L’Épaulette/25

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Fasquelle (p. 472-480).
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XXV


Depuis un an environ je vis en Angleterre, principalement à Londres, m’efforçant de donner une forme précise, exacte, à des idées qui vibrent en moi, complètes et puissantes, mais qu’estropient et défigurent toutes les tentatives d’expression. À l’homme qui n’a jamais rien fait, tout travail est excessivement malaisé, presque impossible. Des difficultés plus grandes encore se dressent devant l’homme qui fait effort vers l’Action réelle, mais dont une longue habitude a tronqué les facultés et l’énergie, les ajustant aux courtes exigences du simulacre d’action. Voici une mine : les aptitudes. Quelque minerai en est arraché, à un pied ou deux de la surface ; transformé, par des procédés grossiers et faciles, en une mauvaise fonte ; mais il s’agit d’aller chercher au cœur même de la mine, par le travail persistant et dur qu’exige la perforation des puits et des galeries, la matière supérieure qu’un labeur ardu, compliqué, changera en un pur métal. On essaye, on peine, on trime. On se lasse, on se décourage, on renonce. Pourtant, agir ! agir… Et c’est toujours le même genre d’action qui se présente comme seul praticable, celui dont j’ai si longtemps fait le geste vain : l’épée au poing ; l’arme…

Est-il possible, donc, qu’un homme porte en soi quelque chose d’énorme, de grand, et ne puisse pas l’exprimer, et ne puisse exposer, malgré tous ses efforts, que des déformations ridicules des réalités qu’il voudrait vivre ? Oui, c’est possible. Et la même impuissance, certainement, doit se manifester chez les peuples. Elle se manifeste, aujourd’hui, chez la nation française. La France d’à présent n’interprète pas la France ; la travestit, la trahit. Pourquoi ?…

Parce que, peut-être, avant l’action intellectuelle, idéale, une autre action qui, pour ainsi dire, lui servira d’assise, doit s’effectuer ; l’action matérielle, brutale. Je n’ai pu réussir parce que je ne suis pas sûr de moi, sûr de la vie ; parce que je ne me sens pas libre. La France non plus n’est pas sûre d’elle-même ; ne sent pas la sécurité de l’existence ; n’est pas libre. On n’est pas libre quand on achète sa liberté ; on est libre quand on la prend, sa liberté ; quand on l’empoigne. Nous, nous sommes libres — au bout de cette chaîne de papier qu’on appelle le traité de Francfort. — Et nous payons, pour ça. Est-ce que nous payons les intérêts des cinq milliards, et des autres milliards, oui ou non ? On nous vend des bouts d’indépendance, un mensonge de liberté ; nous sommes acheteurs. Qui paye ? Les pauvres.

J’aurais voulu écrire un livre sur les pauvres ; je n’ai pas pu. D’abord, pour écrire sur les pauvres, il faut les observer, les voir. C’est un hideux spectacle. C’est la servitude, non seulement volontaire, mais quémandée, mais achetée par les esclaves. J’aurais voulu montrer aux pauvres ce qu’ils dépensent d’efforts et d’intelligence, à croupir dans l’ignorance. J’aurais voulu leur faire voir ce qu’il leur faut de courage pour être lâches. Mais leur abjection est trop énorme, en vérité. Cette chair, étiquetée, à vendre, vendue, se méprise trop, me dégoûte trop. Dans tous les pays du monde les pauvres sont des troupeaux d’êtres vils, aimant leurs chaînes de papier, vénérant leurs gardes-chiourmes, pleins d’estime et d’admiration pour les laquais de leurs gardes-chiourmes, pour leurs valets d’épée et de plume. Toute une immonde racaille bourgeoise, grimauds, cabotins, et rapins — tourbe d’assassins et d’empoisonneurs que je voue à la mort — vit, prospère et multiplie sur l’argent donné par les pauvres, avec plaisir. Les pauvres se repaissent des ordures bourgeoises, s’en gavent. Et quant aux hommes qui leur parlent de liberté et d’égalité, quant aux hommes qui leur consacrent leurs forces, leur talent, leur vie — les pauvres n’en ont cure ; je suis sûr qu’ils les haïssent. La colère me saisit, quand je pense à ça ; et je souhaite une nouvelle Commune — pour la répression.

J’aurais voulu crier aux Pauvres français : « On vous dit que votre pays s’est relevé de sa défaite de 1870. C’est un mensonge. On vous dit que vous êtes un peuple libre. Vous êtes des vaincus. On se rit de vous, partout, et on vous nargue. Situation honteuse, qu’ont seulement intérêt à prolonger ceux qui tiennent à conserver leur argent, leurs grades, — et leur peau. — Situation honteuse dont vous payez tous les frais et dont vous avez intérêt à sortir au plus vite. L’acceptation nette des faits accomplis, le désarmement complet, ne sont pas possibles. Vous, et vos voisins, vous êtes trop bêtes. Vous serez trop bêtes jusqu’à ce que les boulets de canon vous aient ouvert l’intellect. L’acceptation sournoise des faits accomplis, et le désarmement partiel ? Ce n’est pas une solution ; pourtant, le premier point a été réalisé par l’alliance russe, qui a ratifié le traité de Francfort. Quant au désarmement partiel et simultané des grandes puissances, on commence à vous l’offrir ; on vous le proposera, de plus en plus ouvertement, car on tient à ne point laisser trop longtemps entre vos mains des armes dont vous pourriez faire un mauvais usage. Économiquement, ce désarmement partiel ne changerait rien, tout compte fait, à votre situation. Politiquement, il resserrerait vos liens. Vous vivriez, esclaves bénis par l’Église, sous le knout d’une nouvelle Sainte-Alliance. Alors, la guerre ?…

« Oui, la guerre. À quoi vous sert-elle, la paix actuelle ? À végéter, à crever. Les Riches en vivent, de cette paix. Ils vous font la guerre, pendant cette paix, et vivent de vous ; et vivent bien. Ils chantent les bienfaits de la paix, et ses beautés ; vous accompagnez le cantique avec les borborygmes de vos boyaux vides. Pourquoi donc que vous n’attaqueriez pas le refrain, pour voir, avec une clarinette de six pieds ? La Civilisation est un fléau, et l’Art une moquerie, et la Science un mensonge, lorsque la paix, comme aujourd’hui, est une imposture ; lorsqu’elle cause plus de désastres et plus de meurtres que la guerre ; lorsque tout le monde le sait, et que personne n’ose le dire.

« La guerre ? À moins que vous ne soyez que des hordes de mercenaires idiots, elle vous donnera la liberté et le bonheur. Les grandes armées nationales ont pour mission nécessaire, forcée, de créer la réalité des patries, de donner la terre à l’homme. Les Riches le savent si bien qu’ils ne veulent d’une lutte européenne à aucun prix ; que l’idée seule d’un conflit les fait trembler ; qu’ils refusent, partout, de laisser étudier les conséquences d’une guerre ; qu’en France, quand Burdeau nomma un comité chargé de rechercher comment l’organisme social continuerait à fonctionner en temps de guerre, les autorités intervinrent et suspendirent l’enquête. Parbleu ! Les grandes armées nationales étant constituées en fait, les boulets tirés sur les ennemis ricocheraient sur l’Ennemi — sur l’affameur. — Pauvres ! n’ayez pas peur de la guerre ! Elle vous libérera. Elle tuera la Misère qui vous étrangle, et l’Hypocrisie qui vous ligotte. Elle vous donnera une patrie. Vous aurez la victoire — la victoire qui vous permettra de faire jaillir la fraternité internationale de votre Nationalisme réel. — Vous aurez la victoire, la plus glorieuse de toutes, lorsque vous tendrez la main à vos frères, délivrés aussi, par-dessus les corps éventrés de vos ignobles tyrans… »

Mais un grand découragement s’empare de moi ; un fatalisme déprimant. — Pourquoi parler ? Je ne suis pas fait pour parler. L’épaulette, je le sens, est entrée comme une marque dans ma chair : je suis fait pour combattre. Et puis, tout n’a-t-il pas été dit pour pousser les esclaves à la liberté, pour les jeter au bonheur ? Tous les livres n’ont-ils pas été écrits, et tous les poèmes, et le plus grand de tous les poèmes — la Carmagnole ?

— Vive le son du canon !

Et c’est juste comme je fredonne, une après-midi, à Hyde Park, le refrain de la chanson splendide, que je vois passer à côté de moi une dame qui sourit ; j’ai à peine eu le temps de la reconnaître qu’elle m’aborde. C’est la baronne de Haulka.



Certes, si j’avais pu apercevoir à une certaine distance la baronne de Haulka, je me serais arrangé de façon à l’éviter. Quant à la baronne, elle se dit enchantée de me rencontrer, et elle semble considérer une conversation entre nous comme la chose la plus naturelle. La froideur de mon attitude ne paraît pas la gêner ; on dirait qu’elle ne s’en aperçoit pas. Elle me parle comme à un ami de longue date. Elle m’apprend qu’elle est venue passer cinq ou six semaines à Londres. Elle s’exprime avec tant de laisser-aller, de bonhomie, que je sens ma défiance et ma rancune fondre peu à peu, et malgré moi. Je me laisse entraîner à dire deux mots de mes affaires, puis trois ; et j’arrive aux confidences. J’avoue que je suis un peu las de mon existence présente, et que…

— Vous regrettez votre épaulette, interrompt la baronne au moment où j’hésite à continuer ma phrase. Eh ! bien, pourquoi ne la reprenez-vous pas ? Vous aviez un si bel avenir ! Après tout, quoi qu’on en dise, les gens d’intelligence arrivent toujours à faire leur chemin dans l’armée ; des obstacles peuvent être placés sur leur route, mais un peu de patience leur permet d’en triompher. À propos, je me rappelle que vous étiez lié avec le capitaine de Bellevigne ; savez-vous qu’il doit être nommé commandant le mois prochain ? Son mariage lui a porté bonheur. Étiez-vous encore en France lorsqu’il a épousé Mlle Pilastre ? Un gros sac….. Allons ! où ai-je la tête ? N’avez-vous pas été amoureux de Mlle Pilastre ?….. Voyons, au moins un peu ? Je crois me rappeler quelque chose comme ça. Si je ne me trompe pas, vous avez eu tort de pas pousser votre pointe. La présente Mme de Bellevigne ne vivra pas vieille ; et, dame ! un bel héritage. Ah ! si vous m’aviez consultée !…

Je suis légèrement abasourdi, et ne sais trop que dire. La baronne, évidemment, n’a pas la moindre intention de me convaincre de sa bonne foi ; elle m’indique simplement ce qu’elle préfère me voir faire semblant d’admettre. Elle continue :

— Je me suis toujours souvenue de cette visite que vous m’avez faite… vous rappelez-vous ? au sujet de votre père… C’était tellement singulier ! Nous étions tous deux, au même moment, menacés par Lahaye-Marmenteau. Entre nous, cet homme est toqué, pour ne pas dire plus. Il voulait alors me faire expulser, ainsi que je vous l’ai dit. Huit jours après, nous étions les meilleurs amis du monde. Expliquez des caractères pareils. L’amitié, d’ailleurs, n’a point été éternelle. Nous sommes, à présent, à couteaux tirés. Je m’en console, vous pouvez m’en croire. Mais vraiment, ce guerrier devrait se purger, comme disaient vos poètes du XVIIe siècle, avec quelques grains d’ellébore ; après tout, peut-être son manque d’équilibre cérébral lui assure-t-il quelque joie. « Il y a à être fou, écrivait Dryden, un plaisir que les fous seuls connaissent. » Vous voyez que j’ai ma façon à moi d’expliquer les choses.

Je m’en aperçois, en effet. Après avoir fait silencieusement quelques pas dans Rotten Row, la baronne reprend :

— Lahaye-Marmenteau voulait me faire expulser comme espionne. L’invention était comique ! Moi qui ai toutes mes relations dans l’armée et la diplomatie ! Remarquez que je ne voudrais pas médire de l’Espion. Il a son utilité dans notre système social ; c’est incontestable. Il consolide des liens ; ou les dénoue ; comme on veut. Il achète, surprend, livre et vend des secrets dont la plupart sont des mensonges. Il contribue donc ainsi au triomphe de la vérité. Il est l’ennemi-né de toutes les choses clandestines ; par conséquent, de l’hypocrisie. Pourquoi lui jeter la pierre ? Et puis, toujours juger ! Vouloir que la certitude des perceptions, qui n’existe point dans le monde physique, existe dans le monde moral ! Il ne faut pas oublier, non plus, que l’espion aime son pays. Aimer son pays est beau. C’est grand. Moi, par exemple, bien que mes sympathies intellectuelles soient toutes françaises, je n’ai jamais oublié que je suis Allemande. Je ne condamne même pas complètement le chauvinisme d’à présent. Je pense que le sentiment cosmopolite du XVIIIe siècle, un peu grossier, doit s’épurer en passant par notre période de patriotisme étroit et hystérique. Oui ! l’amour de la patrie est vraiment beau ! Voilà pourquoi, pensant ainsi, j’ai toujours aimé le soldat. Voilà pourquoi l’aiment les peuples, dont le cœur est simple et franc ; voilà pourquoi ils le vénèrent spécialement dans l’histoire ; et même dans cette poétique et puissante transfiguration de l’histoire qui s’appelle la légende. À mon avis, la légende est souvent supérieure, même en véracité symbolique, à l’histoire. Je l’ai dit plusieurs fois à votre père qui, un jour, à ma grande joie, adopta mon opinion… À propos, vous n’ignorez pas, j’espère, que le monument qu’on doit élever par souscription publique au général Maubart, à Nourhas, sera inauguré dans deux mois ?…

Je l’ignorais. La baronne se récrie. Comment ! Est-ce possible ? Moi, le fils du général !… Enfin, la France, elle, n’oublie pas. Et Mme de Haulka, se faisant très amie, presque maternelle, m’assure que je devrais profiter de cette occasion pour demander ma réintégration dans l’armée. Elle m’apprend qu’elle peut m’être utile. Je n’ai qu’à essayer. Elle répond du succès.



La baronne ne se vantait pas. Elle m’a été fort utile. Peu de temps après notre première rencontre, c’est-à-dire vers le 20 juin 1898, j’ai reçu notification du fait que je suis affecté au régiment d’infanterie qui tient garnison à O… Il est entendu qu’on considérera le temps passé par moi à l’étranger comme ayant été consacré à une mission spéciale. J’aurai simplement à dire ce que je pense de l’armée anglaise. Pas difficile. Je n’aurai rien à dire. Avant de quitter Londres, j’ai revu plusieurs fois Mme de Haulka, qui s’est toujours montrée fort aimable pour moi.

(Ici, je dois ouvrir une parenthèse. On a prétendu, je le sais, que la baronne m’avait remis des documents intéressant le général de Lahaye-Marmenteau et plusieurs de ses collègues, documents dont la possession m’assurait la neutralité et même la bienveillance des personnages en question. C’est un point que je ne veux pas discuter.)

Quelques jours avant mon départ, un matin, je me trouve nez à nez, au coin d’une rue, avec une jeune femme qui pousse un cri en m’apercevant. C’est la Môme-Chichi. Elle me raconte une histoire touchante. Elle est venue à Londres retrouver Fermaille, qui exerce avec succès son métier de ciseleur dans la capitale britannique ; elle n’aime pas beaucoup l’Angleterre, mais le devoir avant tout. Elle est si heureuse de me rencontrer ! Et Fermaille aussi sera si content !… Comment ? Elle s’explique. Fermaille a reconstitué les 20.000 francs que je lui ai donnés à Bône, et avait déjà cherché à se procurer mon adresse, afin de me les renvoyer. Si je voulais venir, demain, chez eux, il me remettrait la somme en mains propres. Mais, certainement…

Je viens. Fermaille, avec des remerciements infinis, m’offre de me rendre les 20.000 francs immédiatement. J’accepte. Comme j’empoche la somme, il me demande si je crois qu’il pourra un jour rentrer en France. Je lui réponds que je prendrai des informations et l’aviserai. La Môme-Chichi, tout émue d’une pareille condescendance, m’admire. Moralement, elle s’agenouille devant moi. Relève-toi, créature de Dieu !…

Ne croyez pas que je vais m’emballer ; j’ai simplement l’intention de vous faire comprendre que la Môme-Chichi ne m’en veut pas plus que son amant, et que pour ma part je ne lui garde pas rancune. Notre réconciliation, du reste, est scellée chez moi, le soir même. L’apposition des scellés (ou des sceaux) ne dure guère qu’une petite heure. Mais il est entendu qu’après-demain matin, j’enlève la Môme-Chichi. Je l’emmène en France avec moi.

Cependant, après le départ de ladite Môme-Chichi (et voici un passage que je conseille aux femmes de méditer), je réfléchis. Je perçois clairement que la France est pleine de Mômes-Chichi ; en vérité, il n’y a guère que de ça, en France, des bêtes de somme en puissance de maris et de la paillasse à curés ; alors, à quoi bon réimporter l’objet ?

Je me décide donc à partir, non le surlendemain matin, mais le lendemain matin — tout seul.