire coïncider avec telles ou telles parties de la perception elle-même. La perception s’enrichira de tous les détails évoqués par la mémoire des images, tandis qu’elle se distinguera des autres perceptions par l’étiquette simple que le schéma aura commencé, en quelque sorte, par coller sur elle.

On a dit que l’attention était un état de monoïdéisme[19]. Et l’on a fait remarquer, d’autre part, que la richesse d’un état mental est en proportion de l’effort dont il témoigne. Ces deux vues sont aisément conciliables entre elles. Dans tout effort intellectuel il y a une multiplicité visible ou latente d’images qui se poussent et se pressent pour entrer dans un schéma. Mais, le schéma étant relativement un et invariable, les images multiples qui aspirent à le remplir sont ou analogues entre elles, ou coordonnées les unes aux autres. Il n’y a donc effort mental que là où il y a des éléments intellectuels en voie d’organisation. En ce sens, tout effort mental est bien une tendance au monoïdéisme. Mais l’unité vers laquelle l’esprit marche alors n’est pas une unité abstraite, sèche et vide. C’est l’unité d’une « idée directrice » commune à un grand nombre d’éléments organisés. C’est l’unité même de la vie.

D’un malentendu sur la nature de cette unité sont sorties les principales difficultés que soulève la question de l’effort intellectuel. Il n’est pas douteux que cet effort « concentre » l’esprit et le fasse porter sur une représentation « unique ». Mais de ce qu’une représentation est une, il ne suit pas que ce soit une représentation simple. Elle peut, au contraire, être complexe, et nous avons montré qu’il y a toujours complexité quand l’esprit fait effort, que là est même la caractéristique de l’effort intellectuel. C’est pourquoi nous avons cru pouvoir expliquer l’effort de l’intelligence sans sortir de l’intelligence même, par une certaine composition ou une certaine interférence des éléments intellectuels entre eux. Au contraire, si l’on confond ici unité et simplicité, si l’on s’imagine que l’effort intellectuel peut porter sur une représentation simple et la conserver simple, par où distinguera-t-on une représentation, quand elle est laborieuse, de cette même représentation, quand elle est facile ? par où l’état de tension différera-t-il de l’état de relâchement intellectuel ? Il faudra chercher la différence en dehors de la représentation elle-même. Il faudra la faire résider soit dans l’accompagnement affectif de la représentation, soit dans l’intervention d’une « force » extérieure à l’intelligence. Mais ni cet accompagnement affectif ni cet indéfinissable supplément de force n’expliqueront en quoi et pourquoi l’effort intellectuel est efficace. Quand viendra le moment de rendre compte de l’efficacité, il faudra bien écarter tout ce qui n’est pas représentation, se placer en face de la représentation elle-même, chercher une différence interne entre la représentation purement passive et la même représentation accompagnée d’effort. Et l’on s’apercevra nécessairement alors que cette représentation est un composé, et que les éléments de la représentation n’ont pas, dans les deux cas, le même rapport entre eux. Mais, si la contexture intérieure diffère, pourquoi chercher ailleurs que dans cette différence la caractéristique de l’effort intellectuel ? Puisqu’il faudra toujours finir par reconnaître cette différence, pourquoi ne pas commencer par là ? Et si le mouvement intérieur des éléments de la représentation rend compte, dans l’effort intellectuel, et de ce que l’effort a de laborieux et de ce qu’il a d’efficace, comment ne pas voir dans ce mouvement l’essence même de l’effort intellectuel ?

Dira-t-on que nous postulons ainsi la dualité du schéma et de l’image, en même temps qu’une action de l’un de ces éléments sur l’autre ?

Mais, d’abord, le schéma dont nous parlons n’a rien de mystérieux ni même d’hypothétique ; il n’a rien non plus qui puisse choquer les tendances d’une psychologie habituée, sinon à résoudre toutes nos représentations en images, du moins à définir toute représentation par rapport à des images, réelles ou possibles. C’est bien en fonction d’images réelles ou possibles que se définit le schéma mental, tel que nous l’envisageons dans toute cette étude. Il consiste en une attente d’images, en une attitude intellectuelle destinée tantôt à préparer l’arrivée d’une certaine image précise, comme dans le cas de la mémoire, tantôt à organiser un jeu plus ou moins prolongé entre les images capables de venir s’y insérer, comme dans le cas de l’imagination créatrice. Il est, à l’état ouvert, ce que l’image est à l’état fermé. Il présente en termes de devenir, dynamiquement, ce que les images nous donnent comme du tout fait, à l’état statique. Présent et agissant dans le travail d’évocation des images, il s’efface et disparaît derrière les images une fois évoquées, ayant accompli son œuvre. L’image aux contours arrêtés dessine ce qui a été. Une intelligence qui n’opérerait que sur des images de ce genre ne pourrait que, recommencer son passé tel quel, ou en prendre les éléments figés pour les recomposer dans un autre ordre, par un travail de mosaïque. Mais à une intelligence flexible, capable d’utiliser son expérience passée en la recourbant selon les lignes du présent, il faut, à côté de l’image, une représentation d’ordre différent toujours capable de se réaliser en images mais toujours distincte d’elles. Le schéma n’est pas autre chose.

L’existence de ce schéma est donc un fait, et c’est au contraire la réduction de toute représentation à des images solides, calquées sur le modèle des objets extérieurs, qui serait une hypothèse. Ajoutons que nulle part cette hypothèse ne manifeste aussi clairement son insuffisance que dans la question actuelle. Si les images constituent le tout de notre vie mentale, par où l’état de concentration de l’esprit pourra-t-il se différencier de l’état de dispersion intellectuelle ? Il faudra supposer que dans certains cas elles se succèdent sans intention commune, et que dans d’autres cas, par une inexplicable chance, toutes les images simultanées et successives se groupent de manière à donner la solution de plus en plus approchée d’un seul et même problème. Dira-t-on que ce n’est pas une chance, que c’est la ressemblance des images qui fait qu’elles s’appellent les unes les autres, mécaniquement, selon la loi générale d’association ? Mais, dans le cas de l’effort intellectuel, les images qui se succèdent peuvent justement n’avoir aucune similitude extérieure entre elles : leur ressemblance est tout intérieure ; c’est une identité de signification, une égale capacité de résoudre un certain problème vis-à-vis duquel elles occupent des positions analogues ou complémentaires, en dépit de leurs différences de forme concrète. Il faut donc bien que le problème soit représenté à l’esprit, et tout autrement que sous forme d’image. Image lui-même, il évoquerait des images qui lui ressemblent et qui se ressemblent entre elles. Mais puisque son rôle est au contraire d’appeler et de grouper des images selon leur puissance de résoudre la difficulté, il doit tenir compte de cette puissance des images, non de leur forme extérieure et apparente. C’est donc bien un mode de représentation distinct de la représentation imagée, quoiqu’il ne puisse se définir que par rapport à elle.

En vain on nous objecterait la difficulté de concevoir l’action du schéma sur les images. Celle de l’image sur l’image est-elle plus claire ? Quand on dit que les images s’attirent en raison de leur ressemblance, va-t-on au-delà de la constatation pure et simple du fait ? Tout ce que nous demandons est qu’on ne néglige aucune partie de l’expérience. À côté de l’influence de l’image sur l’image, il y a l’attraction ou l’impulsion exercée sur les images par le schéma. À côté du développement de l’esprit sur un seul plan, en surface, il y a le mouvement de l’esprit qui va d’un plan à un autre plan, en profondeur. À côté du mécanisme de l’association, il y a celui de l’effort mental. Les forces qui travaillent dans les deux cas ne diffèrent pas simplement par l’intensité ; elles diffèrent par la direction. Quant à savoir comment elles travaillent, c’est une question qui n’est pas du ressort de la seule psychologie : elle se rattache au problème général et métaphysique de la causalité. Entre l’impulsion et l’attraction, entre la cause « efficiente » et la « cause finale », il y a, croyons-nous, quelque chose d’intermédiaire, une forme d’activité d’où les philosophes ont tiré par voie d’appauvrissement et de dissociation, en passant aux deux limites opposées et extrêmes, l’idée de cause efficiente, d’une part, et celle de cause finale de l’autre. Cette opération, qui est celle même de la vie, consiste dans un passage graduel du moins réalisé au plus réalisé, de l’intensif à l’extensif, d’une implication réciproque des parties à leur juxtaposition. L’effort intellectuel est quelque chose de ce genre. En l’analysant, nous avons serré d’aussi près que nous l’avons pu, sur l’exemple le plus abstrait et par conséquent aussi le plus simple, cette matérialisation croissante de l’immatériel qui est caractéristique de l’activité vitale.



  1. Cette étude a paru dans la Revue philosophique de janvier 1902.
  2. Matière et Mémoire, Paris, 1896, ch. II et III.
  3. Zeitschr. f. Psychologie, octobre 1896.
  4. Robert Houdin, Confidences, Paris, 1861, t. I, p. 8 et suiv.
  5. Prendergast, Handbook of the mastery series, London, 1868.
  6. Audibert, Traité de mnémotechnie générale, Paris, 1840, p. 173.
  7. André, Mnémotechnie rationnelle, Angers, 1894.
  8. W. James, Principles of Psychology, vol. I, p. 667 (note).
  9. Binet, Psychologie des grands calculateurs et joueurs d’échecs, Paris, 1894.
  10. Taine, De l’intelligence, Paris, 1870, t. I, p. 81 et suiv.
  11. Matière et Méritoire, p. 89-141.
  12. Kussmaul, Les troubles de la parole, Paris, 1884, p. 233 ; Allen Starr, Apraxia and Aphasia, Medical Record, octobre 1888. — Cf. Laquer, Neurolog. Centralblatt, juin 1888 ; Nodet, Les agnoscies, Paris, 1899 ; et Claparède, Revue générale sur l’Agnosie, Année psychologique, VI, 1900, p. 85 et suiv.
  13. Robertson, Reflex Speech, Journal of mental Science, avril 1888 ; Féré, Le langage réflexe, Revue philosophique, janvier 1896.
  14. Lewes, Problems of Lie and Mind. Londres, 1879, t. III, p. 106.
  15. Ribot, L’imagination créatrice, Paris, 1900, p. 130.
  16. Paulhan, Psychologie de l’invention, Paris, 1901, ch. IV.
  17. Ribot, op. cit., p. 133.
  18. Dewey, The psychology of effort, Philosophical Review, janvier 1897.
  19. Ribot, Psychologie de l’attention, Paris, 1889, p. 6.