L’Épouse du Soleil/Livre03

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LIVRE III



À Callao, Raymond, en attendant que l’heure fût venue d’aller retrouver Marie-Thérèse, remontait mélancoliquement la calle de Lima. Il venait de la Darsena et se remémorait les tristes propos que lui avaient tenus les ingénieurs du port. Ces Messieurs des Ponts et Chaussées ne lui avaient point caché que, dans l’état politique du pays, il ne lui serait point facile de tenter quoi que ce fût avant longtemps, du côté des antiques mines d’or abandonnées du Cuzco. Depuis deux jours, on se battait là-bas, à l’autre bout du Pérou, ou l’on faisait semblant de se battre. Enfin, on brûlait de la poudre.

Le prétendant Garcia, que l’on croyait tranquillement en train de festoyer à Arequipa, avait réussi à jeter une partie de ses troupes sur le dos des forces républicaines, entre Sicuani et Le Cuzco. Aux dernières nouvelles, même, le bruit courait que Le Cuzco était tombé en son pouvoir.

Si le fait était exact, la paix n’était point près de se faire entre les belligérants, qui allaient s’arracher le Pérou morceau par morceau ; et la situation du président Veintemilla se trouvait du coup fort ébranlée.

Or, Veintemilla, sur l’intervention du marquis de la Torre et les démarches diplomatiques de la Société française des mines qui devait fournir les fonds nécessaires, avait accordé fort aimablement à Raymond Ozoux la licence dont il avait besoin pour mener à bien ses travaux ou tout au moins pour expérimenter son nouveau siphon. Qu’allait valoir cette licence après la victoire de Garcia ?

Actif, aimant les affaires au moins autant que Marie-Thérèse, Raymond se désolait à l’idée qu’il lui faudrait sans doute attendre de longs mois, les bras croisés, l’issue d’une révolution qui en était encore à son aurore. Arrivé dans la calle de Lima, il regarda l’heure à sa montre et constata qu’il pouvait encore disposer de quelques instants avant d’aller rejoindre Marie-Thérèse. Il ne voulait point la déranger dans ses comptes, et il savait qu’elle n’y tenait point non plus. Tous deux s’aimaient de tout leur cœur, mais « les affaires étaient les affaires ».

Il entra, pour lire les journaux, au Circulo de los Amigos de las Artes (Cercle des Amis des Arts) qui était une sorte de café où la lecture des principales publications du vieux et du nouveau monde était offerte gratuitement au consommateur.

Dans le moment, la vaste salle du rez-de-chaussée était pleine de clients, et il y avait de bruyantes discussions autour des nouvelles de la dernière heure. On ne parlait que du Cuzco. Le nom de l’ex-première capitale du Pérou était dans toutes les bouches et de notables citoyens de Callao, qui avaient été jusque-là de farouches partisans de Veintemilla, commençaient à trouver à Garcia quelque vertu, quand une feuille officielle fut criée dans la rue par des gamins échevelés et essoufflés dont on s’arrachait la volante marchandise.

Un amigo de los Amigos de las Artes (un ami des Amis des Arts) monta sur une table, le journal à la main, et lut une proclamation du président de la République, conseillant le calme et démentant catégoriquement la prise du Cuzco par les insurgés. De plus, Veintemilla annonçait que le général Garcia était enfermé avec ses troupes dans Arequipa, que tous les défilés de la sierra étaient aux mains des républicains et que le traître allait être incessamment jeté à la mer ou repoussé dans les déserts de sable du Chili. La notice officielle se terminait par une objurgation relative aux Indiens quichuas et attribuait aux fêtes de l’Interaymi l’importance exceptionnelle de quelques troubles populaires dans les faubourgs. Ces fêtes allaient suivre leur cours normal et la classe indienne retomberait à son apathie bien connue. C’est alors que Veintemilla promettait de frapper le dernier coup, qui débarrasserait pour toujours le pays de Garcia et de ses partisans. Les Amigos de las Artes, à la suite de cette lecture, poussèrent des acclamations chaleureuses en l’honneur du Président.

Chacun se retrouva l’ami de Veintemilla. On jugeait sa proclamation magnifique : « Es verda veramente magnifico ! – Es cosa inaudita ! (c’est une chose inouïe !) – Dios mio ! mucho me alegro ! (Mon Dieu ! j’en suis bien aise !)

Raymond sortit de l’établissement un peu consolé, bien qu’il n’attachât qu’une importance relative aux démentis officiels de la feuille du soir.

Il se dirigea en hâte vers l’établissement de la haute ville, car le soir était tombé tout à coup et il craignait maintenant d’être en retard. Il pénétra dans le petit dédale des ruelles qu’il avait parcourues avec tant d’émotion à son arrivée au Pérou, ruelles qu’il connaissait déjà alors sans les avoir jamais vues, tant étaient présentes à sa mémoire les descriptions précises qu’en avait faites Marie-Thérèse dans ses lettres à sa sœur Jeanne.

Il aperçut de loin la lumière à la fenêtre en véranda et il vit que cette fenêtre était ouverte comme au premier jour.

« Elle m’attend », se dit-il, et son cœur amoureux battit plus fort. Il fit quelques pas encore et avança la tête. C’est ainsi qu’il avait fait la première fois, c’est ainsi qu’il l’avait vue penchée sur ses gros registres verts à coins de cuivre et prenant des notes sur son carnet, alignant des chiffres, cependant que sa voix claire et nette, sa voix bien « décidée » de bonne petite commerçante qui connaît bien son affaire lançait à un interlocuteur qu’il n’apercevait pas : « Eh ! mon cher Monsieur, c’est comme vous voudrez ! Mais, à ce prix-là, vous ne pourrez avoir que du guano phosphaté qui n’aura plus que 4 0/0 d’azote, et encore ! » Oh ! il avait toujours la phrase dans l’oreille !… elle ne l’avait pas fait sourire. Elle l’avait rendu plus amoureux, si possible, tant il aimait le côté sérieux, pratique, même commercial, chez la femme, surtout chez la jeune fille, après avoir eu la haine de toutes les petites « évaporées » qu’il avait rencontrées dans les salons et dans les casinos, autour de sa sœur. C’était un brave et honnête fils de bourgeois qui n’était peut-être devenu amoureux tout à fait de la Péruvienne qu’en apprenant qu’elle était capable de mener une maison de commerce. En tout cas, cela l’avait transporté d’allégresse et avait vaincu sa timidité. C’est alors que sa sœur Jeanne avait reçu ses premières confidences. Elle est jolie, avait dit Jeanne. Elle a un « cerveau d’homme » ! avait-il répondu.

Et cependant, à eux deux, avec leurs deux cerveaux d’homme, comment avaient-ils pu, à un moment donné, être impressionnés comme des femmes, oh ! comme de vieilles bonnes femmes tremblantes et inquiètes, par une histoire… par une histoire !… « quelle histoire tout de même que celle du bracelet soleil d’or… » De cela il rirait longtemps, longtemps, quand il serait marié, quand il pourrait dire « ma femme » à l’Épouse du Soleil !

— Bonsoir, Marie-Thérèse !

Pas de réponse. Raymond va à la fenêtre.

— Bonsoir, Marie-Thérèse !

Mais Marie-Thérèse n’est pas là ! Raymond se soulève sur la pointe des pieds, s’accroche à la fenêtre, regarde : personne ! Et qu’est-ce que ceci ?… ces tables renversées, ces livres, ces papiers jonchant en désordre le carreau !

— Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse !

Raymond a sauté sur la fenêtre, bondi dans le bureau. Il regarde, éperdu, autour de lui. Il appelle. Il ne comprend pas ! Quelle est cette affreuse confusion et que signifie ce plus affreux silence ? Sa voix retentissante et qui tremble cependant appelle les serviteurs. Mais nul ne se présente. Pas un domestique ! pas un gardien ! pas un employé ! personne ! Et les portes sont ouvertes !

— Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse !



OÙ L’ON RETROUVE
LE BON NATIVIDAD


Raymond sort dans la cour déserte, puis se précipite à nouveau dans le bureau. Il n’y retrouve que la sinistre certitude de son malheur. Tout ici prouve qu’il y a eu lutte, violence, rapt : les meubles qui ont roulé dans les coins, le rideau de la fenêtre arraché, un carreau brisé. Ce n’est plus un cri d’appel qui sort de la bouche désespérée du jeune homme, c’est un rauque gémissement, ce sont des pleurs, ce sont des sanglots. « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! » On la lui a volée !… Et il ne doute plus que les Indiens ne l’aient emportée comme une proie ! Les Indiens de ce Huascar en qui elle avait placé une confiance enfantine et qui l’aimait, non comme un frère, mais comme un admirateur. Ah ! Raymond a vu les yeux de Huascar quand Huascar regardait Marie-Thérèse. Et un homme, surtout un homme qui aime Marie-Thérèse, ne saurait se tromper sur un regard pareil !

Raymond, haletant, est à la fenêtre. Il interroge la nuit, ces ténèbres, ce silence. Et il appelle encore : « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! »… mais encore rien ni personne ne lui répond. Et le voilà maintenant qui cherche en vain un indice, une trace permettant de voler utilement au secours de sa fiancée. Comment les misérables ont-ils pu « oser » un pareil crime ? Il voit la malheureuse se débattant dans les bras de Huascar, et l’appelant, lui, Raymond, pendant qu’il restait tranquillement à se promener sur les quais de la Darsena ou à écouter les propos insensés des Amigos de las Artes ! Que n’est-il accouru plus tôt ?… Il aurait surpris Huascar !… Ah ! c’est de celui-là qu’il fallait se méfier, c’est celui-là qu’il fallait craindre et surveiller pendant qu’ils étaient hypnotisés par cette ridicule histoire du bracelet soleil d’or et qu’ils se faisaient répéter comme des enfants toutes les légendes stupides des Épouses du Soleil !

Un Indien qui aime une blanche ! Et qui désire se venger ! cela, ce n’est pas du rêve !… Il se le représentait encore ce Huascar, la première fois qu’il lui avait été donné à lui, Raymond, de pénétrer dans cette pièce, il le voyait encore dans ce coin, orgueilleusement drapé dans son punch et levant un poing de menace avant de disparaître, quand Marie-Thérèse l’avait chassé, lui et les siens !… Images éclatantes, brûlantes, vacillantes dans son cerveau en délire… Ah ! se recueillir ! raisonner !… penser !… savoir !… d’un bond, il est retombé dans la rue noire qu’éclaire à peine, là-bas, au coin du carrefour, cette lanterne au bout d’une corde. Il n’y a là que des portes de magasins, des murs aux visages fermés, des trous d’ombre.

Ah ! au tournant de la rue des éclats de voix ! Il se rappelle un cabaret, la seule chose vivante dans ce quartier mort. Il y court. La porte en est ouverte. Il entre. Et il saute sur un homme, le garde-magasin, Domingo, qui se retourne, effaré :

— Où est ta maîtresse ?…

Domingo semble ne pas comprendre, répond craintivement qu’il « croyait la señorita retournée à Lima, avec Raymond, comme tous les soirs, car il a vu passer tout à l’heure l’automobile !

— Quelle automobile ? Quelle automobile ?

Domingo hausse les épaules. Il n’y en a pas tant à Callao et à Lima, d’automobiles !

— Qui la conduisait ?

— Le boy !

— Libertad ?

Si, señor, Libertad !

— Et il ne t’a rien dit en passant ?

— Oh ! il ne m’a pas vu !

— Et ta maîtresse, tu l’as vue ?

— La bâche était relevée… je n’ai eu le temps de rien voir distinctement. La voiture allait si vite ! c’est toute la vérité ! Juro que es la verdad !

Et Domingo leva la main en l’air, attestant la divinité.

Raymond le secoua comme un prunier :

— Qu’est-ce que tu faisais, ici ? Pourquoi n’étais-tu pas près de ta maîtresse, à ton poste ?

— Un Quichua m’a emmené boire un petit verre de pisco, du vrai pisco, señor !

Raymond le poussait déjà devant lui, le jetait dans la rue, le faisait entrer dans le bureau ravagé.

Es horroroso ! horroroso !…

Et Domingo fut prêt à s’arracher les cheveux, mais Raymond le saisit à la gorge et tâcha à voir clair dans ses yeux qui sortaient des orbites, prêts à jaillir des paupières comme des noyaux de la pulpe d’une cerise. Stupide ou traître ? Imbécile ou complice ?

Raymond n’acheva point de l’étouffer. Il avait besoin encore de quelques renseignements précis, qu’il comptait bien obtenir après cette démonstration de sa force. Il les eut tout de suite : on ne pouvait douter que le coup eût été monté avec la complicité active du boy, un infâme métis, ce Libertad, que Marie-Thérèse avait recueilli par pitié et aussi à cause de son intelligence et qu’elle avait réservé pour le service de l’auto. L’heure et le jour du rapt avaient été bien choisis : le soir du samedi il n’y avait plus personne dans les magasins.

— Quand tu es parti boire avec ton Quichua, l’auto était déjà là ? demanda Raymond.

Si, señor ! depuis une demi-heure.

— Et la capote était déjà relevée ?

— Non ! Libertad attendait seul sur le siège, comme toujours.

Raymond, abandonnant Domingo, était déjà loin, dégringolant vers la Darsena par le seul chemin que pût prendre la voiture. Le fait que le rapt avait été accompli dans l’automobile de Marie-Thérèse facilitait singulièrement la poursuite de Raymond. D’abord, l’auto ne pouvait aller bien loin à cause du manque de routes praticables. Ensuite, on pouvait retrouver sa piste immédiatement.

Courant toujours, il se heurta, sous un réverbère, à une ombre qui sortait d’un porche avec certaines précautions et qui se montra de fort méchante humeur d’avoir été ainsi bousculée. À la frisure des cheveux, à la jeunesse égayée de cette tête poupine, Raymond reconnut l’homme qui lui était apparu, lors de son arrivée à Callao, à une fenêtre de ce quartier, entre deux pots de fleurs : l’ami de Jenny l’ouvrière : le maître de police ! Il poussa une telle exclamation, et se jeta sur lui avec tant d’ardeur que l’autre recula, épouvanté :

— Qui est là ?

— Excusez-moi, señor inspector superior ! je suis Raymond Ozoux, le fiancé de la señorita de la Torre ! Des bandits viennent d’enlever la señorita !

— Que dites-vous ? Est-ce possible ! La señorita Marie-Thérèse ?…

Hâtivement, en quelques mots, Raymond mit le commissaire au courant du drame, en accusant catégoriquement les Indiens et Huascar. Le magistrat était désespéré d’une pareille aventure, qui venait le trouver au moment où il se disposait à aller quérir le souper de Jenny, mais c’était un brave homme et un homme brave qui avait conscience de son devoir ; il allait se mettre immédiatement à la disposition de Raymond. Cependant, il lui demandait la permission de remonter un instant auprès de sa petite amie, pour la prévenir de ce fâcheux contre-temps.

L’ingénieur, outré, ne lui répondit même pas et continua sa route vers le port, interrogeant les petits commerçants, sur le pas de leur porte, et ne négligeant aucun renseignement sur le passage de l’auto. En somme, la voiture n’avait pas plus d’une demi-heure d’avance.

Raymond était persuadé qu’il ne reverrait plus le commissaire, en quoi il se trompait, car il entendit courir derrière lui et reconnut son homme.

— Vous ne m’attendiez plus, señor ? Eh bien ! me voilà ! On peut toujours compter sur Natividad !

Il s’appelait Perez, mais sa tête charmante d’enfant Jésus lui avait fait donner à Callao le sobriquet de Natividad (Noël). Et il était le premier à s’en amuser, car il accomplissait sa difficile besogne avec une rare bonne humeur. Cependant Natividad avait sa bête noire, l’Indien. Il avait horreur des indigènes quichuas, les trouvant sournois, paresseux, sales et capables des plus méchantes entreprises pour peu que quelqu’un d’intelligent les y poussât. Le coup qu’ils venaient de faire ne l’étonnait pas outre mesure.

Un peu avant d’arriver sur le port, comme les deux hommes débouchaient dans la petite calle de San Lorenzo, Natividad arrêta Raymond, et le colla contre la muraille. Ce quartier était lointain et désert. Et il n’y avait d’autre lueur pour éclairer les tristes ténèbres de la rue étroite que celle qui apparaissait derrière les vitres d’une porte basse, à quelques pas de là. Or, cette porte basse venait de s’ouvrir, et une tête était apparue, qui regardait dans la rue avec précaution. Raymond faillit crier de joie. Il venait de reconnaître Huascar !

L’Indien siffla et aussitôt deux ombres montèrent du bas de la calle, semblant se détacher des murs. Les nouveaux venus étaient coiffés de larges chapeaux indiens. Ils glissèrent jusqu’à la hauteur de Huascar qui, maintenant, se trouvait dans la rue, après avoir refermé la porte derrière lui. Une rapide conversation s’engagea entre les trois individus à voix basse, en indien aïmara, puis les deux ombres redescendirent vers le port, Huascar rentra dans la maison à la vitre éclairée et la calle retomba à une paix parfaite.

Natividad, pendant tout ce temps, n’avait cessé de serrer la main de Raymond, geste qui commandait l’immobilité. Le jeune homme tremblait d’impatience : « Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ? Avez-vous compris ce qu’ils se sont dit ? Marie-Thérèse est peut-être enfermée là avec ce misérable ? »

Natividad ne répondit point, mais se glissa jusqu’à la porte basse et, au risque d’être découvert, regarda à travers les vitres. Raymond, aussitôt, le rejoignit. Ils pouvaient voir distinctement, de l’endroit où ils se trouvaient, une salle pleine d’Indiens, assis à des tables où ils ne buvaient ni ne fumaient, observant tous un étrange et impressionnant silence. Huascar se promenait au milieu d’eux, arpentant toute la pièce, et paraissant plongé dans les plus sombres pensées. Un moment il disparut par une porte qui ouvrait sur un escalier, lequel devait faire communiquer le rez-de-chaussée avec le premier étage. Natividad parut en avoir assez vu. Peut-être craignait-il d’être découvert. Il entraîna Raymond sous un porche.

— Je ne sais, dit-il, et je ne puis comprendre ce que font ces Indiens, ici, en pleines fêtes de l’Interaymi. Que signifie cette réunion ? La plupart des Quichuas de Callao sont partis pour la montagne et on ne les reverra guère avant une dizaine de jours. En tout cas, il n’est guère raisonnable de penser que Huascar puisse être l’auteur du rapt. Quand on veut enlever une noble Péruvienne, il n’est pas nécessaire de s’y mettre à trente et de confier son secret à tous les Indiens du Pérou qui viendront me le vendre pour quelques centavos !

— Attendons ! fit Raymond. Nous retrouverons toujours bien l’auto, mais vide sans doute, et mon idée est que Huascar est au courant de l’enlèvement de Marie-Thérèse, s’il n’en est l’auteur ! Ne le perdons pas de vue.

— Nous n’attendrons pas longtemps, dit le commissaire en dressant l’oreille au bruit qui venait du fond de la calle. Voilà les Indiens qui reviennent avec les bêtes et me voilà, moi, bien intrigué… Ah ! ça, mais ! à propos de l’Interaymi, est-ce que ?… est-ce que ?… Oh ! oh ?… silence !

Le bruit des sabots de toute une petite cavalerie retentissait maintenant sur les pavés pointus de la calle et se rapprochait rapidement. Le commissaire et Raymond durent reculer encore et se dissimuler dans une petite ruelle qui venait couper à angle droit la calle de San Lorenzo et d’où ils pouvaient voir tout ce qui se passait aux environs de la porte basse derrière laquelle était réunie la troupe de Huascar. Au bruit des montures, cette porte s’ouvrit encore et l’on aperçut tous les Indiens debout dans la salle et semblant attendre quelqu’un, car tous les visages inclinés étaient tournés vers la porte du fond.

Ce fut d’abord Huascar qui apparut, puis un Indien que Raymond reconnut immédiatement pour l’avoir entendu psalmodier la terrible aventure d’Atahualpa sur la pierre du martyre, à Cajamarca ; puis, ce fut un jeune homme vêtu, à l’européenne, d’un parfait complet veston de chez Zarate : Oviedo Huaynac Runtu lui-même. Or, événement incroyable ! tous ces gens, qui n’avaient pas bronché en face de Huascar et du prêtre de Cajamarca, mirent genoux en terre au passage de Huaynac Runtu, devant l’employé de la Banque franco-belge ! et courbèrent le front, les mains écartées en avant dans la manifestation du plus profond respect. À ce moment, toute la troupe des chevaux et des mules était arrivée à hauteur de la porte basse. Alors des serviteurs sortirent dans la calle avec des lanternes et éclairèrent la cavalcade. Le commis de la Banque franco-belge fut le premier à se mettre en selle, aidé par Huascar qui lui tenait humblement l’étrier. Puis Huascar sauta à son tour sur sa bête, puis le prêtre de Cajamarca. Ils se placèrent de chaque côté de Huaynac Runtu, un peu en arrière. C’est alors que se produisit, sur un signe de Huascar qui s’était retourné, un incident singulier qui éclaira terriblement la situation aux yeux de Natividad. En se mettant en selle, tous les Indiens de la suite retournèrent leur puncho et montrèrent, aux lueurs des lanternes et des torches, un puncho rouge.

— Les punchos rouges ! Les punchos rouges ! fit, d’une voix étouffée, Natividad en saisissant le bras de Raymond.

Il y eut une sorte de sifflement qui venait du bas de la calle et auquel répondit un autre lointain sifflement, tout là-bas, à l’extrémité du quai de la Darsena… et la troupe s’ébranla.

Raymond voulut la suivre, mais le commissaire le retint.

— Écoutez ! Écoutez ! il faut savoir de quel côté ils se dirigent !



SUR LA PISTE DES
PUNCHOS ROUGES


Et il tendit l’oreille. Quand il se releva, il était fixé…

— Ils prennent la route de Chorillos ! Ou je me trompe fort, ou je parierais bien qu’ils vont rejoindre l’auto !…

— Un cheval !… Un cheval ! gémissait Raymond… nous ne pouvons rester ici !

— Eh ! suivez-moi, nous avons mieux qu’un cheval ! Nous avons le téléphone et le chemin de fer ! fit Natividad.

Et il reprit sa litanie : les punchos rouges ! les punchos rouges !

— Mais qu’est-ce que les punchos rouges ?… Rouges ou gris, s’exclamait Raymond… ces punchos-là font partie de la bande de Huascar et l’ont aidé dans son entreprise… Voilà ce qui me paraît plus clair encore que cette nuit tropicale !

— Oui, Monsieur Ozoux, je suis de votre avis, maintenant, reprenait Natividad, essoufflé de suivre le jeune homme qui, sur son instigation, avait pris le chemin de la gare… Vous aviez raison !… Ils en sont ! Ils en sont ! Ce sont eux qui ont enlevé la señorita de la Torre !… les punchos rouges !… les prêtres du Soleil !

Raymond s’arrêta net dans sa course… Les derniers mots de Natividad lui avaient fait entrevoir avec épouvante le sort le plus horrible pour Marie-Thérèse ! Et dans son affreux désarroi ce furent les deux figures des deux vieilles, Agnès et Irène, qui lui apparurent. Elles avaient raison ! Que ne les avait-il crues au lieu de se moquer !…

— Ah ! la malheureuse ! gémit-il.

Et il se mit à courir comme un fou. En courant, il criait au commissaire :

— Mais vous allez faire arrêter tous ces misérables, hein ? On va les coffrer !… les châtier !… On va la sauver !…

— Nous ferons ce que nous pourrons ! Ils sont bien une trentaine et nous ne disposons, en ce moment, d’aucune force, à Callao, on a tout réquisitionné pour la lutte contre Garcia et les troupes sont dans la sierra.

— Mais vous pouvez téléphoner à Lima !

Et l’on me prendra encore pour un fou, comme il y a dix ans ! répondit énigmatiquement Natividad.

— Enfin, serons-nous arrivés à Chorillos avant eux ?

— Certes, il y a un train dans dix minutes !

— Ah ! vous auriez mieux fait de me procurer un cheval ! Donnez-moi un cheval, fit Raymond, que je les suive ! que je les rejoigne, que je sache au moins où ils vont ! je marcherai tout seul contre eux !

— Non ! Non ! j’irai avec vous ! je ne vous quitte pas !

Et, poursuivant sa pensée Natividad ajoutait pour lui-même : « Ils n’ont pas voulu me croire, il y a dix ans ! Eh bien, ça recommence ! ça recommence ! »

Mais Raymond ne l’écoutait pas. Il voulait agir, agir, et il craignait de perdre la piste en prenant le train… Il le dit au commissaire.

— La route qu’ils ont prise, répondit Natividad, suit la ligne du chemin de fer. Je m’entends avec le chef de train. Si nous apercevons une auto qui attend sur la route, nous faisons stopper. Si nous apercevons les punchos rouges, nous les dépassons et les attendons de pied ferme à Chorillos, dont les autorités seront prévenues. Rien n’est perdu, Monsieur Ozoux.

Ils arrivèrent à la gare. Là, Natividad eut le temps de téléphoner à son commissariat, auquel il donna l’ordre de se mettre en communication immédiate avec Chorillos. La police de Chorillos devait s’opposer par tous les moyens au passage d’une auto qui venait de Callao.

Raymond et le commissaire s’entretenaient fiévreusement avec le chef de train, sur le quai de la gare, quand ils virent descendre d’un train de Lima et accourir vers eux le marquis de la Torre, l’oncle François-Gaspard et le petit Christobal.

— Marie-Thérèse ? Où est Marie-Thérèse ? s’écria le marquis du plus loin qu’il aperçut Raymond.

Et il courut à lui.

— Pourquoi êtes-vous seul ? Où est-elle ? Mon Dieu qu’est-il arrivé ? mais parlez !

Le petit Christobal était déjà pendu aux jambes de Raymond et demandait en pleurant des nouvelles de sa sœur. L’oncle Ozoux était des plus agités et tournait autour du groupe avec ses longues jambes stupides. Le train siffla. Natividad se précipita à son tour sur Raymond et fit monter tout le monde dans le convoi qui déjà s’ébranlait. Raymond avait pu enfin jeter : « Oui, les Indiens l’ont enlevée ! Mais nous savons où elle se trouve, à Chorillos ! »

Ainsi, en quelques mots, lui annonçait-il le malheur en essayant d’en diminuer l’importance. Il dut parler, cependant, s’expliquer. Le marquis jurait qu’il tuerait de sa main tous les Indiens quichuas. Le petit Christobal sanglotait. Mais, eux, comment étaient-ils là ? Qui donc les avait prévenus ? Qui les avait fait venir à Callao ? Raymond apprit qu’à l’angélus du soir, Agnès et Irène s’étaient aperçues qu’on avait volé le bracelet soleil d’or qu’elles avaient déposé aux pieds de la Vierge de San Domingo. Effrayées du sacrilège, elles étaient rentrées à l’hôtel, poussées par le plus sinistre pressentiment et ayant grande hâte de retrouver Marie-Thérèse pour lui conseiller de se tenir sur ses gardes. La première personne à laquelle elles s’étaient heurtées avait été justement le marquis, qui n’était pas moins effrayé qu’elles. Il accourait de son cercle où il n’avait pas mis les pieds depuis une semaine, passant son temps à faire visiter ses nécropoles à l’oncle Ozoux. Or, là, il avait trouvé une lettre écrite dans le style de celle qui les avait fait fuir de Cajamarca et qui lui conseillait de veiller nuit et jour sur Marie-Thérèse pendant les fêtes de l’Interaymi et surtout de ne point laisser sa fille se rendre à Callao, le prochain samedi !… Or, le prochain samedi était celui-là, c’est-à-dire le jour même où il trouvait cette lettre qui l’attendait depuis leur retour de Cajamarca !… Et voilà qu’il était près de sept heures du soir, et que ni Marie-Thérèse ni Raymond n’étaient encore revenus de Callao. Il n’y avait pas à hésiter. Il fallait courir là-bas.

Les vieilles avaient voulu partir, elles aussi, tant elles pressentaient la catastrophe et aussi la petite Isabelle, mais on laissa les femmes à la maison et le marquis se jeta dans le premier train avec François-Gaspard, suivi du petit Christobal qu’aucun ordre, qu’aucune menace n’avaient pu faire rester à Lima.

Le récit simultané des tribulations de la famille de la Torre à Lima et celui de l’enlèvement de Marie-Thérèse, à Callao, se mêlaient, dans un éclat désespéré, aux interjections des uns et des autres, aux malédictions du marquis, aux pleurs du petit Christobal et aux soupirs effrayants de Raymond. Le jeune homme avait arraché sa cravate et son col, car il étouffait. « Qu’une chose pareille fût possible en pleine civilisation, dans un pays où l’on voyageait en chemin de fer ! Cela dépassait toute imagination ! », car il ne s’agissait plus de l’entreprise audacieuse d’un misérable fou d’amour, non, non, on était bel et bien en face d’un enlèvement devant aboutir à un crime rituel. Le commissaire, qui avait fini par glisser son mot au milieu des gémissements et des explications, ne laissait, à ce point de vue, subsister aucun doute. Le plus extraordinaire était qu’il paraissait, à la fois, très peiné de l’événement, car c’était un brave homme, et, cependant, assez satisfait, à part lui, que cet événement eût pu se produire, car c’était un fonctionnaire dont on s’était beaucoup moqué et que l’administration centrale n’avait jamais pris au sérieux quand il avait envoyé des rapports sur certaines mœurs obscures des Indiens quichuas, sur le meurtre rituel des enfants et le sacrifice incaïque des femmes. On l’avait accusé de faire de la littérature. Et il en avait conçu une juste indignation. L’événement se chargeait de le venger : l’enlèvement d’une Péruvienne pendant les fêtes de l’Interaymi ! et dans quelles circonstances ! avec tout le cortège des punchos rouges ! Avait-on assez ri, en haut lieu, de ses punchos rouges ! Eh bien ! on les voyait à l’œuvre, maintenant !…

Tous l’écoutaient en silence et avec désespoir. Voyant cette douleur, Natividad s’efforça de rassurer son monde. Les Indiens ne pouvaient aller bien loin avec leur précieux fardeau. Tous les défilés de la sierra étaient occupés par les troupes de Veintemilla et il serait toujours facile de trouver auprès d’elles le renfort nécessaire, dès que la bande des fanatiques aurait quitté la Costa. Le principal était de ne point perdre la piste.

Justement, dans le moment, le train venait de rejoindre la route parallèle à la côte et les yeux des voyageurs ne quittèrent plus cette large bande blanche et déserte sous la lune. Quelques cabanes en torchis, quelques maisons en bambou furent dépassées encore, puis ce fut la nudité de la plaine sablonneuse. Penchés aux portières, le marquis, Raymond et le commissaire essayèrent d’apercevoir quelque chose. François-Gaspard avait dû prendre le petit Christobal dans ses bras pour que, lui aussi pût voir. Le malheureux enfant gémissait à tout instant ! « Marie-Thérèse !… Marie-Thérèse !… ma grande petite sœur ! pourquoi on me l’a prise, ma petite grande sœur ? » Le marquis et Raymond ne pouvaient retenir leurs larmes en l’entendant. Tout à coup, tous furent debout : « l’auto ! » Ce fut un cri unique qui leur échappa.

Ils venaient d’apercevoir l’auto, l’auto sur la route, arrêtée devant la porte d’une hacienda !… Le commissaire avait déjà bondi sur le signal d’alarme. Et le train stoppa. Le chef de train accourut. Nos voyageurs étaient déjà descendus sur la voie. Le commissaire lui cria d’envoyer vers eux, de Chorillos, le plus tôt possible, de la police, des soldats, surtout des chevaux, enfin le secours qu’il pouvait trouver ! Le convoi se remit en marche. Raymond courait comme un fou, à travers la plaine, n’écoutant point les objurgations du commissaire qui lui recommandait la prudence et le suppliait de ne pas donner l’éveil. Il arriva le premier à la route et fut, à bout de souffle, près de l’auto. Il tenait un revolver à la main, prêt à casser la figure du premier Indien qui se présenterait. Mais il ne vit personne. Il n’y avait personne dans l’auto, ni autour de l’auto. Elle paraissait là, abandonnée sur cette route déserte au coin de cette hacienda mystérieuse dont les murs d’ombre ne s’éclairaient de-ci de-là que des rayons blêmes de la lune.



ON L’ASSASSINE !
ON L’ASSASSINE !


La porte de l’hacienda était ouverte. Raymond s’avança sous la voûte. Tout paraissait abandonné. Pas une âme dans la grande cour entourée de bâtiments dont quelques-uns apparaissaient en ruines. C’était là, tout au plus, une higuela, ou plutôt une chacra, c’est-à-dire une toute petite hacienda dont les propriétaires devaient cultiver les plantes maraîchères qu’ils allaient vendre à la ville. Raymond avait, à sa droite, le bodega ou dépôt pour les marchandises et les outils agricoles et, à sa gauche, la casa ou maison qui devait servir d’habitation au propriétaire. Là encore, toutes les portes étaient ouvertes. Raymond fut rejoint par le commissaire et le marquis dans le moment qu’il retournait à l’auto dont il prit une lanterne qu’il alluma. Tous observaient le plus grand silence. Il n’y avait pas le moindre bruit dans la plaine. Et ils entrèrent dans la casa. Ils n’avaient pas plutôt pénétré dans la première pièce qu’ils furent saisis par l’odeur singulière, par le parfum lourd, âcre et entêtant qui y régnait. Ils firent prudemment quelques pas et, tout à coup, poussèrent des cris d’horreur. Les meubles, renversés, gisaient là dans le plus grand désordre ; Raymond avait glissé dans une flaque de sang ! Du sang, il y en avait partout ! Raymond et le marquis, tremblants d’une atroce angoisse, appelèrent désespérément : « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! » Et ils se turent soudain, car ils eurent en même temps la sensation qu’on leur avait répondu !

— Mon Dieu ! s’écria le jeune homme, on l’assassine ; on l’assassine !…

Et il bondit vers un escalier qui grimpait au premier étage d’où venait, distinctement pour tous, maintenant, une plainte prolongée… Et le jeune homme encore glissa, dut se retenir aux marches d’une main qui essuya quelque chose de chaud ! Il regarda cette main avec épouvante ! elle était rouge !… du sang !…

Ils avaient désiré une piste ! Ils en avaient une… et qui ne pouvait tromper ! la piste conduisait à la plainte, aux gémissements d’agonie qui perçaient les murs et les planchers, qui résonnaient maintenant lugubrement dans toute l’hacienda. Ainsi, ils se ruèrent à travers deux chambres, deux chambres où il y avait eu poursuite, où l’on s’était battu, défendu !… « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse !… » Un palier, une porte, un cabinet noir et la plainte dans le cabinet noir !… et un corps mourant contre lequel ils trébuchent !… près duquel ils se jettent à genoux, qu’ils enlacent, dont ils redressent le buste qui râle : Libertad !… ça n’est que Libertad qui meurt ! Et ils sont tous là, maintenant, à remercier le ciel, parce que ce n’est que Libertad qui meurt !

Le malheureux boy est criblé de coups de couteau. Il a été frappé à la poitrine, dans le dos, au visage, partout. Il râle, il demande de l’air. On le traîne à une fenêtre. On le confesse et l’on apprend qu’il expie son crime… Mais Raymond ne l’écoute que pour savoir où est Marie-Thérèse… et dès que le geste de Libertad a montré la lointaine sierra, le chemin qui monte de la route vers la montagne, il redescend comme un fou, car il a compris que les prêtres rouges sont déjà loin d’ici avec sa fiancée.

Sur la route, il trouve l’oncle Ozoux qui essaie vainement de faire entendre des paroles consolatrices au petit Christobal, lequel est monté dans l’auto, y a trouvé le manteau de sa sœur et fait retentir toute la costa de ses pleurs et de ses appels déchirants : « Marie-Thérèse… Marie-Thérèse !… » Le petit se jette dans les bras de Raymond, sanglote : « Ils l’ont emportée, les méchants ! », mais il est si rudement rejeté sur la route par le jeune homme éperdu qui demande à tous les échos : un cheval ! qu’il comprend tout à coup qu’il n’y a plus place ici pour ses pleurs d’enfant ! Ah ! un cheval ! une mule ! quelque chose pour la poursuite !… Et cette vaine, cette stupide auto, qui est là et qui, après avoir servi à l’enlèvement, ne peut plus servir à rien !… à rien !… dans ces chemins de montagnes où les prêtres rouges se sont enfuis avec leur proie. Mais le petit, tout à coup, a donné l’éveil… Il lui a semblé entendre, là-bas, derrière la bodega, au fond de la cour, comme un bruit de sabots contre des planches, et aussi un hennissement. Se tromperait-il ? N’y aurait-il pas des bêtes, là-bas, au fond d’une écurie ?… Il court… ce sont des lamas !… trois pauvres lamas efflanqués, las d’avoir porté, de trop longues années, de trop lourds fardeaux et qui seraient incapables, maintenant, de porter même cet enfant !… Cependant un lama ne hennit pas ! et le petit Christobal a bien entendu hennir tout à l’heure… Il fait le tour de la bâtisse et tout à coup se colle contre le mur… un cavalier est là, qui se dresse au milieu de la plaine, immobile comme s’il surveillait l’hacienda. Et, près de lui, dans la même immobilité attentive, une bête légère, fine, aux jarrets de chèvre, au long cou, aux oreilles dressées, en éveil, un lama de la Cordillère, qui doit suivre ce cavalier comme un chien suit son maître. Un cheval et un lama ! le petit Christobal n’en respire plus !…

— Oui, mais il y a un cavalier de trop…

Dans le moment qu’il se fait cette réflexion, le cheval fait tout à coup un écart considérable, le cavalier pousse un juron et un coup de feu retentit. Une ombre, qui semble surgie de terre et qui s’était glissée sournoisement à quelques pas de là, vient de décharger l’éclair de son arme. Le cavalier étend les bras et tombe, roule dans le sable, cependant que l’ombre a déjà sauté à la bride, puis bondi en selle. Le petit Christobal est accouru :

— Tu diras à ton père que j’en ai toujours démoli un ! et que j’ai un cheval ! lui crie Raymond qui a fait ce beau coup. Et il lance sa monture sur le chemin de la sierra.

Mais l’enfant ne lui répond pas, il court de toutes ses petites jambes derrière le lama qui court, lui, derrière le cheval. Il lui agrippe la laine et il lui parle comme il faut parler aux lamas, et il saute dessus, et il l’enfourche de ses petites cuisses nerveuses… et voilà que les deux cavaliers passent comme des flèches devant l’oncle Ozoux, qui lève vers la nuit bleue ses deux longs bras dégingandés avec lesquels il semble mesurer tout le désespoir du monde…

Pendant ce temps, au premier étage, Libertad achevait sa sinistre et précieuse confession. Le commissaire a retenu le marquis en lui faisant entendre de quelle importance pouvaient être les derniers propos du misérable boy et de quelle inutilité serait la présence de Christobal sur une route où il ne pourrait rien faire tant qu’on ne leur aurait pas amené de chevaux. Natividad attendait des secours, après ses deux coups de téléphone, soit de Callao, soit de Chorillos. Et il pensait qu’on ne tarderait pas à venir. Il pensait surtout qu’il était fort heureux d’avoir un témoin comme le marquis pour recueillir avec lui une déposition qui allait lui donner raison quant à tous les crimes obscurs des Indiens. Et il tourmenta Libertad jusqu’à son dernier soupir.

De cette déposition hachée, coupée par la douleur, suspendue par les râles et arrêtée par la mort, il ressortit, plus clair que cette merveilleuse nuit tropicale, que l’affaire avait été préparée de longue main et qu’il y avait au moins deux mois que la fille du marquis de la Torre avait été choisie comme la future victime de l’Interaymi.

C’est à cette date qu’on avait commencé à tâter la fidélité du boy, qui n’avait pas longtemps résisté à une offre pécuniaire assez sérieuse. On ne lui avait demandé qu’une chose, c’était d’être prêt, certain soir, à conduire lui-même l’auto où on lui dirait et sans qu’il se préoccupât de ce qui se passerait derrière lui. Il avait consenti à tout, moyennant deux cents soles d’argent, dont cinquante lui avaient été comptés tout de suite.

— Et avec qui avais-tu passé ce traité ? demanda le commissaire.

— Avec le commis de la banque franco-belge qui venait quelquefois au magasin et qui s’appelle Oviedo.

Le marquis bondit : « Oviedo Huaynac Runtu ! » l’homme qui ne les avait pas quittés lors du voyage de Cajamarca ! l’Indien qui se faisait habiller chez Zarate ! celui qui les avait suivis pas à pas depuis leur départ de Lima ! Si ce misérable avait préparé à Callao l’enlèvement de Marie-Thérèse, il avait dû, en effet, voir avec regret le départ de la jeune fille pour Cajamarca… Ainsi s’expliquaient ses soins assidus et aussi la démarche faite auprès du maître de police de Cajamarca pour qu’il fît comprendre aux voyageurs le danger qu’ils couraient et la nécessité pour eux de redescendre au plus vite à Lima et à Callao ! Peut-être même était-ce lui qui avait fait envoyer à l’auberge cet avis anonyme qui, sous les apparences de l’intérêt et de la pitié, devait rejeter plus vite la pauvre Marie-Thérèse dans le piège qui lui avait été tendu.

— Et quand as-tu été averti du jour et de l’heure de l’affaire ? demanda encore le commissaire au malheureux dont il fallait soulever de plus en plus le buste, car, par instants, il étouffait.

— Tantôt, Oviedo est venu me trouver et m’a dit : « C’est pour aujourd’hui ! quelqu’un viendra te dire : « Dios anki tiou-rata » (le « bonjour » en langue aïmara), aussitôt, tu monteras sur ta machine, et tu ne tourneras pas la tête, quoi qu’il arrive. On te dira où il faut aller, par où il faut passer et tu ne t’arrêteras pas avant qu’on te le dise ! sous peine de mort ! »

Libertad retrace en quelques phrases, dont quelques-unes restent inachevées, le rapide drame.

Il était un peu plus de six heures et demie quand le boy se sentit touché au bras, dans la rue et aussitôt il entendit le Dios anik tiourata prononcé par un être dont l’aspect le fit tout d’abord reculer. Il n’avait jusqu’alors vu de pareille tête que dans les panthéons (les cimetières) incaïques et n’avait pas été éloigné de croire à quelque spectre. Toutefois, il se ressaisit, monta sur sa machine, et, persuadé qu’il y allait de sa vie, attendit des ordres. Il eut beau ne point tourner la tête, il lui fallut bien entendre le jeu qui se jouait à la fenêtre, et il avait compris que, derrière lui, on enlevait la fille du marquis de la Torre.

À ce moment, il regretta ce qu’il avait fait, mais il était trop tard pour reculer ! Sur l’ordre qui lui en fut donné, il descendit vers la muelle Darsena, par la rue San Lorenzo. Dans la rue San Lorenzo, on le fit arrêter une seconde devant une porte basse d’où sortit un Indien qu’il avait reconnu immédiatement : c’était Huascar. Huascar s’était avancé jusqu’à l’auto et avait jeté un coup d’œil à l’intérieur, puis il avait dit en quichua : « C’est bien ! à tout à l’heure ! » et il avait donné l’ordre à Libertad de repartir sur la route de Chorillos et de s’arrêter seulement à l’hacienda d’Ondegardo qu’il connaissait bien pour s’y être approvisionné plusieurs fois d’eau-de-vie de maïs. Il y était parvenu à toute allure. Dans la voiture, derrière lui, on n’entendait rien. La señorita était-elle morte ? On aurait pu le croire. Pas un mot, pas un soupir, rien ! Ayant stoppé devant la porte de l’hacienda, il constata que la porte était ouverte et que l’hacienda paraissait vide de ses habitants. Il se retourna alors instinctivement et il vit trois gnomes extraordinaires dont les têtes abominables sortaient, l’une haute comme un pain de sucre, l’autre carrée, l’autre oblongue, du trou du puncho rouge. Et ils étaient en train de descendre avec de grandes précautions le corps de la señorita qu’il avait bien reconnu sous le voile safran dont elle était couverte. Elle paraissait dormir.

Ils la transportèrent dans la casa. Et lui, Libertad, attendit sur son siège, ne pensant plus qu’à se faire payer, à reconduire l’auto à Callao, à se sauver dans la sierra, et à sortir au plus tôt de cette affreuse histoire.

Sur ces entrefaites, le métis avait entendu derrière lui le galop d’une troupe de cavaliers, et presque aussitôt, il avait été entouré par une trentaine d’hommes qui, tous, avaient revêtu le puncho rouge. Ils étaient conduits par Oviedo lui-même et par Huascar qui avait ordonné à Libertad de pénétrer avec lui dans la casa.

Libertad n’avait pas été peu étonné en entrant dans la première pièce d’y trouver une demi-douzaine de femmes entièrement voilées de noir et ne laissant voir sous le haïk de deuil que leurs yeux, et se tenant debout devant la porte d’une autre salle dans laquelle on avait certainement transporté la fille du marquis de la Torre.

— Les mammaconas ! s’était écrié, à cet endroit de la confession du boy, le commissaire qui suait à grosses gouttes du travail qu’il se donnait pour arracher les derniers lambeaux de sa déposition à Libertad. Les mammaconas ! Ah ! nous savons maintenant à qui nous avons affaire !… Et après !… et après !… achève avant de mourir, malheureux ! Et Dieu te pardonnera !…

— Oui, les mammaconas !… c’étaient les mammaconas !… mais Dieu aura pitié, gémit l’agonisant… je ne savais pas qu’on voulait enlever votre fille, Monsieur le Marquis !… mais elle n’est pas perdue !… Non ! Dieu ne le voudra pas, señor !… Vous la sauverez avant l’abominable sacrifice !… Oui… oui… j’ai tout appris ici… des punchos rouges qui ne savaient pas que je parlais l’aïmara… Ils ne se sont pas gênés devant moi !… Ils disaient qu’Atahualpa allait avoir une belle épouse ! et que le Soleil et les fils du Soleil pouvaient se réjouir !… Et ils se prosternèrent tous quand elle vint à passer !…



LA « SEÑORITA » AUX MAINS
DES « MAMMACONAS »


— Tu l’as vue passer ! s’écria le marquis qui, penché sur Libertad, semblait respirer son dernier souffle en recueillant ses dernières paroles.

— Oui, je l’ai vue, elle… señor… Elle !… Celle que j’ai vendue pour deux cents soles d’argent !… Et qui me pardonnera quand vous l’aurez arrachée à ces monstres, car elle est bonne… elle était… bonne… ma maîtresse… et je l’ai vendue… pour deux cents soles d’argent !…

— Comment est-elle passée ? comment l’as-tu vue ?… questionnait fiévreusement le commissaire. Elle n’était donc plus endormie ?…

— Elle est sortie de la salle, soutenue par d’autres femmes aux voiles et aux haïks noirs… et les trois affreux gnomes dansaient autour… Elle, elle semblait n’avoir plus aucune force, vous comprenez… on lui avait certainement fait boire quelque chose de trouble… ou respirer quelque monstrueux parfum… comme ils en ont !… comme ils en ont !… oui… j’ai vu… une dernière fois… la señorita… elle était enveloppée du voile d’or… et elle avait le haïk d’or sur la figure… on ne voyait de son visage que ses yeux… ses grands yeux fixes… qui ne m’ont pas vu… qui semblaient ne voir personne… des yeux de morte vivante qui me firent tomber à genoux, moi aussi… elle marchait soutenue par les femmes noires, comme dans un rêve… et les mammaconas étaient autour d’elle… et les gnomes dansaient… en silence !… Elle sortit de la casa avec toutes les femmes et tous les hommes rouges dont certains portaient des torches éteintes… Et tout ce monde, sur la route, monta à cheval, et les femmes montèrent à mules… des mules magnifiques que l’on avait amenées de la sierra… ah !… comme je n’en ai jamais vu… des mules de mammaconas !… Ah ! je vais mourir… mais, avant, il faut que je vous dise que je suis allé à la fenêtre… que j’ai tout vu à la fenêtre… j’avais bien entendu parler, au fond des ranchos, en buvant le pisco avec les quichuas… parler d’histoires où il y avait des mammaconas… Eh bien, c’est terrible !… elles sont terribles à voir… Elles marchent comme des fantômes noirs… Tout avait été préparé ici… dans cette hacienda abandonnée… dont ils ont peut-être tué les propriétaires… et les gardiens… Une mammacona a pris la señorita avec elle, sur sa mule… Et toutes les mammaconas suivaient pour porter la señorita, bien certainement à tour de rôle… La señorita paraissait dans les bras noirs, dans les voiles noirs, comme un paquet jaune… et elle ne remuait pas plus que si elle était morte… devant, il y avait les trois gnomes à cheval, précédés d’Oviedo Runtu qui donna le signal du départ… je m’étais traîné derrière la fenêtre pour voir… je ne pensais pas qu’ils ne m’avaient pas payé… Ils partirent au grand trot, tous ! les punchos rouges fermaient la marche… et ils disparurent là-bas, dans le chemin creux, dans le petit torrent à sec qui monte vers la sierra… Ils emportaient vers… le temple du Soleil… l’Épouse du Soleil !… car c’est… la fête… de l’… Inter ay mi… inter… a y mi !… Mais vous aurez le temps de la rejoindre… dans la sierra… Et Dieu me pardonnera !

Sur ces mots, il ferma les yeux et l’on put croire qu’il était mort… cependant, il respira à nouveau et à nouveau remua les paupières…

— Et toi, qui est-ce qui t’a frappé ? demanda Natividad… c’est en voulant sauver ta maîtresse, peut-être, que tu as été arrangé de la sorte ?

L’agonisant eut un sourire amer, car il comprenait encore que l’inspector superior raillait sa trahison et sa lâcheté…

— Je n’ai eu que ce que je mérite… dit le boy (et il essaya de faire le signe de la croix, mais son bras retomba). Oui… quand je me retournai, il n’y avait plus dans la salle que Huascar et moi : alors, je lui dis : « Me paieras-tu ? » Il ne me répondit pas… mais il me montra mes deux cents soles d’argent sur une table… je me penchai sur les deux cents soles d’argent. Il n’y avait pas une pièce de trop. Je dis : « Pour une besogne pareille, ce n’est pas cher ! Je ne savais pas que l’on voulait enlever ma maîtresse ! » Alors, il daigna me parler. « Si tu avais su qu’on voulait enlever ta maîtresse, qu’aurais-tu fait ?… » Je lui ai répondu : « Bien sûr, j’aurais demandé quatre cents soles au moins ! Donne-moi quatre cents soles et je ne dirai rien ! » C’est cette réponse qui m’a perdu. Huascar tenait sa main droite sous son puncho, depuis qu’il me parlait. Il s’approcha tout près de moi avec un sourire affreux et il me donna tout à coup un premier coup de poignard qui me fit chanceler. D’abord, je n’avais pas compris, j’avais cru à un coup de poing… mais son poing se releva sur moi avec le large couteau… je m’enfuis en hurlant… il bondit sur moi et me frappa par derrière… je lui échappai… il me poursuivit… je pus me sauver jusqu’à cet étage… en criant, en demandant grâce… mais il ne cessait pas de me frapper, et je vins tomber ici où il me crut mort et où… où… je vais… mourir…

En effet, il commença le dernier râle, mais le marquis et le commissaire ne prirent point le temps d’assister à sa mort. Ils avaient autre chose à faire que de lui fermer les yeux. Un coup de feu venait de retentir au dehors.

Ils se précipitèrent à la fenêtre et regardèrent ce qui pouvait bien se passer sur la route. L’oncle Ozoux tournait toujours autour de l’auto. Ils lui demandèrent où étaient Raymond et le petit Christobal. L’autre leur répondit comme un ahuri qu’il les cherchait… et dans le même moment on vit passer, traversant la route avec la rapidité de l’éclair et courant au ravin qui passait sous la ligne de chemin de fer, montant sur la sierra, Raymond sur son cheval… Petit Christobal sur son lama !… Ils les appelèrent, mais il est probable que les autres ne les entendirent même pas.

Le bruit de cette folle chevauchée ne s’était pas plus tôt éteint du côté du ravin que l’on entendit un galop vers la droite, du côté de la sente qui conduisait à Chorillos. Des cavaliers apparurent sur la route.

— Nous sommes sauvés, si nous avons des chevaux ! fit Natividad… Il n’est point douteux que nos Indiens se rendent au Cuzco ou aux environs de Titicaca, à travers la sierra ; mais ils ne peuvent faire autrement que de se heurter aux troupes de Veintemilla. Ce qu’il faut, c’est les suivre jusque-là et avertir le premier officier que nous rencontrerons et qui nous prêterait main-forte. Les misérables savent bien ce qu’ils font en abandonnant la costa. Ils n’auraient pas été loin en pareil équipage. Je les faisais arrêter à Canête ou à Pisco !

Ils descendirent et coururent sur la route au-devant des cavaliers.

L’oncle Ozoux adressa une question au marquis qui ne lui répondit même pas ; mais les cavaliers, qui étaient bien des soldats envoyés de Chorillos sur le coup de téléphone de Natividad, n’avaient pas plus tôt mis pied à terre que le marquis sautait sur un cheval et partait à folle allure par le même chemin qu’avaient suivi tout à l’heure Raymond et son fils.

— De la folie ! murmura Natividad. Ils rejoindront la bande qui n’en fera qu’une bouchée…

— Mais que faut-il donc faire, monsieur le commissaire ? implora François-Gaspard que le sort de cette pauvre fille attendrissait littérairement, mais qui ne demandait pas mieux, dans une pareille aventure, que de rester un peu en arrière…

— Les suivre de loin !… répliqua Natividad.

— Très bien !… Parfait ! savoir où ils vont !… et les faire guetter à leur passage !

— Sur des renseignements sûrs que nous fournirons… Il y a encore un gouvernement au Pérou, il y a encore de la police, des soldats qui ne craignent point de se dévouer pour la chose publique !… s’écria Natividad.

Ce disant, il se tournait vers les quatre soldats qu’on lui avait envoyés et qui représentaient tout ce qui restait de la force armée sur la costa.

François-Gaspard approuva ce plan qui lui allait comme un gant, surtout quand il apprit que celui qu’il appelait le commissaire et qui avait haut grade : el inspector superior !… allait se faire accompagner de la petite troupe. Justement, dans le même moment, arrivaient de Callao trois agents de la police montés, qui cédèrent à leur chef leurs mules, puisqu’il en avait besoin pour son expédition.

Natividad rentra un instant dans la casa et écrivit quelques mots sur une feuille de son carnet — destinée à être portée au palais de la Présidence à l’adresse de Veintemilla lui-même, qu’il avertissait de l’enlèvement de la fille du marquis de la Torre par les prêtres quichuas de l’Interaymi. Quelle revanche pour Natividad qui avait été presque mis en disgrâce dix ans auparavant par Veintemilla, alors simple chef de la police de Lima, lequel n’avait pas voulu entendre parler des « rapports » singuliers de son sous-ordre Perez, dans lesquels celui-ci prétendait apporter la preuve de l’enlèvement « rituel » de la pauvre Maria-Christina d’Orellana !…

L’un des policiers reçut la commission et reprit immédiatement le chemin de Callao. Les deux autres furent chargés de s’occuper du cadavre du boy et de commencer une enquête dans la casa et autour de l’hacienda. Puis el inspector superior invita François-Gaspard à se mettre en selle et tous deux, sur leurs mules, prirent la direction de la petite troupe. Le soldat de qui le marquis avait pris la monture enfourcha la troisième mule. Quand les militaires virent qu’on les emmenait du côté de la sierra, dans le moment qu’ils croyaient bien rentrer à Chorillos, ils commencèrent à grogner, mais el inspector superior leur ferma la bouche en leur criant de marcher au nom du supremo gobierno ! (gouvernement supérieur).

Natividad avait eu soin de se munir des deux grosses couvertures des agents qu’il laissait derrière lui, et les avait attachées à sa selle.

— En route ! commanda-t-il.

Et ils s’enfoncèrent à une honnête allure dans le ravin qui coupait la route.

— Nous irons toujours aussi vite que les mammaconas, dit tout haut le commissaire.

— Les mammaconas ! elles étaient donc ici ? s’exclama le vieil Ozoux en poussant sa monture à la hauteur de celle du commissaire.

— Rien ne manquait, señor !… les punchos rouges ! les mammaconas !… et les trois chefs du temple qui, avec les mammaconas, ont seuls le droit de toucher à l’Épouse du Soleil !… Mais, señor, voilà quinze ans que je le crie à tous les échos de notre administration que rien n’a changé chez ces sauvages !… Rien !… Est-ce qu’ils n’ont pas toujours leur langue, aussi pure qu’au temps des Incas ? Est-ce qu’ils ne mangent pas, ne boivent pas, ne prient pas, ne se marient pas, dans la même manière qu’il y a cinq cents ans ?… Est-ce que leurs mœurs apparentes ont bougé depuis la conquête ?… Pourquoi voulez-vous que leurs mœurs cachées se soient modifiées ? Pourquoi ? surtout en ce qui concerne la religion qui est, par principe, immuable ?… La religion catholique n’a fait que s’ajouter à l’ancienne sans la modifier ! Ah ! si on avait voulu me croire. Tenez, moi, cela m’intéressait cette question-là ! Dès le début de ma carrière, je me suis trouvé en face d’un crime qu’il était impossible d’expliquer normalement… mais qui devenait compréhensible religieusement, si l’on prenait la peine de se souvenir que nous avions affaire encore aujourd’hui à des Incas. On m’a envoyé promener !… J’ai vu le moment où l’on allait me « casser »… eh bien ! je me suis incliné, j’ai accepté n’importe quelle version officielle du crime… mais en dessous, j’ai travaillé… je ne me suis pas contenté d’apprendre à fond la langue quichua, mais aussi la langue aïmara qui est la langue sacrée aux environs de Cuzco et du lac Titicaca. C’est de ce lac-là que tout est venu, à l’origine du monde incaïque… et de ce côté, n’en doutez pas, que les Indiens nous mènent !… non point vers quelque pan de muraille que tout le monde connaît, mais vers leur temple caché… celui dans lequel leurs prêtres n’ont point cessé de travailler depuis la conquête espagnole !…



L’ENLÈVEMENT DU
PETIT CHRISTOBAL


Ah ! comme il s’expliquait avec entrain dans la gaie nuit tropicale, à cheval sur son dada, le bon Natividad, sur son dada incaïque, et sur la mule qui le conduisait vers le temple du Soleil, sauver l’Épouse du Soleil !… Il avait tout à fait oublié Jenny l’ouvrière.

— Nous les rattraperons, n’est-ce pas, questionna François-Gaspard qui, depuis quelques instants, considérait M. l’inspecteur supérieur, avec l’inquiétude qu’il ne se moquât de l’Institut dans sa personne, car enfin, ce commissaire lui paraissait bien désinvolte… presque gai, dans une aussi horrible conjoncture…

— Mais si, señor, tranquillisez-vous… J’en fais mon affaire !… Dios mio ! zosé contente ! s’exclama Natividad Es una gram satisfaccion !… Où voulez-vous qu’ils aillent ? du moment qu’ils nous ont sur leurs talons !… Dans la montagne, ils trouveront tous les soldats de Veintemilla !… Sur la costa, tous les corregidors (maires) sont à la disposition de l’inspector superior !… Voulez-vous votre manteau, señor ?… Cette nuit, il y a un peu de garna (rosée)… mais nous allons quitter la costa… et déjà, tenez… voici les lomas, les petites collines qui précèdent la montagne… Voyez-vous ! pour pénétrer dans la Cordillère, ils n’ont pu passer que par ici !… Au petit jour, nous retrouverons leur trace visible… pourvu que ces messieurs, ces jeunes gens qui sont partis en avant ne fassent pas de bêtises !… Ce gamin à cheval sur son lama est bien courageux !… Mais nous allons les retrouver vite… on n’escalade pas la Cordillère, comme un torero saute une barrière à la plaza !…

François-Gaspard ricana alors si singulièrement que Natividad s’arrêta tout net dans son discours et qu’il demanda au vieillard « ce qu’il avait ». L’autre se contenta de répondre : « Je comprends ! je comprends ! » sans en dire plus long. Mais, Natividad, lui, ne comprenait pas.

Ils entrèrent avant le jour dans les premiers contreforts des Andes. Les bêtes ne paraissaient pas fatiguées, et, après un repos de deux heures dans une petite guebrada où on leur trouva du fourrage et où elles furent honnêtement soignées, ils reprirent l’ascension de la chaîne gigantesque, aux rayons de l’aurore qui leur arrivaient comme projetés d’une monstrueuse fournaise par la coupure des Andes dans laquelle ils allaient s’engager.

Interrogés sur ce qu’ils avaient pu voir ou entendre pendant la nuit, les métis de la guebrada n’avaient pu ou voulu fournir aucun renseignement. En tout cas, on pouvait être certain que l’escorte de l’Épouse du Soleil ne s’était pas arrêtée là, car il ne serait rien resté dans les coffres ni dans les écuries. L’oncle et Natividad, – lequel avait exhibé sa qualité d’inspector superior – trouvèrent le moyen de troquer là, momentanément, deux chevaux des soldats contre deux mules, toujours au nom du supremo gobierno !…

Dès leur première étape, sur le roc de la montagne qu’ils foulaient, ils trouvèrent maints chardons piétinés et les grandes fleurs jaunes de l’amancaès, dont les débris encore tout frais jonchant le sol, avaient été visiblement hachés par le passage d’une troupe nombreuse.

— Nous voici donc sur la piste de guerre, illustre maître ! faisait entendre Natividad, et cela dans le plus pur français, pour prouver à son éminent interlocuteur qu’un commissaire de police, au Pérou, peut parler le quichua, l’aïmara et ne point ignorer « la belle langue française ! »

— Oui ! oui ! fit François-Gaspard ! allez toujours, mon brave !

Et il toussota d’un air malin qui remplit de consternation son compagnon, lequel commença à s’inquiéter relativement à la santé intellectuelle de l’illustre Ozoux.

Une autre inquiétude ne tarda pas à travailler également ce brave Natividad. On n’apercevait encore aucun des voyageurs qui avaient précédé la petite troupe dans la poursuite des Indiens. Chose singulière ! ce détail ne paraissait point tracasser François-Gaspard qui n’était occupé qu’à jouir des beautés de la nature. Ils montaient ! Ils montaient toujours !… On ne voit plus que des pics et le ciel ! et la route se fait de plus en plus menaçante… ils la gravissent en zigzags. Les mules, le cheval, inquiets, prennent des positions invraisemblables ; quelques bêtes sauvages fuient devant eux… des chèvres, plus loin, semblent accrochées, haut dans le ciel, les quatre pieds réunis sur une même pointe de pierre… Le froid commence à se faire sentir. Il faut dire, du reste, que l’escorte militaire a recommencé à grogner de la façon la plus nauséabonde. Déjà el inspector superior a été obligé de rappeler à ces guerriers quichuas qu’ils marchaient par ordre du supremo gobierno, mais ils ont fait entendre, en crachant vilainement par terre, qu’ils s’en fichaient un peu du supremo gobierno.

— Êtes-vous sûr de ces hommes-là ? a interrogé l’illustre membre de l’Institut.

— Sûr, comme de moi-même, a répondu Natividad qui est toujours sûr de tout.

— Mais de quelle race sont-ils ?

— De la race quichua, pardi !… Où voulez-vous que nous prenions des soldats, si nous ne les prenons pas chez les Indiens ?

— Ceux-ci ne m’ont pas l’air d’avoir la vocation ! fait observer François-Gaspard !

— C’est une erreur, señor, une grave erreur ! Ils sont heureux comme tout d’être soldats, qu’est-ce qu’ils seraient s’ils n’étaient pas soldats !

— Ils ont demandé à le devenir ? continue l’académicien qui, pour la plus grande stupéfaction de Natividad, a ressorti son carnet de notes…

— Que non point, illustre señor !… Voici comme les choses se passent chez nous !… C’est bien simple… Un détachement de troupes parcourt les villages de l’intérieur et arrête de force les Indiens qui ne se sont pas dissimulés à temps. Ces recrues sont naturellement désignées sous le nom d’engagés volontaires !…

— Ah ! ah ! délicieux ! Et vous ne craignez pas qu’ils vous fusillent quand vous les avez armés, vos volontaires ?

— Oh ! señor ! une fois passés les premiers jours, ils se trouvent tellement bien du régime qu’ils ne veulent plus retourner dans leurs familles, et ce sont ces mêmes Indiens qui deviennent des recruteurs impitoyables. Ils font de très bons soldats. Ceux-là sont de méchante humeur à cause de la montagne, mais ils se feraient tuer pour Veintemilla !

— Allons ! tant mieux ! conclut Ozoux avec une grande philosophie.

Et il ajouta même, ce qui eut pour effet de porter à son comble la stupéfaction du commissaire :

— Vous savez, ils peuvent s’en aller, nous retrouverons bien les Indiens tout seuls !

Natividad eut un haut-le-corps : « Quel homme est-ce donc là ? » se demanda-t-il. Mais son attention fut attirée sur la route.

— Qu’est-ce que ceci ? Ah ! ah ! on a campé ici !

En effet, sur le roc du sentier qui, brusquement, s’était élargi en une sorte de cirque, on pouvait apercevoir encore toutes les traces du séjour d’une troupe assez importante. Dans ce coin, on avait fait du feu ; dans cet autre, on avait mangé. Des débris de boîtes de conserves, des restes de victuailles jonchaient le sol. Là, avait été certainement la première étape de l’escorte de l’Épouse du Soleil. Natividad accéléra la marche.

— Ce qu’il y a de plus en plus extraordinaire, c’est que l’on n’aperçoit encore ni le marquis, ni le petit Christobal, ni votre neveu !

— Bah ! Bah ! Monsieur l’inspecteur supérieur ! ne vous faites pas tant de bile, répondit flegmatiquement l’oncle, on les retrouvera toujours bien, allez !… un jour ou l’autre !

— Hein ?

— Je dis que… Aïe… voilà ma mule qui refuse d’avancer ! Hue donc ! Sale bête !

Décidément, François-Gaspard devenait bien brave ! Comme il avait changé depuis le premier voyage dans la Cordillère, depuis Cajamarca ! Là-bas, il avait été ridicule. Ici, il montrait un calme héroïque, tenait la tête de la caravane et répondait en plaisantant aux inquiétudes de ses compagnons de route. Mais sa mule n’avançait toujours pas, malgré les coups de talon du caballero. Le commissaire se pencha.

— Le corps d’un lama !

Ils s’arrêtèrent devant ce cadavre de bête qui barrait le chemin. Natividad descendit, tâta l’animal, lui souleva la tête, lui inspecta les naseaux et trouva la blessure d’où son sang s’était échappé, car il y avait du sang sur les cailloux, puis il poussa son cadavre dans l’abîme et remonta sur sa mule.

— Pas de doute, fit-il, c’est le lama sur lequel était monté le petit Christobal. L’enfant aura été jusqu’au bout du souffle de sa monture. Pour l’exciter à la course, il l’a même piqué de son couteau et lui a fait à l’épaule une assez large blessure, car le lama est ordinairement assez lent et paresseux.

— Pauvre bête ! fit François-Gaspard qui écrivait sur son carnet.

— Pauvre enfant ! fit Natividad, qu’est-il devenu ?

— Mais, rassurez-vous, Monsieur l’inspecteur. Il n’était pas seul ! Raymond ne l’aura pas abandonné… et, en admettant que mon neveu l’eût laissé derrière lui, le marquis l’a certainement recueilli.

— C’est assez plausible, avoua Natividad en hochant la tête.

— On monte à lama, chez vous ?

— Non ! Non ! si l’on excepte les enfants, qui quelquefois s’amusent quand le lama le veut bien. Oui, on en donne pour ce jeu aux enfants de riches. Le petit Christobal doit avoir le sien !

— Jamais je n’aurais cru qu’un lama était capable d’une pareille course et d’une pareille vitesse !

— Oh ! celui-là ne me paraît pas avoir fait partie de ces troupeaux conduits par les arrieros qui les ont habitués à n’être plus que des bêtes de somme. Ce devait être un animal de luxe qui n’avait pas perdu son caractère et sa souplesse de chèvre folle, à moins que ce ne soit un lama dressé déjà à porter des enfants !… Et puis le petit Christobal ne doit pas peser bien lourd !… Mais où donc a-t-il trouvé cette bête et où donc, monsieur votre neveu a-t-il trouvé son cheval ? Dans les écuries de l’hacienda sans doute ! Dans tous les cas, je le regrette bien ! Ils seraient avec nous à cette heure s’ils n’avaient rien trouvé du tout ! Et le marquis lui-même nous aurait attendu ! Pourvu qu’il ne leur soit pas arrivé un malheur !

Comme ils venaient de contourner le rocher qu’ils avaient devant eux, ils se trouvèrent tout à coup en face du marquis à cheval, et de Raymond à pied. Et pas de petit Christobal. Raymond était pâle, mais le marquis était livide ! Tels ils apparurent à Natividad, car pour François-Gaspard, qui n’avait pas ses lunettes, le teint de ces messieurs ne lui parut pas autrement inquiétant. Natividad demanda tout de suite des nouvelles du petit Christobal.

— Les misérables m’ont pris mes deux enfants ! répondit lugubrement le marquis.

Voici ce qui était arrivé :

Le marquis avait un mauvais cheval et c’est avec la plus grande peine qu’il avait fourni cette énorme étape. Plus d’une fois, pendant cette ascension, il avait été sur le point d’abandonner sa bête, mais l’idée qu’elle pouvait lui être utile plus tard le fit patienter. Parfois il avait été obligé de descendre et de tirer l’animal derrière lui. Enfin, à l’aurore, il avait trouvé l’animal moins rétif et avait traversé le cirque où les Indiens avaient campé. Là, il chercha en vain une trace, un avertissement qui lui vînt de sa fille. Rien ! Rien ! pas un indice !… Ah ! l’Épouse du Soleil devait être bien gardée !… Enfin il atteignit l’endroit où gisait le cadavre du lama qui avait porté son fils. Il ne douta point que Raymond n’eût le petit Christobal avec lui, mais tout de même ce fut avec un cœur plus anxieux qu’il continua cette abominable marche ! Un peu plus tard, il poussait une exclamation de surprise en apercevant Raymond, Raymond seul, Raymond sans le petit Christobal !… Le fiancé de Marie-Thérèse expliqua au père désespéré l’événement inouï auquel il venait d’assister. D’abord, le petit Christobal, dès que l’on eut laissé derrière soi les lomas et que l’on fut entré dans la montagne, l’avait tout de suite dépassé et si bien dépassé que Raymond n’avait pas tardé à le perdre de vue. Deux heures plus tard, Raymond, lui, n’avait plus de cheval, sa bête ayant fait un faux-pas et ayant roulé dans le torrent où elle s’était tuée. Il n’avait eu que le temps de se rejeter de l’autre côté et de s’accrocher à la paroi de la montagne, où, un instant, il était resté suspendu, puis, il avait repris son chemin à pied, un chemin de chèvre et avait, enfin, découvert l’endroit du campement où les Indiens avaient dû passer la dernière heure de la nuit, ce qui lui fit espérer qu’ils ne pouvaient être bien loin !… Il avait continué sa route et, tout à coup, il avait aperçu le petit Christobal qui s’effondrait sur le roc avec son lama. Raymond l’avait appelé, et l’enfant l’avait entendu puisqu’il avait, aussitôt relevé, tourné la tête, mais aussitôt il avait repris sa course en avant, en criant : « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse ! »… Et c’est alors que l’ingénieur, levant les yeux plus haut, sur le chemin en zigzag qui serpentait au flanc des monts, avait aperçu la troupe des Indiens et des mammaconas. L’enfant était tout proche, et les autres semblaient l’attendre. En effet, aussitôt que le petit fut arrivé à portée du premier Indien qui marchait en arrière-garde, celui-ci se pencha, le saisit et l’emporta sur sa selle, pendant que le jeune captif continuait de crier : « Marie-Thérèse ! Marie-Thérèse !… » Raymond s’était précipité, mais il était beaucoup trop loin et, aussitôt qu’ils se furent emparés de l’enfant, les Indiens étaient repartis à très vive allure. L’ingénieur s’était arrêté, épuisé, et avait été rejoint par le marquis quelques instants plus tard.

— Ces nouvelles ne sont point mauvaises, déclara Natividad quand on l’eut mis rapidement au courant des événements. Les Indiens sont devant nous. Nous ne pouvons plus perdre leur piste. Ils sont obligés de passer par Huancavelica. Là, ils trouveront à qui parler ! Rassurez-vous, Monsieur le Marquis.

Le commissaire fit descendre un soldat et celui-ci dut donner sa monture à Raymond. Quand le soldat vit ce qu’on voulait de lui, il protesta dans un charabia indigné. Mais on ne lui demanda pas son avis et il continua de grogner en trottant à pied derrière les autres. Ainsi arriva-t-on à un endroit où le chemin se partageait en deux. L’un des sentiers continuait de monter, l’autre descendait pour aller rejoindre, beaucoup plus loin, un second torrent qui, naturellement, se dirigeait vers la costa. Raymond et le marquis et toute la troupe avaient déjà pris le sentier qui continuait de monter quand le soldat, resté à pied, déclara qu’il abandonnait l’expédition et qu’il redescendait vers la costa ; enfin qu’il se plaindrait au supremo gobierno de ce qu’un civil comme l’inspector superior s’était permis de lui prendre son cheval. Le commissaire lui souhaita bon voyage. Celui-ci prit donc le chemin de descente, mais il réapparut presque aussitôt, agitant un petit chapeau de feutre mou qu’il venait de trouver sur le roc.

— Le chapeau de Christobal ! s’écria le marquis.

Et tous rebroussèrent chemin. Il ne faisait plus de doute qu’il y avait là la plus précieuse indication. L’enfant avait ainsi indiqué le chemin à suivre, mais cette indication eût été tout de même perdue si on n’avait pas enlevé au soldat sa monture. Le marquis lui glissa une pièce d’or et il se déclara prêt à mourir pour el caballero !

Cependant Natividad restait perplexe, il craignait qu’il n’y eût là quelque stratagème des Indiens destiné à les dépister. On ne prit le chemin de descente que fort précautionneusement et ce ne fut qu’après avoir trouvé la preuve réelle du passage des mules et des chevaux sur le sable du torrent dont on avait rejoint la berge, que le commissaire retrouva sa sérénité.

— Les voilà donc repartis vers la costa ! expliqua-t-il. On a dû les renseigner sur l’impossibilité de passer dans la sierra et d’atteindre Cuzco de ce côté sans rencontrer les troupes de Veintemilla… Mais sur la costa, ils sont bien plus à nous ! Où sont-ils allés ?… À Canête ? Et puis après ?… En attendant, ils ont, par ce détour, évité Chorillos. Mais il faudra bien qu’ils s’arrêtent ! La partie est perdue pour eux !…

Et l’on reprit la course de plus belle après un repos d’une heure donné aux bêtes. L’un des soldats avait pris son camarade en croupe.

— La partie est perdue pour eux ! Aviez-vous réellement cru que nous ne pourrions pas la gagner ? demanda tout bas François-Gaspard à Natividad d’un air assez énigmatique.

— Ma foi, j’ai pu le redouter, illustre seigneur ! Et il n’est que temps, entre nous, que nous la gagnions ! car je ne verrais pas arriver sans angoisse le dernier jour des fêtes de l’Interaymi, alors que ces brigands auraient encore entre leurs mains la fille et le fils du marquis de la Torre !

— En vérité, vous pensez qu’ils martyriseraient même l’enfant !

— Plus bas, señor, plus bas !… Rien n’est trop beau, ni trop frais, ni trop jeune, ni trop innocent pour le Soleil ! Comprenez-vous ?

— À peu près, repartit l’oncle, à peu près…

— Si vous saviez les horreurs dont ils sont capables… dès qu’il s’agit de répandre le sang sur les dalles saintes… Vous voyez bien qu’ils ont encore les prêtres d’autrefois… je ne vous parle pas des punchos rouges qui sont de nobles quichuas dont la fonction est renouvelée tous les dix ans, mais des trois gnomes, des trois monstres qui se sont emparés de la señorita !… Ceux-là, je vous l’ai dit, ce sont eux qui sont chargés de fournir les victimes et l’épouse du sacrifice… si vous avez visité nos panthéons on a dû vous montrer de ces momies effrayantes. Ainsi, dans les huacas, on trouve toujours les trois monstres de compagnie, avec leurs têtes énormes et déformées par les éclisses et les cordes des mammaconas !… Dès leur plus jeune âge, les trois enfants destinés à l’horrible fonction étaient entrepris par les mammaconas et les sorcières sacrées leur travaillaient le crâne pour leur donner les vertus nécessaires, le courage, la ruse, le goût du sang !… Nés le même jour, ils devaient mourir le même jour. Dès que l’un d’eux succombait, les deux autres devaient se sacrifier dans la tombe. Enfin, à la mort du roi, ils se tuaient généralement au début de la cérémonie funèbre, pour donner l’exemple aux principaux serviteurs, aux épouses et aux compagnes. Sur le cadavre d’Atahualpa, les Espagnols virent plus de mille Indiens et Indiennes se sacrifier ainsi[1]. Les trois monstres gardiens du temple étaient toujours les maîtres de ces tueries. Nous avons la preuve aujourd’hui (nous l’avons devant nous), nous courons derrière elle, qu’on ne retrouve plus seulement ces effrayants dignitaires au fond des cimetières !… Il en existe toujours !… Il y a quelque part, au fond des Andes, nous ne savons où, un endroit sacré où les mammaconas préparent encore les trois crânes pour gardiens du temple !… Et il y en a toujours en fonctions !… Je vous ai parlé de l’enlèvement de Maria d’Orellana, je vous ai parlé aussi de certain crime rituel que j’ai voulu « châtier » et qu’il m’a fallu « étouffer » sur l’ordre de la haute administration. Eh bien ! je puis vous dire, señor, qu’il s’agissait de deux morceaux du corps d’un enfant, d’un enfant de cinq ans que j’avais trouvé sur une dalle, dans la cave d’un rancho d’où les Indiens venaient de s’enfuir en hâte parce qu’on leur avait signalé mon arrivée !… Ils l’avaient découpé en deux, par la taille ! d’un seul coup de couteau, comme on coupe en deux une guêpe !… Et ils ont bu son sang !… Eh bien ! mon cher illustre seigneur, qui est-ce qui a failli perdre sa place pour avoir eu la preuve de ça ? c’est le pauvre Natividad !… Tout de même j’avais raison !… On le verra bien ! Et on ne me traitera plus d’imbécile !… Tenez, vous qui êtes un savant, vous avez entendu parler du Temple de la Mort ?… Oui, eh bien ! vous savez combien on a trouvé de victimes autour de la momie de Huayna Capac, dans le temple de la mort ? Quatre mille ! quatre mille êtres humains dont les uns se sont sacrifiés volontairement, dont les autres ont été découpés, étranglés, étouffés pour honorer le mort[2]. Voilà ce qui s’est passé dans le temple de la mort !… Eh bien ! et dans la Maison du Serpent ? Mais j’aime mieux ne pas vous dire ce qui se passait dans la Maison du Serpent !…

— Vous me le direz un autre jour, répondit François-Gaspard, mais permettez-moi dès aujourd’hui de vous adresser toutes mes félicitations. Tout ce que vous me dites est fort intéressant. Le gobierno supremo a su me faire accompagner par le plus intéressant et le plus érudit des commissaires ! soyez persuadé, señor inspector superior, que je lui en suis fort reconnaissant et que je lui en exprimerai toute ma satisfaction.

— Que voulez-vous dire ? demanda Natividad, complètement abruti, cette fois.

— Rien ! Rien ! je plaisante !…

Natividad, outré, poussa sa mule, tandis que François-Gaspard, derrière, avait un petit ricanement sec.

Dans cette lamentable et tragique expédition, il faisait véritablement honneur à l’Académie française… C’était lui le moins fatigué de tous. Habitué à vivre dans les bibliothèques, il ne pouvait imaginer qu’il pourrait assister vraiment à toute cette horreur vécue. Cela lui produisait l’effet d’une sorte d’expédition instructive, montée pour lui, François-Gaspard, de l’Institut, par les soins du Gouvernement et de la Société de Géographie et destinée à lui fournir de la copie. Il admettait ces mœurs dans le passé, mais le présent n’arrivait pas à l’épouvanter. Après de sérieuses réflexions, il restait persuadé que tout cela se terminerait très bien. N’était-ce pas, du reste, l’avis de Natividad dont les propos monstrueux lui paraissaient l’évocation d’un professeur d’histoire un peu emballé sur son sujet ?

Et cette Histoire se dressait maintenant à chaque instant devant eux… Ils étaient revenus dans la région de la costa ; des débris prodigieux d’aqueducs qui auraient étonné les Romains, les restes de la route incaïque qui traversait de bout en bout le monde du Sud-Amérique, du Chili à l’Équateur, se dressaient devant eux, dans le tourbillon d’une poussière suffocante, nobles épaves d’un passé qui paraissait bien mort. Morts les Incas ! Et l’on voulait lui faire croire que des Incas de ce temps-là leur avaient volé, pour les offrir à leur dieu, une jeune fille et un petit garçon d’aujourd’hui… Allons donc ! on avait décidé de le faire voyager dans le rêve !… avec la chimère ! Tout de même il jugea qu’on se moquait un peu de lui !… Cette idée ne le fâcha pas, il sourit : « Ah ! on se moque de moi ! Eh bien ! Ils ne m’auront pas !… Et rira bien qui rira le dernier ! »



LE SCEPTICISME DE
FRANÇOIS-GASPARD


Plus il réfléchissait, plus il lui apparaissait que tous ceux qui l’entouraient ou qui le précédaient s’étaient concertés pour l’intriguer et le « faire marcher » et même courir ! L’affaire avait été savamment montée entre Raymond, le marquis, Marie-Thérèse et Natividad. François-Gaspard se rappelait très bien, maintenant, que le premier soir où était survenu cet accident du coolie chinois, Marie-Thérèse avait rassuré son père en lui disant que son ami Natividad se chargeait de tout ! Eh bien ! son ami Natividad s’était chargé de tout une fois de plus ! « Elle était bien bonne !… » Et il s’attacha à ne rien laisser perdre du paysage. Ils étaient arrivés dans un petit village bâti au pied de la montagne ; comme par enchantement le vilain tourbillon, la poussière s’étaient dissipés. Ils se trouvaient dans des jardins verdoyants auxquels un ruisseau né dans la Cordillère donnait une fécondité bienfaisante. François-Gaspard eût passé avec joie quelques heures douces dans cette oasis. Mais Raymond, le marquis et même Natividad étaient comme des enragés. Ils accéléraient leur course autant qu’ils le pouvaient, maintenant qu’ils étaient en pays plat. L’oncle prit bien garde de ne point élever la moindre protestation. Il était bien décidé à leur faire croire jusqu’au bout qu’il était leur dupe. On ne s’arrêtait que pour s’enquérir du passage de la bande et l’enquête était assez difficile. Les visages rencontrés étaient rares. Les fêtes de l’Interaymi avaient à peu près dépeuplé ce pays. Et les quelques Indiens qui se laissaient voir montraient, dès les premières questions, une méfiance très marquée, et même de l’hostilité.

Il fallait s’armer de patience et de douceur et accompagner le tout d’un trago, gorgée d’eau-de-vie dont les soldats avaient toujours provision dans leur gourde. Même l’argent ne leur déliait pas souvent la langue. On se heurtait, en leur demandant les choses les plus banales, au sacramentel manatiancho (je n’en ai pas) ou au no hay señor (il n’y a rien). Heureusement quelques Péruviens de sang mêlé se montrèrent plus accommodants et fournirent des détails sur la fuite de Huascar et de ses compagnons. Toute la troupe traversait à bride abattue toute la costa. Les Indiens, cependant, avaient dissimulé leurs habits de cérémonie qu’ils avaient dû arborer rituellement pour la réception de l’Épouse de l’Inca. Ils passaient si rapidement que nul ne pouvait dire s’il avait aperçu un enfant ou une femme captive. Du reste, à ces questions dernières, chacun faisait l’étonné et comme s’il ne comprenait rien à une pareille enquête et ne disait plus mot, tournant la tête, s’éloignant sans qu’il fût possible de l’arrêter. Huascar pouvait avoir maintenant deux heures d’avance, au plus, mais à chaque étape il « gagnait » malgré toute la diligence des poursuivants. Ainsi arriva-t-on à Canête. Le commissaire ne comprenait rien à cette tactique qui conduisait les Indiens vers la mer, dans une ville où ils allaient avoir affaire aux autorités. C’est le soir que Raymond, toujours en tête, puis le marquis, puis le commissaire, puis François-Gaspard, puis les soldats firent leur entrée dans Canête. Ils tombaient sur une fête de nuit, accompagnée du tumulte assourdissant des pétards et d’une retraite aux flambeaux. La moitié de la population indigène était en état d’ivresse. Canête est une petite cité où le mélange de l’ancien et du moderne apparaît plus que partout ailleurs. Les cheminées des usines alternent avec la voûte des aqueducs construits du temps des Incas, aqueducs qui distribuent encore aujourd’hui les eaux du Rio Canête dans les plantations environnantes. On voit encore en amont de Canête les vestiges d’une grande forteresse indienne que le vice-roi de la Manelova a fait démolir, il y a deux cents ans, pour en employer les matériaux à la construction du fort de Callao. C’est assez dire que là, malgré toute l’autorité du gobierno supremo, le sentiment indien, dans la basse classe surtout, est encore assez puissant pour se montrer en temps de troubles publics. Et Natividad n’eut aucune peine à découvrir que l’on était « en temps de troubles publics ». Sa première visite fut pour le corregidor qui lui apprit que toute cette manifestation se faisait en l’honneur de Garcia dont les succès militaires avaient déchaîné l’enthousiasme de la basse classe. Il se confirmait, en effet, qu’il avait pris Cuzco et fait reculer les troupes républicaines. De son côté, le commissaire mit le corregidor au courant de la terrible situation dans laquelle se trouvaient les enfants du marquis de la Torre. Le corregidor fit la sourde oreille. Il laissa à entendre qu’il ne croyait pas à une histoire de revenants et que, si la troupe d’Indiens dont il parlait avait un crime semblable sur la conscience, jamais ceux-ci n’auraient eu l’audace de passer par chez lui.

— Ils ne peuvent rester dans la sierra, fit Natividad, il faut bien qu’ils aillent quelque part. Peut-être veulent-ils s’embarquer ? atteindre par mer la province d’Arequipa et remonter par là jusqu’à Cuzco !

— C’est fort possible ! approuva aussitôt le corregidor pour se débarrasser du commissaire. Ils sont, en effet, passés aujourd’hui dans notre faubourg, se sont ravitaillés au plus vite et ont continué leur chemin vers Pisco. Là, ils ont pu s’embarquer ! Et puis, qu’est-ce que vous voulez que je fasse pour vous ? Je ne dispose plus d’un soldat, plus d’un agent ! Toute la police a été réquisitionnée militairement pour combattre le Garcia !

À ce moment, passait sous les fenêtres du corregidor une cavalcade extraordinaire, une procession dansante, chantante, en tête de laquelle Natividad reconnut ses quatre troupiers ! Il ouvrit la fenêtre et leur cria des ordres, mais ces menaces, au nom du gobierno supremo, n’eurent aucun effet, et il quitta le corregidor dans un état d’esprit des plus tristes. Au moment où il croyait tenir les Indiens, est-ce que ceux-ci allaient lui échapper ? Sans donner aucune explication aux malheureux qui l’attendaient, il leur cria seulement : « En route sur Pisco ! » Tous repartirent. Il ne voulut répondre à aucune question. François-Gaspard lui-même, qui demandait si cette fête de l’Interaymi ne répondait pas un peu chez le peuple de la basse classe à la fête du 14 juillet chez les Français, ne reçut aucune réponse. Le marquis, en apprenant que les Indiens avaient pris le chemin de Pisco, pensa que cette affreuse situation allait avoir une fin ! À Pisco, il n’y serait pas un inconnu, bien qu’il ne fût allé là que deux ou trois fois, mais sa fille y était bien connue pour y être allée très souvent surveiller leurs dépôts de guano, les magasins du port et le travail des coolies aux îles Chincha qui se trouvent en face. Là, il avait des employés, des amis ; le marquis de la Torre y était un personnage par les affaires qu’y faisait sa fille. Il saurait parler, lui, au corregidor.

Ils arrivèrent à Pisco harassés, les bêtes crevées. À côté de l’agitation maladive de ses trois compagnons, François-Gaspard affichait un calme magnifique, avec un petit air entendu qui l’eût fait passer pour un fou si l’on avait eu le temps de l’observer. À Pisco, plus encore qu’à Canête, la population était en délire. Là, la nouvelle certaine de la prise de Cuzco venait d’être apportée.

Le marquis avait pris la direction de la petite troupe et la conduisait vers les magasins de son dépôt où il pensait bien trouver quelque employé qui le renseignerait sur l’arrivée et le départ des Indiens, mais ses magasins étaient déserts et il n’y trouva âme qui vive.

— Chez le corregidor ! commanda-t-il.

Les quatre voyageurs venaient d’entrer dans la grande et unique rue qui conduit à l’aréna, l’immense place centrale où l’on enfonce dans le sable jusqu’à la cheville, quand ils furent arrêtés par un grand feu de joie. Les Indiens brûlaient la feuille sacrée du maïs, toujours en l’honneur de Garcia, risquant de mettre le feu aux petites maisons basses toutes badigeonnées de blanc et de bleu, habitées par les métis riches de la province qui s’étaient enfuis pour n’avoir pas à se compromettre.

La folie de l’alcool et la folie des pétards avaient entrepris tout ce qui était visible de la population. On avait mis au pillage une fabrique de pisco, eau-de-vie très renommée qui a pris le nom de la ville et que l’on tire d’une sorte de raisin de malaga. Excités par la boisson, les indigènes allaient chercher au feu de joie des feuilles de maïs enflammées dont ils se frappaient les uns et les autres en s’écriant en langue aïmara : « Que le mal s’en aille ! que le mal s’en aille ! » et quelques-uns se brûlaient atrocement, ce dont ils ne paraissaient pas s’apercevoir dans leur exaltation.

Natividad aperçut un métis qui, dans le coin d’une porte, se tenait tranquille et triste, car il avait sans doute quelque chose à perdre dans cette petite fête : sa maison dont il craignait l’incendie, sa cave dont il redoutait le pillage. Il lui demanda où il pourrait voir le corregidor.

Le métis lui répondit simplement : « Suivez-moi ! » Et tous suivirent. Et il les conduisit le long d’un trottoir en bois qui commençait à brûler, jusqu’à l’aréna, en face de l’église.

Cette place s’adorait de quatre palmiers rachitiques. Autour de l’un d’eux il y avait une grande populace dansante… et au pied de ce palmier un feu commençait d’allonger ses flammes pâles dans le jour cendré. À une branche de palmier quelque chose pendait. Le métis montra cette chose à l’inspecteur supérieur.

— Voici le corregidor, dit-il.

Natividad, le marquis, Raymond s’arrêtèrent, muets d’horreur. Alors le métis se pencha à l’oreille de Natividad et celui-ci s’enfuit épouvanté.

— Sauvons-nous, sauvons-nous, criait-il à ses compagnons.

— Qu’y a-t-il donc ? questionna flegmatiquement François-Gaspard en allongeant le ciseau de ses longues jambes.

— Il y a… il y a qu’ils vont le manger !

— Pas possible ! répliqua François-Gaspard qui prit le temps de se moucher pour cacher son plus fin sourire. Mais le commissaire n’eut point l’occasion d’admirer tant de tranquillité désinvolte. Natividad se sauvait réellement, ne tenant pas à être témoin du renouvellement d’une scène terrible dont on frémissait encore à Lima. Il se rappelait la fin tragique des frères Guttierg, usurpateurs de la présidence. Portés au pouvoir par la foule, ils avaient été massacrés dans la rue par cette même foule, puis pendus à la cathédrale, et des lambeaux de leur chair avaient été ensuite mangés par la populace, qui, sur la place publique, avait allumé des bûchers et rôtissait ses présidents ![3].

Le marquis et Raymond avaient peine à le suivre ; François-Gaspard fermait la marche et se parlait à lui-même : « Ils ne me feront pas peur, disait-il, avec leur mannequin !… »

  1. Historique.
  2. Quatre mille victimes, selon Sarmiento, honorèrent les funérailles de Huayna Capac, dernier Inca mort avant l’arrivée des Espagnols. Relacion. M. S. cap. LXV.
  3. Voyage au Pérou. Charles d’Ursel, secrétaire de légation, page 279.