L’Épaulette/7

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Fasquelle (p. 116-120).
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VII


Mon oncle Karl est revenu, mais avec un bras en écharpe ; il a été blessé, au-dessus du coude droit, au combat de Nourhas. La blessure, sans être très grave, est assez sérieuse pour alarmer ma grand’mère ; mais c’est une consolation pour elle de pouvoir elle-même soigner son fils, et de ne pas le savoir abandonné aux soins peu attentifs d’ambulanciers surchargés de besogne. Mon oncle a surtout besoin de repos, dit le chirurgien qui vient le voir tous les jours.

La campagne à laquelle il a pris part a été sans doute la plus pénible de la guerre. Elle doit suffire à établir la réputation du général von Stosch comme un grand général. Pendant plus de vingt jours, à la tête seulement de deux faibles divisions prussiennes et du second Corps bavarois que les fatigues de la campagne avaient décimé, il parvint à repousser, par des combats quotidiens, l’armée française dont la force était immensément supérieure aux effectifs allemands ; et il réussit à rejeter les Français en-deçà d’Orléans. Plus d’une fois, au cours de cette lutte inégale mais victorieuse, il lui arriva de considérer avec joie le coucher du soleil d’hiver, ou d’attendre avec anxiété la tombée des ténèbres, après que ses dernières réserves avaient été engagées.

Il est peu probable que mon oncle prenne de nouveau part à la guerre. Le conflit est sur le point de se terminer, fatalement ; mon oncle, quelquefois, en donne les raisons. Il dit que la désorganisation de l’armée française est à son comble ; qu’elle ne lutte plus que pour le triomphe et l’établissement définitif des cabotins sanguinaires qui ont usurpé le pouvoir au 4 septembre ; qu’elle obéit aux ordres supérieurs d’un ministre de la guerre civile, ingénieur douteux qui n’a de génie que pour l’intrigue ; qu’elle est commandée par des chefs dont le seul mérite est de s’être faits les laquais des coryphées de la guerre à outrance, et que son écrasement final n’est qu’une question de jours. Il ajoute qu’il est vraiment pitoyable de voir les forces vives d’un grand pays comme la France sacrifiées à l’ambition stérile de politiciens de bas-étage.

Mon oncle, chose inespérée, nous a donné des nouvelles de mon père. À ce combat de Nourhas auquel il a été blessé, mon père était présent aussi. Il commandait l’extrême arrière-garde française ; il a reçu une légère blessure et a été fait prisonnier. Mon oncle pense qu’on l’a dirigé sur l’Allemagne ; aussitôt que possible, il prendra des informations à ce sujet.

C’est en vain que je presse mon oncle de questions sur ce combat de Nourhas ; que je cherche à le faire parler de mon père et de la défense courageuse qu’il a dû opposer aux troupes allemandes. Mon oncle fait des réponses brèves et vagues ; il prétend n’avoir assisté au combat que de loin, avoir été blessé au début de l’action, et n’en guère connaître autre chose que les résultats. Mes insistances restant sans effet, je prends le parti de me contenter, pour le moment, de ce qu’on veut bien me dire. L’idée me vient, cependant, de demander à mon oncle s’il n’a pas vu Jean-Baptiste, pendant le combat.

— Jean-Baptiste ? demande mon oncle. Jean-Baptiste ? Un sous-officier, n’est-ce pas ?

Je me mets à rire. Jean-Baptiste, sous-officier ! Quelle idée ! Et j’explique à mon oncle que Jean-Baptiste est l’ordonnance de mon père.

— Ah ! oui, je savais bien que je l’avais vu quelque part, ce garçon-là ! répond mon oncle. Eh ! bien, il était sergent, ton Jean-Baptiste. Et je te donne ma parole que c’est un brave homme.

Mon oncle semble réfléchir un instant, et je m’attends à d’intéressantes révélations ; mais il ajoute simplement :

— Oui, c’est un très brave homme.

Et, malgré tous mes efforts, il m’est impossible d’en tirer autre chose. Du reste, mon oncle semble, ainsi que beaucoup d’officiers allemands, fatigué de la guerre au delà de toute expression. Moltke, paraît-il, déclarait l’autre jour qu’il n’aspire qu’au repos et à la tranquillité sereine du Kapellenberg ; et que les nouvelles qu’il reçoit de son domaine sont comme des rayons de soleil dans la sombre et fiévreuse incertitude au milieu de laquelle il vit.

Et cette incertitude, lourde et angoissante, pèse sur tout le monde, Français et Allemands, pendant ces dernières semaines du siège de Paris. Le dénouement est prévu, inévitable ; et l’on sait bien que ce ne sont pas les canons qui maintenant tonnent sans interruption qui l’amèneront, mais seulement la famine dont l’ombre plane déjà sur la grande ville. On s’ennuie, on s’énerve. Et je pense que ce sont sans doute cette sorte de crispation morale, cette insurmontable lassitude qui se sont emparées de moi, qui m’ont rendu insensible à tous les incidents quotidiens qui ne peuvent pas concourir à la grande solution qu’on attend seule, anxieusement. Voilà pourquoi, sans doute, les figures de mon oncle et de ma grand’mère, en dépit de l’affection intelligente et de la tendresse qu’ils m’ont alors témoignées, de l’intérêt profond qu’ils m’ont inspiré, ne m’apparaissent pas aussi clairement, à cette époque, qu’à des périodes plus éloignées. Et voilà pourquoi, au risque de passer pour insensible, je ne chercherai pas davantage à évoquer ces figures.

Vers le 1er janvier 1871, nous avons reçu une lettre de mon père, datée de Wiesbaden. Il ne parle guère de la façon dont il a été fait prisonnier, mais donne plutôt des détails sur sa captivité. Il est interné, ainsi que nous pouvons le voir, à Wiesbaden, où se trouve aussi ce héros, le maréchal de Mac-Mahon. Il dit que Wiesbaden est une ville très gaie et qu’il regrette de ne pas l’avoir connue plus tôt ; l’aspect général est cosmopolite bien plus qu’allemand ; les distractions ne manquent pas ; on est en pleine saison d’hiver ; l’air est excellent et la température relativement douce. Mon père a joint à sa lettre un post-scriptum pour ma grand’mère, dans lequel il la prie de lui envoyer de l’argent ; et un billet spécial pour moi, dans lequel il me recommande d’étudier beaucoup, de façon à pouvoir bientôt conquérir l’épaulette et contribuer à la revanche nécessaire.

Je n’ai point conservé ce billet, mais je pourrais encore le citer mot pour mot. Est-ce parce qu’il m’apportait l’assurance que mon père était sain et sauf ? Est-ce parce qu’il faisait jaillir soudainement en mon esprit, tout armée, l’idée de la Revanche ? Qui pourrait dire pourquoi l’on se rappelle, sans raison apparente, certaines choses et non pas d’autres ? Comment se fait-il que je me souvienne clairement avoir entendu mon oncle Karl, un soir, citer un propos tenu par Moltke ? « Ce pays est tellement riche, avait dit le maréchal, que les traces laissées par les calamités de cette guerre seront bientôt effacées. » Et mon oncle a ajouté — je l’entends encore — que le souvenir même de la guerre servirait seulement de tremplin aux charlatans ambitieux ; il a dit aussi que les gens qui arrivaient maintenant au pouvoir, en France, avaient de grands appétits, et que leurs ripailles et leurs digestions dureraient bien un quart de siècle. Il a dit encore que la France allait reconstituer son armée sur le modèle allemand ; et que, étant donnés son caractère et ses tendances, elle commettrait, en agissant ainsi, un acte des plus maladroits.

Et puis, les événements se sont tellement précipités, que je ne me rappelle plus bien ; l’armistice, la paix, le départ des troupes allemandes, les adieux de mon oncle, le retour d’Allemagne des premiers prisonniers français ; et mon père…