L’Épaulette/8
VIII
Et mon père, qui arrive, un beau matin, sans nous avoir prévenus. Quelle surprise ! Comme il est content de se retrouver enfin dans sa famille, dans sa patrie ! Comme on voit bien que, la famille et la patrie, il n’y a que ça !
— Oui ! s’écrie-t-il après avoir embrassé tout le monde, ma grand’mère, moi, et même Lycopode, oui ! il n’y a que ça ! On peut dire ce qu’on veut, et les pays étrangers peuvent avoir leurs agréments, mais il n’y a encore que la France !
La France, au moins si je me permets d’en juger par ce que je vois autour de moi, semble extrêmement reconnaissante des sentiments d’affection filiale que ses guerriers surent lui conserver dans l’exil. Elle les accueille avec des manifestations de joie enthousiaste, avec une allégresse sans bornes. Honneur au courage malheureux ! Ils ont été vaincus, c’est vrai, mais si la fortune ne les avait point trahis, que n’auraient-ils point fait ? Le sénat romain, après le désastre de Cannes, va recevoir avec honneur ses consuls battus par Annibal. La France sait prouver au monde qu’elle n’a point oublié ses origines latines. Ah ! que n’aurait-ce point été, si nos troupes avaient été victorieuses !
En vérité, ce qui s’est passé, revers, déroutes et capitulations, semble au peuple français absolument naturel, normal ; on ne dirait pas qu’il ait jamais espéré, au fond de l’âme, un autre dénouement. Quant à moi, devant l’imperturbable assurance, devant la présomption ingénue que nos officiers paraissent avoir rapportées, intactes, des forteresses allemandes, je me prends à douter de la réalité de nos désastres ; je me demande s’ils ont été aussi complets, aussi irrémédiables, que les Prussiens ont voulu nous le faire croire. Mon père, auquel j’expose mes doutes à ce sujet, se met à rire.
— La France, dit-il, a été battue à plate couture ; son désastre est sans analogue dans l’histoire moderne. Garde cela pour toi, bien entendu, et dis le contraire à l’occasion. Mais c’est la vérité.
Et comme je demande quelle a été la cause de nos défaites, il répond :
— C’est l’existence des pékins. Une nation ne peut pas subsister, en temps de guerre, si l’élément civil a la moindre influence sur ses destinées. La première partie de la guerre a été désastreuse, parce que le gouvernement impérial, par crainte des pékins braillards qu’il aurait dû faire fusiller, n’a pas pris les mesures que nécessitait la situation ; la seconde partie de la guerre a été désastreuse, parce que ces pékins nous commandaient.
Les pékins, cependant, ne semblent pas soupçonner la mauvaise opinion qu’ont d’eux les officiers. Ils leur font fête. Ils les complimentent et déclarent les admirer. C’est ainsi que M. Curmont, à la nouvelle du retour de mon père, s’est empressé de venir lui présenter ses hommages. Ayant été mis au courant du fait, j’ai cru devoir informer mon père de la scène qui avait eu lieu à son sujet, quelques jours après son départ, entre M. Freeman et M. Curmont. Mon père a pâli de rage ; il s’est levé et a fait deux pas vers la porte. Puis, il s’est arrêté ;
— Pas un mot là-dessus, mon enfant ! m’a-t-il dit en posant sa main sur ma tête. Pas un mot ! J’ai les épaulettes de colonel, tu vois ; mais ces épaulettes ne tiennent pas ; il y a tant d’autres colonels qui sont revenus d’Allemagne ou qui vont en revenir, et qui redemanderont leurs places ! On me rétrogradera si je n’ai pas l’appui de gens bien en cour. Il y a toujours une Cour en France ; à présent, c’est la Cour des Miracles… M. Curmont, son fils et ses amis, sont de la Cour ; alors… Notre intérêt nous indique la voie à suivre. Plus mon épaulette sera grosse, plus tu auras de facilité à obtenir la tienne et à la voir grossir… D’ailleurs, reprend-il d’une voix ironique, il vaut mieux ne point s’inquiéter des propos qui sont tenus derrière votre dos ; s’ils sont tenus en face, c’est différent. Au fond, ce qu’a dit ce sacripant prouve simplement qu’il y a quelques mois nous n’avions pas les mêmes opinions politiques. Il était républicain, je ne l’étais pas. Aujourd’hui, je le suis autant que lui. Je l’ai été après lui, et je cesserai probablement de l’être avant lui. Mais pour le moment, puisque nous sommes en république, vive…
— Vive la République ! dis-je.
— Non ; pas encore, mon garçon. On n’est sûr de rien. Vive la France ! et vive l’Armée ! — en attendant.
En attendant quoi ? Des gens disent que l’Empereur va revenir ; d’autres affirment que c’est le comte de Chambord, qui ramènera le drapeau blanc. Des histoires commencent aussi à circuler au sujet de l’héroïsme des troupes françaises pendant la guerre ; j’ai plusieurs fois entendu parler avec admiration de la belle défense qu’opposa mon père, à Nourhas, aux envahisseurs. Mon père est assez réservé, à ce sujet. Par modestie, certainement. Mais je ne m’explique pas qu’il pousse, sur ce point, la discrétion aussi loin que mon oncle Karl. Il a paru très mécontent quand il a appris que mon oncle avait passé trois mois ici ; et il a cherché maintes fois, indirectement, à savoir si mon oncle nous avait fait le récit détaillé de ses campagnes. Ma grand’mère a toujours répondu négativement. J’ai ajouté que mon oncle avait seulement parlé de Jean-Baptiste ; et qu’il avait dit qu’il était à présent sous-officier, et très brave.
Mon père a haussé les épaules, déclarant ignorer même où son ordonnance avait pu passer. Et j’en ai conclu que mon oncle avait du se tromper, et que Jean-Baptiste, s’il vit encore, ce que je lui souhaite, n’est pas plus sous-officier que moi.
Mais si, il est sergent ! Il n’y a pas à en douter. Voilà le galon d’or à son képi et les sardines sur les manches de la vieille capote décolorée et rapiécée qu’il a portée pendant la campagne et la captivité. Il vient d’entrer dans le petit jardin qui précède la maison et où je suis en train de jouer. De l’avenue, il m’a aperçu et n’a pu résister, dit-il, au plaisir de venir me voir. Ah ! que je suis content ! Et nous nous serrons les mains, et nous parlons tous deux ensemble, et Jean-Baptiste s’écrie que j’ai grandi et que j’ai tout à fait l’air d’un homme à poil, et je m’étonne, avec des battements de mains, de le voir sous-officier. Comme mon père va être content de le retrouver ! Y a-t-il longtemps qu’il est revenu ?
Non, ce matin, 19 mars, seulement. On l’a renvoyé d’Allemagne avec beaucoup d’autres soldats, parce qu’il se passe des choses à Paris, des choses que Jean-Baptiste m’explique d’une façon tellement embrouillée que je ne peux pas comprendre. Il parle de traîtres, de Bazaine, de cochons vendus, de capitulards, d’un tas de choses et de gens que je ne connais pas. Ça ne fait rien, nous finirons bien par nous entendre. Et je cherche à entraîner Jean-Baptiste vers la cuisine où Lycopode, qui sera heureuse de le revoir, lui offrira un verre de vin ou deux ; et nous pourrons causer de tout ce que nous voudrons, et surtout de ce combat de Nourhas, auquel mon oncle Karl a vu Jean-Baptiste prendre part. Jean-Baptiste résiste un peu, mais se décide à se laisser faire. Et nous avons déjà fait quelques pas dans la direction de la maison lorsque la voix de mon père, tout à coup, éclate à la grille du jardin.
— Qu’est ce que vous faites ici, vous ? Qui est-ce qui vous a autorisé à pénétrer chez moi ? Hein ? Je vous défends de ficher les pieds ici !
Jean-Baptiste s’est retourné ; il dévisage mon père un moment, et répond en haussant les épaules :
— C’est bon, c’est bon, on s’en va.
— C’est sur ce ton-là que vous parlez à vos supérieurs ? rugit mon père.
— Oh ! des supérieurs comme ça… répond Jean-Baptiste en ricanant…
Mon père se précipite sur le soldat, lui place la main sur l’épaule et s’écrie :
— Vous insultez vos chefs ! Je vous montrerai… Jean ! va fermer la grille !
Je ne me presse pas, au contraire. Jean-Baptiste échappe à l’étreinte de mon père, bondit vers la grille, sort, et la referme derrière lui ; et il crie à travers les barreaux :
— Je vais à Paris, vous savez ; avec ceux qui vont prendre la peau des capitulards pour faire des tambours ! On va vous donner de nos nouvelles ! On va vous faire voir ce que c’est que des hommes à poil !
Et il disparaît. À la porte de la cuisine, Lycopode, attirée par le bruit et qui a assisté à la scène, s’essuie les yeux avec son tablier, et mon père me reproche violemment d’avoir introduit chez lui un mauvais drôle qu’il va faire traiter comme il le mérite.
Mon père est d’une humeur massacrante. Je finis par savoir pourquoi. Il paraît que les gardes nationaux de Paris se sont révoltés hier matin. Ils ont refusé de laisser livrer leurs canons aux Prussiens, et ils ont fusillé deux généraux. Voilà un affreux malheur. Et ce n’est pas la seule catastrophe qu’on ait eue à déplorer dans cette néfaste journée. Le général de Cissey, escorté de son état-major dont faisait partie le général de Rahoul, était allé reconnaître les positions des insurgés, vers Montmartre, et s’était vu obligé de se replier en bon ordre. À la descente de la rue de Clichy, deux accidents éternellement regrettables se sont produits. Malgré la grande habitude qu’ils avaient l’un et l’autre de la retraite, le général de Cissey a perdu son képi et le général de Rahoul a fait une chute de cheval. Le képi est resté sur le terrain ; le général de Rahoul aussi. Il était tombé sur le crâne et, bien qu’il eût la tête dure, s’était tué net.
Il paraît que le Panari est dans les larmes ; je crois qu’on exagère. En tous cas, j’espère que Mme de Rahoul se consolera. Elle pourra vivre sur sa pension de veuve de général ; mais pour avoir un bureau de tabac, elle est trop vieille. C’est dommage.
Mon père, donc, est furieux contre les Parisiens qui veulent continuer à faire la guerre ; mais le général de Lahaye-Marmenteau, qui vient le voir dans la soirée, lui fait comprendre qu’il y a là une superbe occasion de gagner de nouveaux galons — ou de conserver ceux qu’on a. — De fait, deux jours après, on donne à mon père le commandement d’un des régiments qu’on forme avec les prisonniers qu’on fait revenir d’Allemagne en toute hâte, pour aller combattre l’insurrection.
Je ne raconterai pas ici la lutte de l’armée de Versailles, armée des honnêtes gens, contre l’armée de la Commune ; ni la répression qui suivit cette lutte. Je me contenterai de dire que, dans l’une et dans l’autre, mon père se fit remarquer.
Quant à moi, étant donnée la façon dont j’ai été élevé et le milieu dans lequel je vis, il est évident que je trouve justifiée, et même naturelle, la conduite du parti de l’Ordre. Je considère comme des hauts faits les actes du général de Galliffet qui supprime sommairement les perturbateurs, du capitaine Garcia qui réussit à extraire Millière du sein de la société, du capitaine Desmarets qui remporte sur Flourens une victoire mémorable, et du lieutenant Sicre qui capture la montre de Varlin. Les massacres de Paris, l’arrivée à Versailles des communards prisonniers qu’on parque à Satory ou à l’Orangerie, les Conseils de guerre, les fusillades, ne m’émeuvent que médiocrement. Les communards, à mon avis, n’ont que ce qu’ils méritent. Pourquoi se révoltaient-ils ? Est-ce qu’on s’est révolté à Versailles ? Alors ?… Dans tout cela, il n’y a qu’une chose qui m’étonne, et que je cherche vainement à m’expliquer : pourquoi Jean-Baptiste a-t-il déserté et s’est-il joint aux insurgés ? Il avait sans doute une raison. Laquelle ? Et surtout, qu’est-il devenu ?
Lycopode, que je trouve toute en larmes, un après-midi, me l’apprend. Il est mort. Il vient d’être fusillé à Satory. Fait prisonnier à Paris, parmi les derniers défenseurs de la Commune, il a été conduit à Versailles ; jugé ; condamné à mort. Mon père a figuré au procès comme témoin ; témoin à charge. L’exécution a eu lieu hier matin. Je pense que Jean-Baptiste a dû mourir courageusement — comme un homme à poil.
Mais pourquoi tous ces cadavres ? Pourquoi tout ce sang ? Pourquoi !… Voila des mois et des mois qu’on tue, qu’on égorge et qu’on mitraille : Français contre Allemands, Français contre Français. Pourquoi ? Qui pousse ces hommes à se massacrer ?
Un mot apparaît, en réponse ; un mot dont l’austérité se dresse, auréolée par les âges, devant mon esprit d’enfant : le Devoir. C’est ça. « Faire son devoir, m’a dit le colonel Gabarrot, c’est bien servir la France. » Le Devoir. Voilà. C’est le sentiment du devoir qui a poussé mon père à déposer contre Jean-Baptiste, au Conseil de guerre ; c’est par devoir qu’on traque les communards et qu’on les extermine comme des bêtes fauves. Le Devoir. Ça me fait l’effet d’une puissance mystérieuse qui vous pousse à faire ce que vous ne feriez jamais de vous-même, ni par instinct, ni par raison. C’est beau.
Seulement, c’est grave ; très grave. Et depuis que j’ai découvert la signification, la toute-puissance du Devoir, je suis sombre, retiré, taciturne. L’idée me hante qu’il me faudra tuer, aussi, pour préserver l’Ordre, et massacrer n’importe qui, pour faire mon devoir. Il faut être sérieux, pour bien faire son devoir ; et dur, surtout. Je me jure de ne plus jamais me laisser attendrir par quoi que ce soit.
Je me tiens parole. Et je me sens très peu remué, en vérité, lorsqu’on m’apprend ce soir, à mon retour d’une longue visite à M. Freeman, que ma grand’mère est très malade. Je demande à la voir. On me le défend. Je cherche à avoir quelques renseignements. On me fait des réponses vagues. Lycopode, cependant, que j’interroge habilement, finit par m’avouer la vérité : Ma grand’mère est morte cet après-midi. Comment ? Lycopode ne sait pas bien. Il y a eu une grande discussion entre ma grand’mère et mon père ; on a entendu du bruit, des cris. À quel sujet, cette discussion ? Lycopode ne sait pas bien. Elle parle d’argent, de questions d’argent. Elle commence une histoire très confuse, dans laquelle beaucoup de choses sont mêlées, et qui ne m’apprend rien. Depuis la mort de Jean-Baptiste, le cerveau de Lycopode semble un peu dérangé ; elle n’a fait aucune réflexion au sujet du trépas de son ami, parce qu’elle est sous les ordres de mon père et ne peut se permettre la moindre observation ; mais elle a été très affectée.
Je n’écoute donc guère Lycopode. Mais le mot qu’elle a prononcé à plusieurs reprises, le mot : argent, me fait réfléchir profondément. Je me rappelle que mon père, il y a quelques jours, a donné des papiers à M. Curmont, en lui disant qu’il fallait absolument les faire escompter ; et M. Curmont a pris les papiers en secouant la tête. Je me souviens d’autres choses encore…
Et, par un enchaînement rapide et surprenant, — le mot : Argent, tintant en mon cerveau comme un appel de tocsin — mes pensées de l’autre jour accourent et défilent de nouveau devant moi ; non plus avec l’austère allure de Vérités inflexibles alignées derrière le Devoir, maître de cérémonies ; mais avec la hideuse dégaine de mensonges difformes se bousculant derrière l’Argent, tambour-major à postiches. L’Argent. C’est peut-être parce qu’ils n’avaient point d’argent que les communards se sont révoltés ; et c’est peut-être pour être sûrs de garder leur argent que les Versaillais les ont fusillés. L’Argent ! Et pas de Devoir, alors ? Non… J’ai de la colère, et beaucoup de dégoût, d’avoir été trompé, de m’être trompé…
Je ne raisonne point, certes ; je pense à peine ; je sens. Je sens, pour la première fois, qu’il y a des riches et des pauvres ; des pauvres qui sont toujours trop pauvres et des riches qui ne sont jamais assez riches. Il y a longtemps, peut-être, que cette sensation monte en moi, silencieusement ; mais la voilà tout en haut, à présent, et qui fait signe à la pensée.
Je suis énervé, agacé, las. Et tout d’un coup, une grande émotion me saisit. Je comprends, j’entrevois, je vois une multitude de choses que j’ai pressenties vaguement jusqu’ici, de moins en moins vaguement, et qui se précisent subitement en mon esprit. Ah ! il faut que j’aille voir ma grand’mère, ma pauvre grand’mère, et que je lui crie, à cette morte, tout ce que j’aurais dû lui dire, tout ce que je lui aurais dit, si je l’avais compris plus tôt… J’arracherai peut-être à ses lèvres immobiles le secret de ce que je dois penser, de ce que je dois faire. Peut-être que je pourrai découvrir, sur la face glacée de cette vieille femme qui m’a tant aimé — à laquelle j’ai montré si peu d’affection, et que j’aimais pourtant, je le sens à présent — peut-être que j’y pourrai découvrir, gravées par la mort, les réponses aux questions que je n’ai jamais voulu poser, des réponses que j’aurais pu pourtant épeler dans les grands beaux yeux d’aïeule que l’âge n’avait point ternis…
Je me précipite vers l’escalier. Mais mon père, qui descend, me barre le passage. À la vue de ma figure bouleversée, sans doute, il comprend que je sais tout.
— Non, pas maintenant, dit-il en m’entraînant ; ce soir…
Mais le soir, mon émotion m’a quitté. C’est une idée qui s’est emparée de moi, une idée fixe qui me possède tout entier. Je sais que mon oncle Karl va venir pour l’enterrement ; je lui parlerai et je lui demanderai de m’emmener avec lui en Allemagne ; je suis sûr qu’il ne me refusera pas. J’en suis tellement sûr qu’un grand calme, soudain, descend en moi ; le tumulte de mes pensées et de mes sentiments s’apaise et s’évanouit ; la certitude s’est faite en moi que je ne puis échapper à ma présente situation d’esprit que par l’évasion, l’évasion physique.
J’attends l’arrivée de mon oncle le lendemain soir, épiant sa venue de moment en moment ; je l’attends encore le surlendemain matin alors que les hommes noirs sont déjà venus pour les préparatifs des funérailles, alors que mon père explique aux amis et connaissances, qui arrivent avec des figures sérieuses, que ma grand’mère est morte subitement, d’un coup de sang… Comme l’heure de la levée du corps va sonner, je me décide à demander à mon père s’il sait quand mon oncle Karl doit venir.
— Il ne viendra pas, répond-il. Je ne lui ai télégraphié qu’hier soir. J’avais oublié…
J’avais rêvé d’une évasion physique. Cette évasion matérielle n’étant pas possible, l’évasion morale n’est pas possible non plus. Du reste, je n’essayerai même pas ; ce serait trop difficile. Je comprendrai, mais je ferai semblant de ne point comprendre, ainsi que presque tout le monde. Je resterai dans le rang ; dans la geôle dont les barreaux furent poinçonnés à Francfort, le 10 mai dernier, et scellés avec le sang des pauvres quinze jours après. On élabore de nouveaux règlements pour l’établissement ; les gardes-chiourmes, depuis leur victoire à Paris, ont repris de l’assurance ; les forçats ont repris leur chaîne, à laquelle l’impôt a ajouté plusieurs boulets ; les partis politiques continuent leurs promenades en queue de cervelas. L’Assemblée Nationale « élue dans un jour de malheur » siège à Versailles ; elle représente la France, « qui veut la paix », et elle « libère le territoire » à grands coups de milliards.
Il y a pourtant une portion du territoire qu’on ne libérera pas, hélas ! C’est l’Alsace-Lorraine. La perte des chères provinces est bien cruelle à tous les cœurs français ; et particulièrement au cœur de M. et de Mme Raubvogel. M. Raubvogel est Alsacien ; et Mme Raubvogel est devenue Alsacienne par son mariage. Je devrais dire, pour être plus exact, qu’ils sont tous deux devenus Français ; et il conviendrait d’ajouter, pour mettre les points sur les i, que Raubvogel vient d’opter pour la France. Raubvogel a éprouvé quelque difficulté, pour cette option ; il ne pouvait pas présenter les papiers nécessaires. Son acte de naissance, par exemple, et d’autres documents, ne pouvaient être découverts à Strasbourg, berceau du cousin, d’après son propre témoignage.
— Si on ne les trouve pas, disait Raubvogel, cela prouve qu’ils ont été détruits dans l’un des incendies occasionnés par le bombardement ; ou bien encore, que les Allemands, qui me haïssent, font exprès de ne pas me délivrer les pièces administratives qui me sont indispensables. La preuve, c’est que je ne suis pas seul dans mon cas. Voyez Gédéon Schurke, par exemple ; sa situation est semblable à la mienne ; et l’on ne vit jamais un meilleur Alsacien. Voyez encore M. Lügner, qui vient d’abandonner sa ville chérie de Mulhouse afin d’habiter la France ; sa position est identique à la nôtre. Nous sommes victimes d’un incendie, ou de la mauvaise volonté des Teutons.
Ce raisonnement sans réplique a convaincu les autorités françaises, qui se sont déclarées prêtes à constituer au cousin Raubvogel un état civil complet, à condition qu’il pût trouver des répondants. MM. Lügner et Schurke se sont portés garants de Raubvogel. Après quoi, MM. Raubvogel et Schurke se sont portés garants de M. Lügner. Après quoi, MM. Raubvogel et Lügner se sont portés garants de M. Schurke. Voilà trois bons Français. Il y en a eu tant de mauvais, que ça ne laisse pas de faire plaisir.
Est-ce que j’ai pensé à vous apprendre que le cousin Raubvogel est très riche ? Je ne me rappelle plus. En tous cas, au risque de me répéter, je veux vous dire qu’il a fait fortune. Comment, je ne sais pas trop ; je n’ai pu avoir, à ce sujet, tous les éclaircissements que j’aurais désirés. Je sais seulement qu’il a fait des opérations, pendant la guerre, avec son beau-père Delanoix. Vous n’en saurez donc pas davantage.
Delanoix est venu ici, avec les époux Raubvogel, pour assister à l’enterrement de ma grand’mère ; puis, il est reparti dans le Nord, où l’appellent ses affaires. Les époux Raubvogel sont restés à Versailles. Ils se sont installés dans un magnifique appartement de la rue de l’Orangerie. Ils fréquentent la meilleure société, et tiennent le haut du pavé. Les toilettes d’Estelle font sensation ; elle porte le grand deuil (le deuil de la patrie) comme toutes les dames qui se respectent ; mais un deuil patriotique comme on en voit peu. Je regrette de n’avoir jamais été couturière, car je vous décrirais ce deuil-là.
Le cousin Raubvogel qui, ainsi que sa femme, se montre charmant pour mon père et pour moi, ne pouvait rester indifférent aux souffrances de ses compatriotes ; surtout de ceux qui ont opté pour la France sans avoir eu la précaution, auparavant, de faire des opérations pendant la guerre. Il a pris un petit accent alsacien qu’il n’avait pas lorsque nous eûmes le plaisir de le voir pour la première fois ; flatterie délicate. Mais cela n’a pas suffi au cousin. Il a ouvert, avec l’appui du gouvernement, une grande souscription dont le but est d’acheter en Algérie de larges domaines, où l’on créera des villages-modèles dans lesquels iront s’établir les émigrés pauvres.
L’argent afflue ; les domaines sont achetés ; les villages-modèles sont créés. L’un d’eux, le plus grand, a été nommé Estelleville, en l’honneur de Mme Raubvogel. Après une grande fête spéciale, au cours de laquelle Raubvogel fait un discours vibrant du plus pur patriotisme, et où sa femme apparaît, vêtue en Alsacienne, au bras du ministre de la guerre, les émigrés partent pour la terre promise. Ils y sont conduits par M. Lügner en personne. Le même M. Lügner revient, trois semaines après, enchanté, et avec des larmes d’attendrissement dans les yeux. Et Raubvogel se frotte les mains, des mains qu’on se dispute, à présent, l’honneur de lui serrer.
Depuis quelque temps, en dépit des attentions dont il est comblé par les époux Raubvogel, mon père semble mécontent, inquiet. C’est que la Commission de Revision des grades tient ses séances, et qu’elle va bientôt examiner les titres du colonel Maubart à la grosse épaulette. Mon père est partagé, comme on dit, entre l’espoir et la crainte. Mais cette dernière semble dominer. Le général de Lahaye-Marmenteau qui n’a point conquis de grade pendant la campagne, ayant été fait prisonnier à Wörth, et qui est revenu d’Allemagne avec les étoiles de général de brigade qu’il avait à son départ, vient fréquemment remonter le moral de mon père. Le général est un homme de haute stature, mince, avec une taille aussi exiguë que celle d’une jeune fille, un crâne chauve, un front proéminent, un menton en galoche et des yeux d’inquisiteur. Ses manières sont extrêmement courtoises ; mais sa voix siffle.
À propos, je m’aperçois que j’ai oublié de relater la mort de Mme de Lahaye-Marmenteau, en 1871. J’en suis tout à fait honteux.
Mme de Lahaye-Marmenteau qui était restée à Paris pendant la Commune, n’ayant pu fuir à temps, a été trouvée morte devant la maison qu’elle occupait, boulevard Malesherbes, trois jours après l’entrée des troupes versaillaises dans la capitale. Deux balles de chassepot lui avaient troué la poitrine. Le plus curieux, c’est que le quartier était justement occupé par la brigade de son mari. Toute balle, dit-on, a son billet. On ne sait pas toujours qui a signé le billet… J’ai entendu dire que le général et mon père avaient été débarrassés, en même temps, l’un d’une femme compromettante, l’autre d’une maîtresse gênante.
Quoi qu’il en soit, ils sont, à présent, dans les meilleurs termes.
— Je ne vous comprends vraiment pas ! s’écrie le général. Que pouvez-vous avoir à craindre ? Comment voulez-vous qu’on ait même l’idée de rétrograder le héros de Nourhas ?
Mon père paraît flatté, mais peu convaincu. Quelquefois, il dit que, justement en raison de son action d’éclat, il a tout à redouter. D’autres fois, il dit qu’il n’a rien à craindre. D’abord, il a été blessé. Ça, c’est vrai. J’ai vu la cicatrice, une petite cicatrice au bras, qui aurait pu être dangereuse.
— De plus, dit-il, j’ai aussi reçu ce coup de pied de cheval, qui peut compter pour une blessure. Du reste, il ne faudrait pas m’embêter ; j’en sais long. Il y a des blessures de maréchaux, reçues à Sedan, qui n’ont pas laissé beaucoup de traces. Et si je voulais parler d’autres personnages, de certains amiraux filant sur la Belgique…
Et puis, ses appréhensions le reprennent.
En fait, il n’a peut-être pas tort de s’alarmer. La Commission est très sévère. Dernièrement, elle a eu à se prononcer sur le cas d’un officier qui, chef de bataillon au début de la guerre, avait été créé général de division sur le champ de bataille. Cet officier avait été victorieux dans le seul combat de toute la campagne où les Français remportèrent sur les Allemands un succès réel. La Commission a rétrogradé le général jusqu’au rang de lieutenant-colonel. Le général a brisé son épée et donné sa démission.
… Plus tard, j’ai appris que cet homme, malgré tous les obstacles qu’on plaça sur son chemin, chercha à vivre ; il chercha à vivre par tous les moyens, même les plus infimes. Puis, il disparut. Un jour, dans un taudis d’un faubourg, on trouva le corps d’un individu misérablement vêtu et décharné par la misère. Le revolver dont il s’était servi pour se brûler la cervelle fit reconnaître le cadavre. C’était le général…
Mais à quoi bon dire son nom ? Il y a peut-être encore une demi-douzaine de Français qui ne l’ont point oublié.
La Commission de Revision des grades a conservé à mon père, sans discussion, ses épaulettes de colonel. C’est à cette occasion que j’ai vu, pour la première fois, les journaux donner des détails sur le combat de Nourhas. Mon père s’y est admirablement conduit. Quand ses troupes, composées pour la plupart de jeunes recrues, commencèrent à lâcher pied ; lorsque, écrasées sous le nombre et décimées par les obus lancés d’énormes distances, elles se retirèrent en désordre, le colonel Maubart ne renonça pas à la lutte. Après avoir vainement tenté de rallier ses hommes, et après avoir, pour donner l’exemple, tué de sa propre main un capitaine de mobiles qui s’obstinait à fuir, il prit le parti de se défendre jusqu’à la mort. À la tête d’une vingtaine d’hommes résolus, il gagna sous les balles la ferme de la Chevrette, bâtiment quadrangulaire élevé sur un mamelon qui domine le village de Nourhas. Il s’y enferma ; s’y barricada ; et là, pendant trois heures, contre des forces cent fois supérieures en nombre, il se défendit avec le courage du désespoir. Et l’ennemi ne pénétra dans la ferme, éventrée par les boulets, que lorsque les trois quarts de ses défenseurs eurent été tués ou mis hors de combat, lorsque le colonel Maubart lui-même eut été grièvement blessé, et lorsqu’il ne resta plus une seule cartouche.
C’est à peu près à l’époque où la réputation de mon père s’établit fermement, qu’on prend le parti de me mettre au lycée. Il m’est assez difficile d’expliquer quel changement se produit alors, lentement, en moi. Le contraste entre l’agitation du milieu dans lequel j’ai récemment vécu, et le calme de mon existence actuelle, extrait de moi, pour ainsi dire, des quantités d’impressions et de pensées reçues et accumulées, souvent à mon insu ; et me force à en passer la revue, à en faire l’inventaire ; à poser, à comparer, à juger, et presque à conclure. Je ne vais pourtant point jusque-là. Il m’est arrivé déjà de sentir, particulièrement une fois, lors de la mort de ma grand’mère ; mais je n’avais pas encore pensé. À présent, je pense ; seulement, je m’arrête devant les conséquences et les conclusions. J’admettrais, jusqu’à un certain point, avec Napoléon, que l’Histoire est une fable sur laquelle on s’est mis d’accord. Mais je n’ose point penser que l’histoire de la campagne de 1870, toute notre histoire, toute notre politique, n’est qu’un tissu de mensonges convenus et de fictions officielles. Je n’ose point penser que nos soldats ont versé leur sang, pendant la guerre, d’abord pour l’Empire, puis pour la République bourgeoise, et jamais pour la France.
Si je m’arrêtais à cette idée, qui pourtant, me harcèle, je sens que j’aboutirais à des résultats monstrueux. Je me verrais obligé de reconnaître l’effronterie et l’infamie des éloges que se décernent mutuellement les gens que j’ai entendu, plus d’une fois, traiter de capitulards. Je serais obligé d’admettre qu’un homme, afin d’arriver à faire bonne figure dans l’armée française, doit d’abord se faire enlever la rate ; après quoi, à la vue de l’ennemi, il n’a plus qu’à faire face en arrière, et à jouer des jambes.
Absurdités, évidemment. À ce compte-là, le héros de l’Iliade devrait être Thersite. Mais j’ai tort de faire cette comparaison. Je suis encore trop loin d’Homère ; et la France en est déjà trop loin.