L’Épaulette/24

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Fasquelle (p. 454-471).
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XXIV


Le train n’est pas plutôt parti que je me rends compte de l’absurdité du raisonnement qui m’a fait entreprendre mon voyage. La baronne a certainement fait un usage inavouable d’une indiscrétion que j’ai commise, mais il ne s’ensuit pas que toutes les assurances qu’elle m’a données soient fausses. Elles peuvent être fausses ; mais il n’est pas sûr qu’elles le soient. Je ne vois pas pourquoi elle ne m’aurait point dit la vérité ; elle n’est certainement pas femme à gaspiller les mensonges. La conscience du détestable rôle que j’ai joué malgré moi dans l’intrigue ourdie contre Bellevigne m’a certainement tourné la tête, m’a empêché de voir clairement les choses. Ce voyage à Wiesbaden est une entreprise inconsidérée, un pas de clerc. D’abord, je m’absente de Paris, je quitte même la France, sans aucune permission ; c’est, dans les circonstances présentes, souverainement imprudent. Puis, j’aurais dû m’assurer, avant de me mettre en route, des sentiments de mon oncle à mon égard. Pendant longtemps je lui ai écrit, au moins à l’occasion de sa fête et du premier janvier, et j’en ai toujours reçu des réponses affectueuses ; mais depuis plusieurs années déjà, par pure négligence, j’ai cessé de correspondre avec lui. J’aurais dû au moins l’avertir de ma visite….. Mais le train file rapidement, je m’endors, et je ne me réveille qu’à la frontière. Je ne serai pas à Wiesbaden avant midi ; c’est encore loin…..

Pourtant, ça vient. Comme je descends du wagon, un commissionnaire, qui s’empare de ma valise, me recommande l’hôtel « Die drei Störche », un établissement récemment ouvert dans la Wilhelmstrasse, à deux pas de la gare. Pourquoi pas là aussi bien qu’ailleurs ? Cette enseigne des « Trois Cigognes » me rappelle l’hôtel où le cousin Raubvogel fit jadis ses premières armes, à Mulhouse. C’est déjà si vieux, tout ça !… L’hôtel est un établissement de premier ordre. J’envoie un mot à mon oncle, pour l’aviser de mon arrivée, je fais rapidement ma toilette, je déjeune, et il n’est guère plus de deux heures et demie lorsque je sonne à la porte de l’appartement occupé, dans la Rheinstrasse, par le général en retraite von Falke.

Nous éprouvons, mon oncle et moi, lorsque nous nous trouvons en présence, un embarras momentané. Il y a plus de vingt-cinq ans que la vie nous a séparés ; le souvenir que nous avons gardé l’un de l’autre, en dépit de toute logique, est la représentation un peu effacée des êtres que nous étions, il y a un quart de siècle. En l’homme qu’il a devant lui, mon oncle doit retrouver l’enfant, doit voir l’enfant qui a grandi. Et l’homme fort, dont j’ai conservé l’image, descend rapidement en mon imagination le cours des années et devient le vieil homme que j’ai sous les yeux — un vieillard que j’ai déjà vu, j’en ai la sensation soudaine, un vieillard que je connais. Mon oncle, avec ses cheveux blancs, son large front, ses profonds yeux bleus et sa haute taille un peu courbée, mon oncle me rappelle trait pour trait mon grand-père — son père à lui.

Il laisse voir franchement la joie que lui cause ma visite ; mais sous cette joie perce une certaine inquiétude, qu’il ne tarde pas à exprimer en deux ou trois questions brèves. Est-ce que quelque événement fâcheux n’a pas été la cause de mon voyage ? Est-ce que… ? Je rassure mon oncle ; je lui affirme qu’aucune affaire embarrassante, au moins m’intéressant directement, n’a motivé ma visite. Son visage se rassérène ; mais il s’assombrit de nouveau dès que je répète les menaces vagues proférées par le chef de l’État-Major, et qui visent la mémoire de mon père. Et lorsque je déclare à mon oncle que j’ai compté sur lui pour m’apprendre s’il y a dans ces insinuations autre chose que de la calomnie, il se lève et se met à marcher dans le salon sans répondre, très agité.

— Il n’est pas nécessaire, dit-il enfin, de t’apprendre combien je regrette d’avoir à te parler comme je vais le faire. Il est bien inutile aussi de te donner mon opinion sur les gens qui, après avoir fait bonne figure à ton père durant sa vie, s’attaquent à lui dès qu’il est mort. Il s’agit seulement de te dire si, à ma connaissance, ton père a commis un acte de nature à changer en exécration, sitôt connu, les sentiments admiratifs professés pour lui par tes compatriotes. Je te réponds franchement : oui. Ton père a laissé la réputation d’un homme qui avait fait plus que son devoir en 1870 ; réputation usurpée. On l’appelait communément : le héros de Nourhas. Il n’y a pas eu de héros à Nourhas ; ou, s’il y en eut un, ce ne fut pas ton père. C’est à l’affaire de Nourhas, sois en sûr, que faisait allusion le chef de votre État-Major ; or, comme tu t’en souviens, j’assistais à cet engagement. Je puis donc te dire exactement quel fut, ce jour-là, le rôle joué par ton père. Je vais t’exposer les faits sèchement, et sans aucun commentaire.

J’écoute avec l’émotion la plus grande ; l’accusation portée contre le mort se précise, va s’affirmer ; et je sais que c’est moi que doit frapper, le jour où la vérité sera connue, la condamnation qu’elle entraîne. Mon oncle, qui s’est arrêté un instant, s’assied et continue :

— Voyons ; les Français avaient été battus le 28 novembre à Beaune-la-Rolande, et le 2 décembre à Loigny… En fait, je m’en souviens très bien maintenant, c’était le surlendemain de la reprise d’Orléans par nos troupes. Nous ne poursuivions que fort mollement l’armée française qui battait en retraite sur Vendôme, démoralisée et dans le plus grand désordre… Ce matin-là, donc, à l’aube, nous fûmes avertis qu’un corps français, qu’on évaluait à 1.500 hommes environ, avec du canon, avait pris position pendant la nuit à Nourhas, un gros village sur notre droite et complètement en dehors de la ligne de retraite. L’information nous sembla tellement invraisemblable que nous refusâmes d’abord d’y ajouter foi. Mais, comme elle fut bientôt confirmée par une reconnaissance de cavalerie, il fut décidé que trois bataillons et une batterie iraient attaquer immédiatement. Je partis avec ces troupes, placées sous le commandement du colonel von Kern. Nous n’étions guère qu’à un kilomètre de Nourhas lorsque le brouillard, qui jusque-là avait été assez épais, se leva. Nous pûmes apercevoir les bivouacs des Français, sur la grande plaine qui s’étend en avant du village ; ces malheureux bivouaquaient ainsi toutes les nuits, leurs officiers craignant, s’ils les laissaient pénétrer dans les maisons, de ne pouvoir les en faire sortir. Ils semblaient n’avoir pris aucune des précautions les plus élémentaires. Point de grand’gardes, pas même de sentinelles ; aucun officier n’était visible. On ne voyait nulle trace de travaux de défense, de retranchements ; on aurait pu les distinguer facilement car la neige, dont une couche épaisse couvrait le sol, avait cessé de tomber depuis la veille. Un bataillon fut envoyé sur la gauche, à travers champs, de façon à occuper le chemin vicinal qui rejoint la route de Vendôme, au sud du village ; l’artillerie alla au galop prendre position sur les talus de la route ; deux compagnies se déployèrent en tirailleurs, avec une troisième en soutien. C’est alors seulement que nous fûmes aperçus ; les Français se précipitèrent vers le village, tandis que notre infanterie ouvrait le feu et que nos canons lançaient leurs premiers obus. Nos tirailleurs gagnèrent rapidement du terrain ; des fenêtres de quelques maisons l’ennemi s’était décidé à riposter, mais faiblement. Comme il paraissait résolu à ne pas se servir de son artillerie, ordre fut donné à la nôtre de tirer rapidement. Au bout de quelques minutes, nous vîmes paraître à l’entrée du village le drapeau blanc d’un parlementaire. Le colonel von Kern fit immédiatement cesser le feu et s’avança quelque peu, accompagné de deux capitaines et de moi, au-devant de l’officier français qui s’approchait de nos lignes. Ce dernier nous déclara que le colonel commandant les troupes françaises, jugeant sa situation intenable, demandait à se rendre ; il était à la tête de 1.200 hommes, mobiles pour la plupart ; il avait aussi trois canons. Von Kern répondit qu’il ne pouvait accepter qu’une reddition sans conditions, et qu’il accordait une demi-heure au colonel français pour se décider ; s’il acceptait, ses hommes devaient évacuer Nourhas, jeter leurs armes en un monceau sur la route, et aller ensuite se masser sur la plaine. L’officier français partit au galop et nous attendîmes. Vingt minutes plus tard, nous vîmes les Français sortir du village, déposer leurs fusils à l’endroit convenu, et commencer à se grouper sur la plaine. La compagnie qui s’était déployée à l’extrême droite reçut l’ordre de se reformer et de se diriger vers les prisonniers dont elle devait avoir la garde. Comme elle quittait un bouquet de bois pour s’engager dans la plaine, une détonation retentit ; puis deux, puis plusieurs ; nous vîmes tomber trois hommes. Les officiers français qui s’avançaient vers nous, sur la route, s’arrêtèrent un instant, très étonnés. Von Kern m’envoya vers la compagnie, qui avait fait halte, et que j’atteignis au moment où elle ouvrait le feu contre une ferme située sur une éminence, au nord du village ; c’était de là qu’étaient partis les coups de fusil, que d’autres à présent suivaient, fréquents et bien dirigés. Une dizaine d’hommes étaient déjà hors de combat. Le capitaine voulait attaquer de suite ; je le laissai libre d’agir, sans grande confiance. À l’aide de ma longue-vue, je voyais que la ferme (elle s’appelle la ferme de la Chevrette) avait été rapidement mise en état de défense, un travail qui nécessitait la présence de vingt-cinq ou trente hommes. Cependant, nos tirailleurs s’avançaient, envoyant des balles dans les fenêtres barricadées, mais sans réponse de l’ennemi ; comme ils n’étaient guère qu’à deux cents mètres du bâtiment, un feu terrible éclata qui coucha sur le sol une douzaine d’hommes, et me convainquit que je ne m’étais pas trompé sur le nombre des défenseurs de la ferme. Je fis replier la compagnie derrière le bouquet de bois ; mouvement pendant lequel elle perdit encore plusieurs soldats. Von Kern, qui avait suivi l’action, venait de donner l’ordre d’agir à l’artillerie. Un obus, bientôt, éclata devant la porte de la ferme ; un second lézarda le mur du haut en bas ; un troisième défonça le toit ; d’autres suivirent, dont l’explosion provoquait des craquements, des éboulements, soulevait des nuages de poussière. De la ferme, peu à peu, on cessa de tirer. Les canons s’étant tus, la compagnie s’avança une seconde fois, au pas de charge, accueillie seulement par trois ou quatre coups de feu ; l’une des balles m’atteignit au bras droit. Un instant après, nous pénétrions dans la ferme où nous trouvions, au milieu des décombres, une dizaine de cadavres et cinq ou six blessés. Parmi ces derniers se trouvait l’homme qui avait organisé et dirigé la défense ; c’était un sergent. Lorsqu’il avait vu son colonel envoyer aux Allemands un parlementaire, il s’était résolu, quant à lui, à ne point rendre ses armes sans s’en être servi ; par un chemin détourné, il avait gagné la ferme de la Chevrette avec quelques braves gens, et… Tu sais le reste. Je reconnus de suite ce sergent pour l’avoir vu chez vous, à Paris et à Versailles, en qualité d’ordonnance. Il s’appelait… il s’appelait…

— Jean-Baptiste, dis-je. Et un flot de sang monte à mes joues ; et je sens quelque chose dans ma gorge, qui m’étrangle. Mon oncle demande :

— Qu’est-il devenu ?

— Je ne sais pas, dis-je tout bas, très bas ; je… je… je crois qu’il est mort.

— Ah !… Les blessés furent soignés immédiatement ; la balle que j’avais reçue dans le bras fut extraite ; la blessure, sans être fort grave, me mit dans l’impossibilité de continuer la campagne ; tu te rappelles que je revins à Versailles. Les prisonniers furent dirigés sur Orléans ; de là, sur l’Allemagne. Quant au colonel qui commandait les Français — j’ai entendu dire qu’un officier de mobiles, qui s’opposait à la capitulation, l’avait blessé de son sabre et avait été tué par lui d’un coup de revolver — quant à ce colonel que, bien entendu, je ne pus voir qu’après l’engagement…

— Oui, murmuré-je, j’ai compris.

— Comment les Français sont arrivés à transformer cette affaire de Nourhas en un glorieux fait d’armes, je l’ignore. L’origine des légendes est mystérieuse ; c’est sans doute pourquoi elles ont la vie dure ; et c’est sur la terre de France, surtout, qu’elle croissent et multiplient. Comme individus, vous êtes généralement clairvoyants et intelligents ; comme nation, vous vous refusez absolument à voir les choses telles qu’elles sont. Voilà pourquoi, courbés sous des jougs de plus en plus lourds et de plus en plus grotesques, vous parlez toujours de résister au monde… Quant à ton père dont, comme Allemand, il m’est impossible d’excuser l’acte, je crois que si j’étais Français je pourrais trouver beaucoup de raisons à sa décharge. Depuis Sedan, la guerre ne continuait que parce qu’elle servait l’ambition de la horde de gredins qui cherchaient à se hisser au pouvoir et que vous avez eu le temps de voir à l’œuvre. Les coquins qui avaient installé à Tours leur sanguinaire incompétence, et qui ne constituèrent jamais que le gouvernement de la Trahison nationale, sous le nom de gouvernement de la Défense nationale, s’étaient improvisés administrateurs, financiers et stratégistes. Tu peux étudier aisément, car les documents abondent, leurs étranges systèmes d’administration et de finance. Je me contenterai de dire que la continuelle et ridicule intervention de Gambetta et de Trisonaye auprès des chefs militaires a beaucoup facilité notre succès sur la Loire. Ces imbéciles voulurent à tout prix prendre l’offensive. Tu connais leurs plans. C’est d’une bêtise noire. À l’un, vous avez osé élever une statue. À l’autre, vous n’avez pas osé élever une potence… Le village de Nourhas n’offrait qu’une position détestable ; il était complètement en dehors de la ligne de retraite ; et le général en chef ne l’avait fait occuper que sur un ordre exprès venu de Tours, qu’il ne pouvait s’expliquer, mais auquel, après hésitation, il résolut d’obéir. Ton père, à qui fut confiée la mission de défendre le village, n’ignorait rien de la situation ; il se savait sacrifié à la criminelle sottise de misérables dilettanti. De plus, la grande majorité des hommes qu’il avait sous ses ordres n’étaient que des recrues mal exercées, des éclopés, des traînards. Les artilleurs qui conduisaient les trois canons mis à sa disposition s’étaient enfuis pendant la nuit sur leurs chevaux, abandonnant leurs pièces que personne ne savait servir. Il ne peut être question de manque de bravoure ; ton père avait fait ses preuves ; d’ailleurs, Frédéric fuyant à Molwitz, Napoléon se cachant à Hanau… Pourtant, il y a un courage moral que ton père, peut-être, ne montra pas souvent. Ce courage, il est vrai, aurait dû être fortement trempé, pour subsister encore chez un Français à la fin de 1870. Il était évident qu’on ne se battait plus pour la France. Les scélérats de Tours, hommes de paille d’un vaste syndicat de rapine et de concussion, ne continuaient leur lamentable guerre à outrance que dans l’intérêt de leur parti et des fournisseurs-bandits qui leur graissaient la patte. Et les pauvres soldats, affamés, en haillons, mouraient de froid et de faim ; étaient fusillés sous prétexte d’indiscipline, dix et vingt à la fois, par des chef indignes auxquels le Borgne infâme, arraché à sa taverne par l’émeute, recommandait d’étouffer à tout prix l’esprit révolutionnaire…

— Malgré tout, dis-je, quand on porte une épaulette…

— Et ceux qui parlent d’accuser ton père, s’écrie mon oncle, ne portent-ils pas une épaulette, eux aussi ? Et où étaient-ils en 1870 ? Qu’ont-ils fait en 1870 ? Ils ont une belle audace de se poser en justiciers, et même d’ouvrir la bouche ! Peut-être, au moment d’agir, s’en apercevront-ils. L’histoire n’est pas muette, après tout ; bien qu’elle soit souvent volontairement faussée, elle n’est muette ni sur l’affaire de Nourhas ni sur bien d’autres faits encore plus odieux ; mais les peuples refusent d’écouter sa voix ; le peuple français, surtout. Il ne vit que sur le mensonge ; le mensonge du passé, le mensonge du présent. La France parle de son relèvement ; où en sont les preuves ? N’est-elle pas liée, à l’heure actuelle, des mêmes entraves qu’elle accepta après ses désastres ? Sa population décroît ; commercialement, elle se trouve dans la position qu’elle occupait en 1865 ; militairement, les mêmes vices qui ont perdu son armée en 1870 subsistent, aggravés. Vos fanfaronnades ne trompent personne. Vous oubliez trop, voyez-vous, qu’il y a des juges à Berlin. Tout le mal vient de ce que vous n’avez pas eu le courage de regarder en face votre défaite. Voilà pourquoi vous avez cessé d’être vous-mêmes. Voilà pourquoi, en réorganisant votre armée, vous avez servilement imité l’armée allemande, sans vous douter que l’état de l’Allemagne diffère énormément de la situation de la France ; voilà pourquoi vous n’avez pas su trouver, pour votre gouvernement et pour votre armée, une formule adaptée à votre position particulière, extraite de cette position même ; en harmonie avec votre caractère…

— Du caractère, dis-je, nous n’en avons plus.

Je refuse, au grand regret de mon oncle, l’invitation qu’il me fait de passer quelques jours à Wiesbaden. Je veux repartir le soir même. Après un dîner rapide, j’ai juste le temps de passer à l’hôtel avant d’aller à la station. On me remet ma note, que je paye et que je vais mettre dans ma poche lorsque mes regards tombent, par hasard, sur ces deux mots imprimés en tête du papier : « Eigenthümer : G. S. Raubvogel. » Raubvogel, propriétaire ! Est-ce que ?… Mais le temps presse ; je n’ai pas une minute à perdre. En me rendant à la station, j’interroge le domestique qui porte ma valise. Quel est le propriétaire de l’hôtel ?

— C’est, dit-il, une dame ; une belle femme ; Mme Raubvogel, dont le mari a été mis injustement en prison par les perfides Français. C’est une bonne patriote allemande, une Alsacienne… une vraie Alsacienne… Hâtons-nous, monsieur, le train va partir…

Je ne tiens pas à vous faire part des pensées qui me harcèlent pendant le voyage. Vous pouvez facilement les imaginer. J’arrive à Paris le lendemain, et le surlendemain matin j’ai rejoint ma garnison.



À Sandkerque, j’ai d’abord passé quelques jours dans un état de prostration complète, n’ayant même pas la force de suivre une idée. Une image dominait toutes mes pensées, descendait sur elles, les écrasait : l’image de l’acte commis par mon père ; et je refusais de me présenter à moi-même une condamnation ou une justification de cet acte, mon père n’ayant jamais conformé sa vie à un étalon moral, ou même immoral, ayant seulement cherché à vivre. Je sentais que j’aurais pu, au besoin, juger l’homme ; mais ses actes ! mais un de ses actes !… Puis, j’ai essayé de réfléchir, de prendre une détermination, de me tenir prêt, au moins, à faire face à toute éventualité ; mais l’énergie, encore, m’a fait défaut. Mon indifférente indolence a même fini par me persuader que je n’ai rien à craindre ; que Lahaye-Marmenteau, comme l’a prévu mon oncle, hésitera avant de rien tenter contre moi ; et que, le temps aidant, il cessera même de penser à me persécuter. Ma sécurité me semble de plus en plus certaine.

Un matin, cependant, je suis appelé chez le général gouverneur de la ville. Ce général, qui n’a encore que les deux étoiles bien qu’il ait presque atteint la limite d’âge, ne m’est pas inconnu ; je l’ai rencontré plusieurs fois chez mon père. C’est un homme de valeur. Mais ses opinions irreligieuses et bonapartistes, franchement avouées, lui ont barré la route des honneurs, ouverte seulement à la double hypocrisie républicaine et cléricale. Il n’a jamais pu pénétrer dans ces comités et ces services centraux, dans ces dortoirs et ces antichambres de toute espèce qui absorbent en France un nombre effrayant de généraux ineptes et assurent leur avancement ; qui leur procurent d’énormes traitements et des indemnités extravagantes ; qui constituent des sinécures ignorées partout, excepté chez nous. Il n’a jamais exercé que des fonctions actives, relativement mal rétribuées. Il me fait un accueil qui m’étonne un peu, très cordial certainement, mais manifestement embarrassé.

— Vous savez, me dit-il, que j’ai été l’ami de votre père. Je vais donc vous parler rondement, en toute franchise. On vous en veut ; on vous en veut terriblement. J’ai reçu l’ordre de faire exercer sur vous une surveillance de tous les instants. Je ne devrais pas vous prévenir. Je vous préviens parce que je flaire là-dessous une machination dégoûtante. Votre père a laissé derrière lui des haines qu’on cherche à assouvir sur vous. N’est-ce pas ? Enfin, moi, je ne sais pas. Je suppose. C’est à vous d’ouvrir l’œil. Je vais encore vous dire quelque chose. On vous accuse d’avoir fait récemment un voyage en Allemagne, à Wiesbaden ; il paraît qu’on vous a vu là en compagnie d’officiers allemands. Tout ça, pour moi, c’est des histoires à dormir debout ; pourtant, vous savez où va la malignité des gens. Vous n’ignorez pas que nous vivons à une époque où le personnage important, dans l’armée comme ailleurs, c’est le mouchard. Maintenant, je dois vous donner un autre avis. On m’a ordonné de vous faire surveiller ; mais il y a d’autres gens qu’on a chargés de la même mission, et qui s’en acquitteront avec plus de zèle que moi. Je veux parler de ces gredins en robes noires qui sont devenus les vrais maîtres de nos régiments ; qui dirigent partout l’œuvre de Notre-Dame des Armées, qui sont les aumôniers des garnisons. Nous en avons un ici, l’abbé Chouanard, qui envoie rapport sur rapport à qui de droit, j’en ai la certitude ; il tient dans sa main la plupart des soldats qu’on embauche jusque dans les casernes, les ordonnances, les femmes. Il espionne, dénonce et calomnie sans trêve ; tout cela se passe dans l’ombre, mais se passe. Il fallait avoir la République pour en venir là. Tout les officiers qui ne pratiquent pas, qui ne sortent pas des jésuitières, sont tenus en suspicion, mal notés, végètent, sont persécutés. On n’épargne rien, ni personne. Si je n’étais pas sur le point de prendre ma retraite, j’en ai la conviction, j’aurais été déplacé, envoyé en disgrâce dans un trou. J’ai aimé passionnément ma profession ; mais, je l’avoue, je suis heureux de la quitter bientôt ; l’armée républicaine est trop cléricale pour moi, bonapartiste. Ainsi, prenez garde ; vous voilà averti.

Je remercie le général qui, après un moment d’hésitation, ajoute :

— Je crois que je n’ai pas assez insisté. On cherche à vous jouer un sale tour, par tous les moyens ; vous comprenez. Je ne sais donc pas si vous feriez bien de persister à rester… Par exemple, si vous demandiez un long congé ? Hein ?… Ou bien… ou bien… Enfin, réfléchissez.

J’ai réfléchi. Et j’ai deviné, sans peine, le plan de Lahaye-Marmenteau. Un nouveau moyen d’action lui a été fourni par mon voyage à Wiesbaden. L’État-Major a été informé de ce voyage, certainement, par Estelle qui doit jouer maintenant vis-à-vis de l’Allemagne le rôle qu’elle a joué si longtemps vis-à-vis de la France, ne serait-ce qu’afin de hâter la libération de son mari ; et je m’arrête un moment à penser à cet excellent Raubvogel qui, au sortir de sa prison, se retrouvera à la tête d’un hôtel des Trois Cigognes, exactement comme s’il n’avait jamais quitté Mulhouse, comme s’il n’avait connu ni grandeur ni décadence ; encore un qui s’est donné beaucoup de mal pour rien !… Donc, Lahaye-Marmenteau se gardera bien de faire publier quoi que ce soit sur le compte de mon père. Un de ces jours, après m’avoir fait suffisamment espionner par ses mouchards en soutanes, après avoir accumulé contre moi un certain nombre de calomnies difficiles à détruire, il me fera appeler à Paris. Il me forcera à m’expliquer sur mon voyage à Wiesbaden, voyage entrepris par moi clandestinement et sans aucune autorisation, voyage dont il connaît fort bien les motifs — qu’il feindra d’ignorer. — Ces motifs, devant les accusations portées contre moi, il faudra que je les révèle, afin de me disculper. Et l’acte commis par mon père en 1870, dont la divulgation doit me déshonorer et que Lahaye-Marmenteau n’aura pas rendu public, sera exposé par moi-même… Toute lutte est devenue impossible.

Cette fois, je prends rapidement mon parti. J’envoie ma démission au ministère. Elle est immédiatement acceptée. J’ai réglé, d’avance, mes affaires ; et le soir même je pars pour Paris.



Ne vous imaginez pas que j’aie l’intention d’aller chercher querelle au général de Lahaye-Marmenteau. Le général et ses pareils sont des gens trop difficiles à attaquer. Si vous leur aplatissez le nez d’un coup de poing, ils vous font mettre en prison ; si vous écrivez la vérité sur leur compte, le public français, fier de ses incomparables Capitulards, refuse de vous lire. Et puis, il ne faut pas empiéter sur les prérogatives des Prussiens. Je ne me suis rendu à Paris qu’afin de me mettre en route pour Marseille ; et je ne vais à Marseille qu’afin de m’embarquer pour Bône.

Je m’embarque ; et le bateau, n’appartenant point à la marine militaire, arrive à bon port. À Bône, une statue de M. Thiers, d’abord, excite mon étonnement ; je ne puis arriver à comprendre pourquoi les Algériens ont jugé nécessaire d’élever ce monument à la mémoire du sanguinaire Foutriquet qui libéra le territoire à grands coups de milliards. Ensuite, je prends discrètement des informations ; je m’enquiers de l’atelier de Travaux publics, qu’on m’indique immédiatement (vous voyez comme j’ai de la chance) ; je m’enquiers aussi d’un nommé Fermaille, condamne à vingt ans… Et justement un garçon d’hôtel, dont le beau frère est chaouch aux Travaux, peut me donner tous les renseignements désirables. Le nommé Fermaille fait partie d’un détachement qui vient d’être envoyé à Macheda, pour réparer une route.

Macheda est un tout petit village, assez misérable, où une dizaine de colons luttent péniblement contre l’usure et la tyrannie militaire. Une pauvre auberge, dépôt d’absinthe, où je trouve à me loger. Le mercanti, je m’en aperçois tout de suite, est un ancien fagot qui polit sa canne et sur lequel on peut absolument compter pour vous aider à faire un mauvais coup (et même un bon), pourvu qu’on lui graisse la patte. Je mets cet honnête citoyen au courant de mes projets, et il m’aide à les réaliser ; il va trouver moyen, dans la journée, de se mettre en relations avec Fermaille. Pour moi, je dois autant que possible éviter de me faire voir.

Pourtant, je puis regarder. D’une fenêtre, je contemple une vaste étendue de cette terre d’Algérie qui devrait, comme autrefois, nourrir une partie de l’Europe et qui ne peut arriver à suffire à ses propres besoins. Sous la domination française, mille fois pire que la domination barbaresque, la ferox Africa est devenue un pays de misère, de stérilité et de désolation. C’est le domaine de l’Exploiteur et du Tortionnaire. Si la France avait dépensé là une moitié de l’argent qu’elle a stupidement semé au Tonkin, au Soudan, au Dahomey, au Congo, à Madagascar — si elle avait seulement donné à l’Algérie la liberté — l’Algérie aurait fait de la France une nation heureuse et forte. Mais la France, qui refuse la liberté à ses colonies comme elle se la refuse à elle-même, veut être malheureuse et faible. Elle gaspille l’argent, sué douloureusement par les pauvres. Elle gaspille aussi les hommes.

J’aperçois là-bas le camp des condamnés aux Travaux publics. Ils peinent comme des nègres sous la matraque des surveillants, gardés de près par des tirailleurs au fusil chargé. Pauvres diables dont tout le crime est d’avoir dit son fait à quelque supérieur imbécile ; fils de pauvres souvent, mais fils de bourgeois aussi ; car la tyrannie de l’autorité militaire, que les Riches ne peuvent imposer aux Pauvres sans en souffrir dans une certaine mesure, est tellement abominable qu’elle les pousse eux-mêmes à la révolte dès qu’elle se fait sentir à eux. Plus loin, je distingue un détachement de disciplinaires, haillonneux, sinistres, qui cassent des pierres sous l’œil d’infâmes chaouchs armés de revolvers (Voir Biribi, Armée d’Afrique). Le crime de ces hommes est d’avoir manqué à la discipline ; discipline odieuse, imbécile, et qui n’existe que parce que la Patrie n’est qu’une Blague au lieu d’être une Réalité. Voilà des êtres (et ils sont des milliers !) forts et intelligents pour la plupart, dont on ruine la santé et la raison, de parti pris. La France gaspille les hommes ; elle gaspille leur intelligence et leur force ; à l’heure où sa population décroît ; à l’heure où, tous les quatre ans, un contingent tout entier passe par l’ajournement ou est réformé ; à l’heure où la population de l’Allemagne augmente sans cesse ; à l’heure où la France peut être facilement envahie, non seulement par l’Est, mais par le Nord-Ouest — car la flotte du Nord et de l’Ouest de la France n’a pas la moitié de la puissance de la marine de guerre allemande ! — Et la France, la France de la Bourgeoisie catholique, répète que la force principale des armées, c’est la discipline. La force principale des armées, leur seule force, c’est le sentiment patriotique de l’Égalité ; c’est la conscience de la patrie réelle, de la terre appartenant également à tous ceux qui la défendent. Et la discipline est un crime, un crime commis pour entretenir l’inégalité et la misère, un crime atroce, un crime contre la Nation ! Ce ne sont pas ces forçats, que j’aperçois, qui sont des criminels ; ce sont ceux qui les envoyèrent au bagne. Ah ! ces hommes à képis noirs, à capotes grises !… Une envie me prend de vivre avec eux, de souffrir avec eux ; et de sortir de leur Enfer d’obéissance, et de revenir en France ; et de battre la charge, contre Prudhomme, sur un tambour de régiment !…

Un nom que le mercanti prononce par hasard excite ma curiosité. Estelleville. Qu’est-ce que c’est que ça, Estelleville ? C’est un village, pas très loin, qui fut fondé après 1870 par des Alsaciens… Et toute une histoire très vieille, l’histoire de cette colonie d’émigrants alsaciens que Raubvogel créa en Algérie, me revient en mémoire. Dans l’après-midi, je me décide à pousser jusqu’à Estelleville. À peine un hameau ; quelques misérables masures autour d’un puits à l’eau saumâtre, des ruines, un immense cimetière. Quatre ou cinq familles, au type et à l’accent alsacien, vivent là. Un vieux se rappelle M. Raubvogel qui était, croit-il se souvenir, un ministre, et qui leur avait fait de belles promesses ; mais on n’a jamais connu que la misère, à Estelleville ; l’endroit n’est pas sain, non plus ; et le vieux étend la main dans la direction du cimetière. D’ailleurs, ces pauvres gens ne se plaignent point ; ils semblent trop abrutis pour ça ; ils regrettent seulement de ne pas être restés en Alsace, de ne pas être devenus Allemands.

Le soir venu, le mercanti m’annonce que Fermaille trouvera moyen de s’échapper du camp, et que nous pouvons nous attendre à le voir arriver vers minuit. Il n’est pas beaucoup plus tard, en effet, lorsque nous entendons frapper timidement à la porte de la maison. Le mercanti va ouvrir, et revient avec un homme vêtu du costume pénitentiaire mais que, malgré son crâne complètement rasé, je reconnais immédiatement. C’est Fermaille. Lui aussi me reconnaît, et son trouble devient extrême ; il craint un piège, évidemment. J’ai beaucoup de peine à le rassurer, à le convaincre que je ne désire que son évasion. Il risque quelques objections ; il hésite à fuir le bagne ; c’est comme s’il craignait de faire tort à l’État de sa personne. Il persiste, malgré tout ce que je peux dire, à m’appeler continuellement : « Mon capitaine. » C’est avec le plus grand mal que nous le décidons à quitter sa défroque de galérien et à s’envelopper d’un burnous. De ce garçon, naturellement assez énergique, intelligent et frondeur, quelques mois de captivité ont fait un idiot, une chiffe…

Le mercanti, sans bruit, a attelé une sorte de tape-cul. Il est une heure du matin comme nous partons, Fermaille, moi, et un jeune Maltais qui sert de domestique au mercanti, et qui doit ramener la voiture. Le petit cheval ne va pas mal, et il n’est guère plus de trois heures lorsque nous entrons dans Bône. Un peu avant d’arriver à la caserne des zouaves, nous descendons de la voiture, Fermaille et moi, et nous nous dirigeons à pied vers le port. Je reconnais bientôt le navire italien avec le capitaine duquel j’ai fait marché, il y a deux jours, avant d’aller à Macheda. Le capitaine, qu’un matelot a été chercher, paraît sur le pont, et nous montons à bord ; je verse à l’Italien la somme convenue, et je remets Fermaille entre ses mains. Puis, avant de descendre sur le quai, je donne à Fermaille un portefeuille qui contient vingt mille francs. C’est beaucoup, certainement ; mais je ne veux pas faire les choses à demi. Fermaille veut se jeter à mes pieds, m’assure de son éternelle reconnaissance, se confond en remerciements ; il trouve aussi que c’est beaucoup, vingt mille francs ; après tout, la liberté ne vaut peut-être pas cher, en monnaie française… Je suis obligé de faire signe au capitaine, qui fait disparaître Fermaille par une écoutille.

De l’avant-port, au lever du jour, je vois le bateau se mettre en route, gagner la haute mer, se diriger vers l’Italie. Quelques heures après, je prends passage à bord d’un steamer anglais qui va à Malte, où je désire passer plusieurs jours. Après quoi, j’irai quelque part, je ne sais où. Pas en France ; j’en ai assez, pour le moment. Sans doute en Angleterre.