L’Épouse du Soleil/Livre02

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LIVRE II : LE PASSÉ VIVANT



L’événement était si extraordinaire que Raymond en fut presque aussi effrayé que Marie-Thérèse. Il ne trouvait rien à dire devant l’épouvante de la jeune fille. Il l’avait vue, la veille au soir, jeter le fameux bracelet dans la mer, du haut du balcon et voilà qu’au réveil l’infernal bijou brillait encore au poignet de sa fiancée !

N’y avait-il pas là de quoi troubler les plus sceptiques ?

Il se rappelait, du coup, toutes les fables dont les deux vieilles leur avaient rebattu les oreilles ; et c’est en vain qu’il essayait de repousser l’idée de la cruelle légende. Celle-ci se dressait entre eux dans toute sa hideur.

Sur ces entrefaites, le marquis et François-Gaspard, attirés par les cris et l’émoi des domestiques, entrèrent dans la chambre. Ils virent les jeunes gens muets et effarés. Christobal, redoutant quelque catastrophe, demanda précipitamment des explications qu’on lui donna. Il ne s’agissait plus de le tromper. On lui dit toute la vérité. Raymond avoua que, sur l’instigation de Marie-Thérèse, il avait endossé la responsabilité de l’envoi d’un bijou dont il ignorait l’origine, et il raconta comment la jeune fille, avant de s’aller reposer, s’était brutalement délivrée de l’anneau fatal.

Marie-Thérèse tremblait de fièvre. Son père la prit dans ses bras.

Christobal était moins frappé par le récit de cette invraisemblable histoire que tourmenté par l’état dans lequel il trouvait sa fille. Il avait toujours vu celle-ci si maîtresse d’elle-même dans les circonstances les plus difficiles, qu’une insurmontable angoisse l’étreignait à son tour en la sentant si peureuse devant ce mystère.

Quant à François-Gaspard, il répétait, enchanté au fond de la tournure que prenaient des événements destinés à fournir l’un des plus curieux chapitres de son voyage transatlantique : « Ça n’est pas possible !… Ça n’est pas possible ! »

C’était si bien possible que tout s’expliqua de la façon la plus simple et même la plus plate.

La petite Concha rentra du marché.

Elle revenait d’Ancon et se pressait dans l’intention d’aider sa maîtresse dans sa toilette. Elle trouva la maison sens dessus dessous, et, en haut, dans la chambre de Marie-Thérèse, tout le monde réuni autour du fameux bracelet-soleil-d’or.

Alors, elle raconta, avec une naïveté enfantine, qu’en partant, à la première heure, pour le marché, par le chemin de grève, selon sa coutume, elle avait vu quelque chose briller sur le sable. Elle se baissa et ramassa le lourd bracelet-soleil-d’or, déjà à moitié enfoui. Elle reconnut le bijou pour l’avoir vu la veille, au bras de sa maîtresse, et ne douta point que celle-ci l’eût laissé glisser sans s’en apercevoir, du haut du balcon. Petite Concha, qui aimait sa maîtresse, avait couru avec joie à la chambre de Marie-Thérèse. Celle-ci dormait encore. Elle ne la réveilla point, mais lui remit l’anneau au poignet avec un soin touchant. Et c’était là toute l’histoire qui avait failli faire basculer les esprits les mieux équilibrés. Un éclat de rire général accueillit la fin du récit de Concha qui se sauva, toute rougissante, et un peu vexée.

— Nous devenons tous fous ! s’écria le marquis.

— Ce bracelet nous rendra malades ! fit Raymond. Il faut à toute force nous en débarrasser !…

— Gardez-vous en bien ! il n’aurait qu’à revenir encore ! et, cette fois, je ne répondrais plus de ma raison ! dit Marie-Thérèse qui riait, maintenant, comme les autres, et même, plus nerveusement que les autres. Savez-vous ce qu’il faut faire ? ajouta-t-elle. Il faut nous promener, changer d’air… aller faire un tour dans la montagne, montrer la sierra à Raymond et à M. Ozoux. Nous rentrons aujourd’hui à Lima. Ne rien dire à ma tante Agnès, ni à la vieille Irène qui nous monteraient encore l’imagination. Avec Raymond, j’irai faire un tour à Callao où vous nous rejoindrez. Là, je prendrai les dispositions nécessaires et donnerai mes ordres pour que les affaires ne souffrent point de mon absence. Le soir, nous prenons tous le bateau !

— Le bateau pour aller dans la sierra ! s’exclama Christobal.

— Le bateau pour Pacasmayo, cher père !

— Pacasmayo ! mais nous en sortons ! gémit l’oncle. Nous sommes restés au moins quatre heures à cette escale, en face de cette côte qui n’a rien de bien attrayant.

— Rien de bien attrayant, illustre M. Ozoux ! reprit Marie-Thérèse, vous dites : rien de bien attrayant !… Savez-vous où l’on va quand on est à Pacasmayo ?… Non, vous ne le savez pas ? eh bien ! je vais vous le dire ! on va à Cajamarca !

François-Gaspard porta la main à son cœur : Cajamarca !… l’ancienne Caxamarxa des Incas !

— Vous l’avez dit, Monsieur l’académicien.

— Le rêve de ma vie !

— Eh bien ! nous allons le réaliser, mon cher maître… et du même coup, mon cher papa, nous nous informerons du nom du mystérieux expéditeur de ce trop mystérieux bijou, puisque le bracelet-soleil-d’or nous est venu de Cajamarca même.

— Tu as raison, ma fille, approuva Christobal, il faut décidément savoir à quoi s’en tenir sur cette sotte affaire !

— Et si c’est une plaisanterie d’un de mes amoureux évincés, fit Marie-Thérèse, qui jouait maintenant avec le bracelet, je vous prie de croire qu’il me la paiera son prix ! On s’amusera un peu à Lima !

Sur quoi, elle les chassa tous de sa chambre, et appela, pour sa toilette, la petite Concha qui accourut tout juste pour recevoir une maîtresse gifle, destinée à lui apprendre à réveiller sa maîtresse, le jour où elle retrouverait un bracelet-soleil-d’or sur le sable du rivage. L’enfant, surprise de ce traitement exceptionnel, ne retint pas ses larmes. Alors, la jeune fille la gava de bonbons. Marie-Thérèse ne se reconnaissait plus. Elle eût voulu être calme ; et chacun de ses gestes trahissait sa nervosité. Surtout elle ne se pardonnait pas d’avoir eu peur.

On peut dire en principe qu’au Pérou il n’y a pas de routes et que, depuis la construction par les Incas de la voie pavée qui traversait tout le pays des confins de la Bolivie à la capitale de l’Équateur, et devant laquelle les plus grands travaux de l’époque gallo-romaine représentent une somme de travail bien insignifiante, les routes actuelles ne sont, en somme, que de véritables sentiers muletiers[1]. D’où la nécessité, quand on veut pénétrer dans l’intérieur du pays, de prendre la mer pour aller chercher sur la Costa l’une des lignes de chemin de fer qui, traversant les Andes, conduisent les voyageurs au cœur de la Sierra. Car le Pérou, physiquement, se divise en trois bandes parallèles à la mer, la Costa (la Côte) qui s’élève graduellement depuis le bord de l’Océan jusqu’à une hauteur de 1.500 à 2.000 mètres sur le versant occidental des Andes ; la Sierra, montagnes et plateaux, comprenant la région intra-andine dont l’altitude varie entre 2.000 et 4.000 mètres ; enfin la Montaña (région des forêts) qui s’abaisse en longues pentes à l’est de la Cordillère, du côté de l’Amazone, avec une altitude décroissante de 2.000 à 500 mètres. Entre ces trois zones, tout diffère, aspect, climat et productions.

La Costa est riche ; la Sierra offre des vallées riantes et relativement chaudes ; la Montaña présente l’aspect d’un véritable océan de verdure. Le plus curieux de ce curieux pays est la multiplicité de ses aspects dans un espace relativement restreint : comme, pour pénétrer dans la Sierra, il faut gravir l’une des plus hautes montagnes du monde, et cela, dans des régions équatoriales, il arrive que l’on passe quelques heures dans des contrées où les arbres de toutes les latitudes, les plantes de tous les climats se trouvent réunis et cultivés : le noyer croît à côté du palmier, la betterave tout près de la canne à sucre ; ici, un verger rempli de pommiers superbes ; plus loin un groupe de bananiers qui étalent majestueusement leurs larges feuilles. Dans cette étonnante contrée, on trouve des propriétaires qui peuvent faire servir à leur hôte, dans le même repas, de la glace ramassée quelques heures auparavant sur leurs terres, dans la région des neiges, et un limon doux, fruit essentiellement tropical que l’on vient de cueillir dans ce même jardin.

Ah ! que de notes à prendre pour François-Gaspard ! que de spectacles nouveaux ! que d’enchantements ! et quelles belles pages en perspective !… Raymond et le marquis et Marie-Thérèse elle-même riaient de son zèle d’écolier qui ne veut rien laisser perdre.



L’OMBRE DU CONQUÉRANT


Ils faillirent le faire devenir fou, une fois qu’ils lui avaient caché son stylo. Enfin l’on s’amusait ; et il paraissait bien que l’on avait tout à fait oublié le bracelet-soleil-d’or, laissé, du reste, à la garde de la tante Agnès et de la duègne Irène, lesquelles l’avaient, aussitôt après le départ des voyageurs, porté à San Domingo sur l’autel de la Vierge, préservatrice des maléfices, conjuratrice de sortilèges.

L’arrivée à Pacasmayo avait particulièrement excité la joie de l’oncle Ozoux. Le débarquement s’opéra sur un énorme radeau, qui, obéissant aux flots de l’éternelle houle, montait à mi-hauteur du pont du paquebot pour redescendre quelques mètres au-dessous. Pour arriver sur le radeau, il fallait d’abord monter dans un tonneau que soulevait un palan, ensuite, le tonneau redescendu, rencontrait le radeau et il ne s’agissait plus que de bien prendre son temps pour sauter du tonneau sur le radeau.

Marie-Thérèse montra l’exemple et réussit gracieusement cette gymnastique compliquée ; le marquis, qui avait l’habitude, sembla voltiger dans les airs ; Raymond sut mesurer son effort de telle sorte qu’il put descendre de son tonneau les mains dans les poches ; quant à François-Gaspard, son débarquement fut si mal combiné que, le tonneau rencontrant brutalement le radeau dans la seconde que le professeur rêvait à autre chose, le malheureux membre de l’Institut (section des Inscriptions et Belles-Lettres) en jaillit comme d’une boîte à ressorts. Inutile de dire qu’en arrivant au rivage, le bon oncle, qui était encore dans l’exaltation littéraire de cet exceptionnel débarquement et qui ne s’était nullement préparé au choc inévitable, roula du radeau sur le sable où la dernière vague de la « barre » vint le tremper comme un barbet. Il dut se dévêtir à moitié, et se sécher au soleil avant de continuer un voyage commencé sous d’aussi heureux auspices.

Ce ne fut que le lendemain matin que les voyageurs quittèrent Pacasmayo sans qu’il leur fût survenu rien d’autre qui pût retenir leur attention.

Cependant Raymond dut remarquer la coïncidence qui réunissait à leur petite troupe un certain gentleman de mine un peu cuivrée qui, s’il n’avait été vêtu d’un complet à la dernière mode, eût pu facilement passer pour un de ces types de la race indienne de Trujillo dont Huascar était certainement le plus superbe représentant. Cependant le voyageur portait le costume avec aisance et, en cours de route, s’était montré fort civilisé, notamment à l’égard de Marie-Thérèse à laquelle il avait eu l’occasion de rendre de ces services qui sont dus, en voyage, à une femme, même quand vous ne lui avez pas été présenté. L’homme s’était embarqué en même temps qu’eux à Callao, avait débarqué sur le même radeau, avait couché dans la même auberge à Pacasmayo et, le lendemain, prenait le même train pour Cajamarca.

Le spectacle de la traversée de la première Cordillère des Andes était si « captivant » que nul ne s’aperçut tout d’abord que l’homme s’était glissé jusque dans le compartiment du marquis et de ses compagnons. Mais il sut se rappeler à l’attention de ceux-ci et d’une façon si inattendue que les voyageurs, sans trop se rendre compte de ce qui se passait ou de ce qu’ils ressentaient, en conçurent immédiatement une gêne insupportable.

On avait jusqu’alors admiré le paysage et les différentes transformations d’une nature multiple ; on venait d’entrer dans les défilés les plus sauvages qui se peuvent imaginer quand l’inconnu prononça d’une voix grave :

— Vous voyez ce cirque, señores, c’est là que Pizarre a envoyé ses premiers messagers au dernier roi des Incas !

Tous avaient tourné la tête. L’inconnu ne semblait voir personne. Debout sur la plateforme, les bras croisés, ses yeux ne quittaient point ces rochers au pied desquels le plus grand aventurier de la terre s’était arrêté avant de conquérir un empire.

— Mon aïeul en était ! s’écria le marquis.

L’inconnu ne regarda même pas son interlocuteur, mais il prononça d’une voix si bizarre cette phrase : « Nous le savons ! Nous le savons ! » que Christobal et les autres se demandèrent à quel original ils avaient affaire. Sa majestueuse immobilité ne laissa point que de les inquiéter.

Enfin, l’autre reprit, après un silence :

— Oui, nous n’avons pas oublié qu’il y avait un Christobal de la Torre avec les Pizarre ! Monsieur le Marquis, nous connaissons notre histoire. Lorsque Pizarre, descendu de la colonie espagnole de Panama, dans la prescience qu’il trouverait au-delà de l’Équateur un empire fabuleux plus riche que celui que Cortès venait de donner à Charles-Quint…, lorsque Pizarre, après mille dangers, et dénué de toutes ressources, se vit sur le point d’être abandonné de tous, il tira son épée et traça une ligne sur le sable, de l’est à l’ouest. Se tournant ensuite vers le sud : « Amis et camarades, dit-il, de ce côté sont les fatigues, la faim, la nudité, les pluies torrentielles, l’abandon et la mort ; de l’autre, le bien-être et la médiocrité. Mais aussi au sud, c’est le Pérou et ses richesses, c’est la gloire, c’est l’immortalité ! Choisissez donc chacun ce qui convient le mieux à un brave Castillan. Pour moi, je vais au sud ! » Disant ces mots, il enjamba par-dessus la ligne. Il fut suivi du brave pilote Ruiz ; puis par Pedro de Candia, cavalier né, comme le dit son nom, dans une des îles de la Grèce. Onze autres traversèrent successivement la ligne, montrant ainsi leur volonté de partager la bonne et la mauvaise fortune de leur chef. Parmi ces onze-là, il y eut un Juan-Christobal de la Torre, nous le savons ! Señor… nous le savons !…

— Mais qui donc êtes-vous, Monsieur ? demanda brutalement le marquis que les airs de l’inconnu, bien que celui-ci ne se départît point de la plus extrême politesse, commençaient à exaspérer.

L’autre sembla n’avoir pas entendu. Il continua, comme s’il rendait hommage aux hauts faits de l’ancêtre :

— N’est-ce pas, messieurs, n’est-ce pas, señorita, qu’il y a quelque chose de frappant pour l’imagination dans le spectacle de ce petit nombre de braves, se consacrant ainsi à une entreprise audacieuse qui semblait autant au-dessus de leurs forces qu’aucune de celles que racontent les annales de la chevalerie errante ? Une poignée d’hommes, messieurs ! sans nourriture, sans habits, presque sans armes, étaient laissés sur un roc solitaire avec le dessein avoué d’accomplir une croisade contre l’un des plus puissants empires qui aient jamais existé et ils n’hésitaient point cependant pour cela à mettre leur vie en enjeu.

Et parmi ces hommes, il y avait un Christobal de la Torre… Monsieur le Marquis, permettez-moi de vous faire toutes mes félicitations ! et aussi de vous présenter : votre serviteur Huagna Capac Runtu, premier commis à la banque franco-belge de Lima. Nous pouvons voyager de compagnie, Monsieur le Marquis, car nous sommes de noble race tous les deux. Moi, je suis de race royale. Huagna Capac, roi inca, qui n’avait que seize ans lorsqu’il succéda à son père, eut pour femme légitime Pillan Huaco dont il n’eut pas d’enfant. Il épousa en secondes noces deux autres femmes légitimes, Rava-Bello et sa cousine Mama Runtu. Je suis un descendant de ce Huagna Capac et de cette Mama Runtu !

— Votre administration vous a donc donné un congé ? demanda, avec une certaine insolence, le marquis.

Un sombre éclair passa dans les yeux de Huagna Capac Runtu.

— Oui, dit-il, d’une voix sourde, mon administration m’a donné congé pour la fête de l’Interaymi !…

Raymond ne put s’empêcher de tressaillir en réentendant ce mot qui avait été si souvent prononcé à l’occasion du bracelet-soleil-d’or. Il regarda Marie-Thérèse qui était plutôt inquiète de la tournure que prenait la conversation entre son père et ce singulier voyageur. Elle se rappelait parfaitement maintenant avoir aperçu l’individu dans les bureaux de la banque franco-belge et elle avait eu affaire à lui plusieurs fois à Callao, dans son établissement même, pour des règlements de compte à propos du guano phosphaté à destination d’Anvers. Il lui avait paru alors le plus insignifiant des commis de banque et il était passé près d’elle en laissant une image bien effacée dans sa mémoire. Ce n’était qu’à cette heure où ce pseudo-Péruvien s’avouait orgueilleusement, dans son complet veston, comme un pur Indien quichua, qu’elle découvrait en lui les marques de la race de Trujillo et l’allure générale qui en faisait un frère de Huascar. Elle savait par expérience combien cette sorte d’indigène est susceptible et elle craignait que l’imprudent marquis ne déchaînât une tempête, peut-être sans s’en douter. Elle intervint aimablement :

— La fête de l’Interaymi, mais c’est votre grande fête à vous, nobles Indiens ! Est-ce qu’elle sera particulièrement célébrée à Cajamarca ? demanda-t-elle.

— Cette année ! fit l’autre, elle sera particulièrement célébrée dans les Andes entières !…

— Et vous n’y admettez point de profanes ?… je serais si curieuse d’assister à cette fête dont on parle tant !… On en dit tant de choses ! tant de choses !…

— Des niaiseries, señorita, des niaiseries, croyez-le, reprit l’autre redevenu tout à fait petit garçon devant la noble Péruvienne. Et, souriant d’un bizarre sourire qui découvrit des dents éclatantes, une mâchoire qui parut féroce à Raymond, il ajouta en zézayant légèrement d’une voix molle et lasse :

— Je sais ! on parle de sacrifices !… mais c’est là des contes de bonnes femmes… À l’Interaymi, des sacrifices humains !… mais regardez-moi avec mon complet veston de chez Zarate si j’ai l’air de me rendre à une boucherie sacrée ! Non !… quelques rites qui nous rappellent notre splendeur passée, quelques invocations au Dieu du jour et un pieux souvenir à notre dernier roi, à ce malheureux Atahualpa, notre martyr à nous ! et c’est tout, croyez-le bien !… et je reviendrai bien tranquillement vous présenter les traites de la maison franco-belge, à la Calle de Lima, à la fin du mois prochain, señorita !…

Raymond se trouva tout à fait rassuré par les dernières paroles de l’homme. Un sourire de Marie-Thérèse et une grimace de François-Gaspard (de nouveau désorienté par le prosaïsme de ce descendant des Incas, commis de banque) chassèrent les dernières vilaines pensées surgies à nouveau dans la cervelle des voyageurs au nom de l’Interaymi.

Raymond regarda le paysage qui devenait de plus en plus sombre. Le train glissait au fond d’un gouffre, entre deux parois d’une hauteur vertigineuse. Tout là-haut, dans une bande de ciel éclatante, des condors aux ailes immenses éployées décrivaient des cercles lourds.

— Et c’est par des chemins pareils que Pizarre est venu à la conquête des Incas ! s’exclama Raymond, mais comment, avec sa petite troupe, n’a-t-il pas été écrasé ?

— Mon cher Monsieur, ricana lugubrement le commis de banque, il n’a pas été écrasé parce qu’il venait en ami !

— Tout de même on ne s’empare pas « comme cela » d’un empire. Quand ils ont marché sur Cajamarca, combien Pizarre et ses compagnons étaient-ils ?

— Ils avaient reçu du renfort, fit le marquis en frisant sa moustache, ils étaient cent soixante-dix-sept !

— Moins neuf, rectifia le complet veston.

— Ce qui fait : cent soixante-dix-sept moins neuf égale : cent soixante-huit ! si je ne me trompe, inscrivit François-Gaspard sur son éternel carnet.

— Pourquoi moins neuf ? demanda Marie-Thérèse.

— Parce que, Mademoiselle, répliqua le descendant de Mama Runtu, qui semblait connaître l’histoire de la conquête de la Nouvelle-Espagne mieux que les descendants des Espagnols eux-mêmes, parce que Pizarre refit, pour ces nouveaux compagnons, ce qu’il avait déjà fait pour les anciens. Il ne leur dissimula pas la difficulté de la tâche et leur donna une fois encore à choisir.

« Pizarre s’était arrêté au milieu des montagnes pour donner du repos à sa troupe et en faire une inspection plus complète. Oh ! vous avez lieu d’être fiers, Messieurs ! Leur nombre était bien alors, en tout, de cent soixante-dix-sept hommes, dont soixante-sept cavaliers. Il n’avait dans toute sa compagnie que trois arquebusiers et quelques arbalétriers n’excédant pas ensemble le nombre de vingt. Et c’est dans cet équipage que Pizarre se portait au-devant d’une première armée de cinquante mille hommes ! et contre un peuple de plus de vingt millions d’habitants, car le Pérou, sous les Incas, comprenait à la fois ce que nous appelons maintenant l’Équateur, le Pérou, la Bolivie et le Chili ! C’est alors, Messieurs, qu’il trouva que ses soldats étaient encore trop nombreux. Il avait remarqué avec inquiétude qu’il s’en trouvait quelques-uns dont le visage était assombri et qui étaient loin de marcher avec leur entrain ordinaire. Il sentait que, si cette disposition devenait contagieuse, ce serait la ruine de l’entreprise, et il jugea qu’il valait mieux retrancher, d’une fois, la partie gangrenée que d’attendre que le mal eût gagné la masse entière. Ayant ramassé ses hommes, il leur dit que leurs affaires étaient arrivées à une crise qui exigeait tout leur courage. Nul ne pouvait songer à poursuivre l’expédition s’il avait le moindre doute du succès. Si quelques-uns se repentaient d’y avoir pris part, il n’était pas trop tard pour s’en retirer. Ceux-là n’avaient qu’à retourner au bord de l’Océan, à San Miguel où il avait déjà laissé quelques compagnons. Avec ceux qui voudraient partager les chances de sa fortune, qu’ils fussent peu ou beaucoup, il poursuivrait l’aventure jusqu’au bout. Alors, il s’en retira neuf ! quatre appartenaient à l’infanterie et cinq à la cavalerie. Les autres acclamèrent leur général…

— Obéissant à la voix de celui qui servait Pizarre comme un second frère, s’écria le marquis, à la voix de mon aïeul Christobal de la Torre !

— Nous le savons ! nous le savons ! répéta encore, avec son inquiétante ironie, le singulier commis de la banque franco-belge.

— Et pourrions-nous savoir pourquoi vous nous racontez toutes ces belles choses ? interrogea le marquis, sur un ton d’une grande hauteur.

— Pour vous prouver, señor, que les vaincus savent l’histoire de leur pays mieux encore que les vainqueurs !… répliqua l’autre du tac au tac et avec une emphase un peu ridicule pour un homme qui portait si bien le veston de la maison Zarate et Cie (la meilleure maison de confection du paseo de amancaes).

— Mon Dieu ! que c’est beau ! s’écria soudain Marie-Thérèse qui enrayait encore une discussion en rejetant l’attention des voyageurs sur le paysage.



UN COLLOQUE DANS
LA NUIT NOIRE


À ce moment, le train traversait un pont d’où l’on pouvait apercevoir un panorama d’une splendeur sans égale. En face, s’élevait la chaîne prodigieuse des Andes, rocs entassés sur rocs, – plus bas, par une fissure de la montagne, on avait une échappée sur des forêts toujours vertes, entremêlées çà et là de terrasses cultivées en jardins, chacune avec sa chaumière rustique suspendue à ses flancs hérissés, et, pour peu que le regard s’élevât, on apercevait la crête neigeuse des monts étincelants dans le soleil, spectacle présentant à la fois un chaos si sauvage de magnificence et de beauté qu’aucun autre paysage de montagne n’en peut offrir un semblable.

Mais cela était plus terrible encore que beau et les abîmes que le train franchissait à chaque instant donnaient le frisson à Marie-Thérèse qui, appuyée au bras de Raymond, et songeant à l’audace folle des conquistadors se prit à murmurer : « Et voilà cependant ce rempart qui n’a pu arrêter les soldats de Pizarre ! »

Malheureusement, ces paroles furent entendues de l’étranger qui répondit, cette fois, d’une voix nettement hostile :

— N’est-ce pas que nous aurions pu les écraser ?…

Sur quoi le marquis fut tout de suite, par un petit bond, vers le descendant Quichua des rois Incas. Il se haussa sur la pointe des pieds et lui détacha une petite tape méprisante sur l’épaule :

— Pourquoi donc ne l’avez-vous pas fait, señor ?

— Parce que nous, nous ne trahissons pas !

Raymond n’eut que le temps de saisir à la taille et d’emprisonner de ses bras puissants le tumultueux marquis qui était déjà parti en bolide contre l’insolent Indien.

Dans cette position, Christobal se débattait comme un petit diable et était parfaitement ridicule. Quelques paroles de Marie-Thérèse réussirent cependant à le calmer presque instantanément. La jeune fille, qui connaissait l’orgueil de son père, lui fit comprendre, à mi-voix, combien il s’abaissait, lui, marquis de la Torre, en discutant avec un petit commis de banque franco-belge.

— Tu as raison, déclara Christobal en reprenant pied et en jetant à son interlocuteur qui n’avait pas bougé un regard d’une insolence telle, que Huagna Capac Runtu en pâlit. L’Indien n’avait pas été non plus sans comprendre le sens de l’observation de Marie-Thérèse et les choses allaient peut-être encore se gâter quand le train s’arrêta. La ligne, qui était alors en construction, n’allait pas plus loin. Il restait une quarantaine de kilomètres pour se rendre à Cajamarca et ces derniers kilomètres devaient être faits à dos de mules, car on se trouvait alors en pleine montagne, en pleins défilés.

Les voyageurs du reste goûtèrent le pittoresque du campement où ils allaient passer la nuit. On avait accroché aux flancs des monts quelques baraques en planches dans lesquelles logeaient pêle-mêle les ouvriers. La cantine s’accompagnait d’une douzaine de tentes assez confortables où s’installaient les voyageurs qui ne devaient partir pour Cajamarca que le lendemain matin. Une trentaine de mules paissaient sur le sol, l’herbe rare, en liberté. Les éternels galinazos continuaient de décrire leurs larges cercles dans le ciel empourpré. Le dîner servi au bord d’un abîme d’où montait la musique tumultueuse d’un torrent fut très gai. Le commis de banque avait disparu. Marie-Thérèse le retrouva soudain auprès de sa tente, le soir venu. Il la saluait bien humblement et lui demandait pardon de l’incident du train. Il ne croyait pas, disait-il, qu’en remontant à une aussi vieille histoire, il serait désagréable à « Monsieur le Marquis » qu’il respectait infiniment. Enfin, il savait que le marquis était au mieux avec le directeur de la banque franco-belge et il espérait que cette affaire n’aurait pas de suite.

La jeune fille le rassura en dissimulant une forte envie de rire. Le farouche descendant des Incas avait peur de perdre sa place.

Quand il se fut éloigné, elle alla tout raconter à son père et à Raymond, qui s’en amusèrent beaucoup. Puis chacun s’en fut se coucher, excepté cependant l’oncle Ozoux qui passa une grande partie de la nuit à mettre ses notes en ordre et à écrire une longue lettre à son grand journal du soir, lettre dans laquelle il annonçait qu’il refaisait toute la conquête du Pérou avec Pizarre et avec un Indien descendant des rois Incas. Il dépeignait cet Indien sous les traits et sous l’aspect le plus glorieusement sauvages, lui mettait des plumes dans les cheveux et oubliait naturellement de dire qu’il s’habillait dans une maison de confection de Lima.

Marie-Thérèse eut comme toutes les nuits, depuis l’apparition sur son balcon du crâne-pain-de-sucre, de la casquette-crâne, et du crâne-petite-valise, un sommeil assez agité.

Elle se tournait et retournait sur son lit de camp sans parvenir à trouver le repos dont elle avait grand besoin.

Soudain, elle se dressa sur sa couche, l’oreille aux aguets. Il lui avait semblé entendre dehors, tout près de sa tente, une voix dont elle connaissait bien l’accent.

Elle se glissa sans faire de bruit jusqu’à la porte de toile de sa chambre improvisée et, la soulevant d’un doigt, elle put voir dehors ce qui se passait. Deux ombres s’éloignaient sous la lune.

Elle reconnut tout de suite le commis de la banque franco-belge, mais elle hésita devant l’autre dont elle n’apercevait pas le visage. Enfin, les deux ombres s’étant arrêtées, se retournèrent du côté de la tente qu’ils montrèrent de la main, et Marie-Thérèse, cette fois, ne put retenir un nom : « Huascar ! »

Qu’est-ce que Huascar faisait là ? Et pourquoi ce colloque dans la nuit, en face de sa tente, avec ce singulier Huagna Capac Runtu ? Pourquoi désignaient-ils l’endroit où elle reposait ? Qu’est-ce que tout cela signifiait ?… Les deux ombres avaient repris leur marche. La paix de la nuit fut alors troublée du hennissement d’un cheval. Et la jeune fille aperçut le cheval, qui, attaché à un piquet, piaffait d’impatience. Huascar était déjà en selle pendant que le commis de banque détachait la bête tout en continuant la mystérieuse conversation et en désignant encore de temps à autre la tente de Marie-Thérèse. Enfin le cavalier glissa derrière les tentes et le commis disparut en même temps que lui. Tout redevint calme et le petit plateau où les voyageurs campaient resta désert.



HUASCAR SE MONTRE CRUELLE HANTISE ?


Marie-Thérèse ne put refermer les yeux de la nuit. Cette inattendue réapparition de Huascar lui donnait à réfléchir et n’était point faite pour calmer l’inquiétude qui était maintenant latente, tout au fond d’elle-même, bien qu’elle s’en défendît et qu’elle se l’avouât à peine, ayant honte de ce qu’elle appelait sa pusillanimité.

Avait-elle quelque chose à craindre de Huascar ? Elle ne pouvait l’admettre. Elle se rendait parfaitement compte que l’Indien l’aimait, mais comme un chien fidèle, et elle eût juré qu’elle pouvait compter sur son dévouement dans le cas où elle eût couru quelque danger.

Et cependant ! Et cependant !… Et cependant quoi ? de quel danger s’agissait-il donc ? Elle avait envie de se battre ! Elle se trouvait plus sotte que les vieilles dames là-bas, qui vivaient au fond de leurs vieux souvenirs, au milieu de leurs vieux meubles avec leurs stupides histoires. Elle résolut de ne point parler de ce qu’elle avait vu cette nuit-là ni à Raymond ni à son père. Elle ne voulait pas passer pour une petite fille qui a peur, la nuit, des ombres qui se promènent sous la lune.

Mais elle se dit qu’à la prochaine occasion elle questionnerait très catégoriquement Huagna Capac Runtu.

Cette occasion se présenta dès le début de l’étape du lendemain.

Tous les voyageurs s’étaient mis en route sur leur mule. Le petit groupe de Marie-Thérèse, du marquis, de Raymond et de Ozoux était en tête. François-Gaspard, qui s’était mis tout d’abord allègrement en selle, voulut en descendre quand le chemin lui parut trop dangereux. Sur sa mule, il lui semblait qu’il était dix fois plus haut, au-dessus des précipices, que s’il avait été à pied, et, par instants, il eût voulu, pour plus de sûreté, se hisser sur le chemin, à quatre pattes. Sa bête, accrochée au flanc du roc, lui donnait des terreurs folles. Il craignait qu’elle ne glissât à chaque instant. N’y pouvant plus tenir, il s’arrêta, et comme, dans l’instant, on ne pouvait passer deux de front, il arrêta du coup derrière lui toute la caravane.

Le pis est, qu’en voulant descendre, il avait des gestes maladroits qui tendaient à faire perdre l’équilibre à sa monture. On lui cria de rester tranquille. Il répondit qu’il voulait bien ne pas descendre, mais qu’il ne ferait plus un pas. La position était des plus ridicules.

C’est sur ces entrefaites que le commis de banque, descendant de sa propre mule et se glissant entre la paroi et les bêtes, parvint jusqu’à la mule de François-Gaspard dont il prit la bride et à laquelle il fit, avec une grande adresse, franchir le passage difficile, malgré les gesticulations de l’oncle. Raymond, le marquis et Marie-Thérèse durent le remercier. Marie-Thérèse se trouva mule à mule près de lui.

— Bonjour, señor Huagna Capac Runtu ! fit-elle avec un sourire engageant.

— Eh ! señorita, laissons tous ces noms illustres qui sont morts avec mes ancêtres ; je n’ai plus droit aujourd’hui qu’à celui sous lequel on me connaît dans la banque. Je m’appelle Oviedo… comme tout le monde.

— Ah ! Je me rappelle maintenant… oui, oui, je vous ai aperçu aux fins de mois. Oviedo de la banque franco-belge… Eh bien ! señor Oviedo, pourriez-vous me dire ce que vous faisiez cette nuit, tout près de ma tente, avec mon ancien employé Huascar ?

Oviedo Huagna Capac Runtu ne broncha pas. Mais sa mule eut un léger mouvement. Il la retint d’une main ferme.

— Ah ! vous avez vu Huascar, il est arrivé en pleine nuit à l’étape et m’a fait réveiller. C’est un vieil ami. Il savait que je me rendais à Cajamarca et, comme il s’y rendait lui-même, il n’a pas voulu passer sans me serrer la main. Nous nous sommes, en effet, tenus un moment auprès de votre tente. Quand il a su que vous étiez là (c’est moi qui le lui ai dit) il m’a recommandé de veiller sur vous… et il est reparti aussitôt.

— En quoi ai-je besoin que quelqu’un veille sur moi ? demanda Marie-Thérèse. Est-ce que je cours quelque danger ?

— Aucun. Mais vous courez le danger auquel chacun est exposé ici ! Ces défilés sont dangereux. Une mule peut faire un faux pas. Ça s’est vu. Une selle mal attachée peut tourner… et c’est la mort ! Voilà ce que voulait dire Huascar et voilà pourquoi j’ai choisi moi-même votre mule, ce matin, et pourquoi j’ai sanglé moi-même votre selle.

— Merci, Monsieur, dit-elle d’un ton assez sec, car elle était très agacée.

François-Gaspard la rejoignit alors. Il avait retrouvé son sang-froid, car la route était maintenant plus large. Il parla avec désinvolture de ce chemin de sauvage et se défendit d’avoir eu peur.

— Tout de même, ajouta-t-il, je me demande comment Pizarre a pu passer par ici avec sa petite armée !

Marie-Thérèse jeta à l’académicien un coup d’œil qui l’eût certainement fait basculer dans l’abîme si l’autre l’avait surpris. Mais François-Gaspard commettait les gaffes avec sérénité et remettait la conversation sur le terrain qui l’intéressait, tant brûlant fût-il.

— Oui, c’est bien incroyable, répliqua le commis. Moi, voyez-vous, cela m’a amusé d’étudier la question. Parfois, le chemin était si raide que, dans plusieurs endroits, les cavaliers furent obligés de mettre pied à terre et de conduire leurs chevaux par la bride en grimpant comme ils pouvaient. Un faux pas pouvait les précipiter à des milliers de pieds. Les défilés de la Sierra praticables à l’Indien demi-nu, étaient formidables pour l’homme d’armes chargé de sa panoplie. Tous ces passages évidemment présentaient des points de défense et les Espagnols, lorsqu’ils entraient dans ces défilés entourés de roches, devaient chercher d’un regard inquiet, l’ennemi.

— Mais que faisait donc l’ennemi, pendant ce temps-là ? interrogea Raymond qui s’approchait à son tour.

— L’ennemi ne faisait rien, señor… l’ennemi derrière la montagne attendait la visite des Espagnols… Il y avait eu échange de messages d’où il résultait que l’on devait se rencontrer en amis…

— Pardon, Monsieur le commis de la banque franco-belge, fit la voix du marquis… voulez-vous me permettre une petite observation ? une question ?… Croyez-vous que si votre roi Atahualpa avait pu imaginer une seconde que ses cinquante mille hommes ne pourraient le défendre contre cent cinquante Espagnols, il aurait attendu sous sa tente Pizarre et ses compagnons ? Il n’a point marché contre eux parce qu’il méprisait leur faiblesse… tout simplement ! Et il a eu tort, Monsieur Runtu !

L’Indien s’inclina humblement sur sa selle.

— Oui, Monsieur le Marquis, il a eu tort.

Et se relevant cependant que son doigt montrait un point extrême des roches tout là-haut, dans le lointain azur.

— Il aurait dû apparaître dans ces défilés comme ce cavalier au-dessus de nos têtes, et il ne serait rien resté de la folle entreprise ; et le Soleil notre Dieu régnerait encore sur l’Empire des Incas !

Ce disant, le commis de la banque franco-belge semblait avoir grandi sur sa selle. Son geste romantique embrassait le colossal massif des Andes qui semblait être là pour servir de piédestal à l’Indien de là-haut qui, sur son cheval, ne bougeait pas plus qu’une statue de bronze. Il regardait passer la caravane au-dessous de lui.

— Huascar ! s’écria Marie-Thérèse…

Et tous, en effet, reconnurent Huascar. Et jusqu’au moment où ils sortirent de la première chaîne des Andes, tantôt devant, tantôt derrière, toujours immobile pendant qu’ils passaient, toujours au-dessus d’eux, comme une protection ou comme une menace, ils devaient l’apercevoir. Sa haute silhouette équestre ne cessait de les dominer et de les hanter.

Les voyageurs passèrent encore une nuit sous la tente et le lendemain ils arrivèrent en vue de la vallée de Cajamarca, qu’ils découvrirent émaillée de toutes les beautés de la nature. Elle se déroulait comme un tapis de verdure riche et varié, offrant un contraste frappant avec la sombre forme des Andes qui l’entourait. Telle apparut cette vallée heureuse aux yeux éblouis des soldats de Pizarre ! Elle était au temps du conquistador habitée par une population supérieure à toutes celles que les Espagnols avaient rencontrées de l’autre côté des montagnes, comme le témoignaient le goût de leurs vêtements, la propreté et le confort que présentaient visiblement les personnes et les habitations[2].

Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, la plaine offrait l’apparence d’une culture soignée et prospère. À travers les prairies coulait une large rivière, qui facilitait une irrigation abondante au moyen des canaux et des aqueducs souterrains. Le pays, entrecoupé de haies verdoyantes, était bigarré de cultures diverses ; car le sol était riche, et le climat, s’il était moins puissant que celui des régions brûlantes de la côte, favorisait davantage les productions vigoureuses des latitudes tempérées. Au-dessous des aventuriers s’étendait la petite ville de Cajamarca avec ses maisons blanches brillant au soleil, semblable à une pierre précieuse étincelante sur la sombre lisière de la Sierra.

Environ une lieue plus loin dans la vallée, Pizarre avait pu voir des colonnes de vapeur s’élevant vers le ciel et indiquant la place des fameux bains chauds, très fréquentés par les princes péruviens.

Là aussi s’était offert un spectacle moins agréable aux yeux des soldats de Pizarre. Ils aperçurent sur la pente des hauteurs un nuage blanc de pavillons qui couvraient la terre, aussi pressés que des flocons de neige, dans un espace qui paraissait de plusieurs milles[3]. « Nous fûmes tous remplis d’étonnement », s’écrie un des conquérants, « de voir les Indiens occupant une si fière position, un si grand nombre de tentes mieux disposées qu’il ne s’en était jamais vu aux Indes. Ce spectacle jeta une sorte de confusion et même de crainte dans les cœurs les plus fermes. Mais il était trop tard pour revenir sur ses pas ou pour laisser paraître le moindre signe de faiblesse. Ainsi donc, faisant aussi bonne contenance que possible, après avoir froidement reconnu le terrain, nous nous préparâmes à entrer dans Caxamarxa. »

Tout brûlant de ces souvenirs merveilleux et tout exalté de se trouver sur un coin de terre où s’était déroulée la plus incroyable aventure du monde, François-Gaspard, debout sur ses étriers, ne cessait de saluer en termes enthousiastes la Cajamarca de ses rêves ! Instruit par Oviedo Runtu, il désignait l’endroit où attendaient Atahualpa et ses cinquante mille guerriers. Cette armée prodigieuse dans ce pays d’Amérique que Christophe Colomb avait découvert seulement une quarantaine d’années avant que Pizarre entreprît sa folle conquête, cette armée formidable ne faisait pas peur à François-Gaspard qui, lui aussi, semblait un conquistador et qui n’était pas loin de se prendre pour un héros de l’antique histoire, et qui s’écria : « En avant ! »

On ne dit pas quels furent les sentiments du monarque péruvien lorsqu’il vit la cavalcade belliqueuse des chrétiens avec ses bannières flottantes et ses armures étincelantes aux rayons du soleil couchant, déboucher des sombres profondeurs de la Sierra et s’avancer dans un appareil hostile sur les beaux domaines qui, à cette époque, n’avaient encore été foulés que par le pied de l’homme rouge, mais quand les voyageurs virent partir à fond de train François-Gaspard emporté par sa mule emballée, ce fut dans toute la troupe un immense éclat de rire. Excitées par ces rires et par les cris de joie, toutes les autres mules suivirent, qui au grand trot, qui au galop. Le tumulte qui accourait derrière elle ne faisait qu’exciter la monture du malheureux académicien, si bien que le dénouement prévu de cette chevauchée ne se fit guère attendre.

La mule culbuta et l’oncle fut projeté les jambes en l’air à quelques pas de là. On se précipita. On l’entoura, il était déjà debout. Nullement marri, il paraissait au contraire enchanté.

— Mesdames et Messieurs, s’écria-t-il, c’est ainsi que Pizarre a gagné sa première bataille !

Et il expliqua à Marie-Thérèse et à Raymond, amusés, qu’en effet, lors d’une première rencontre que l’aventurier espagnol avait eue avec les Incas, quelque temps après son débarquement, avant son passage des Andes, il était sur le point, lui et sa petite troupe, d’être anéanti par une troupe plus forte quand l’un de ses cavaliers fut désarçonné. Or, les Incas, qui ignoraient le cheval et par conséquent l’art de l’équitation, furent tellement stupéfaits de voir se séparer en deux cet animal extraordinaire (cheval et cavalier) qu’ils avaient cru jusqu’alors « ne faire qu’un », qu’ils abandonnèrent le terrain en poussant des cris d’aliénés. Personne, naturellement, ne crut François-Gaspard qui, cependant, rapportait l’exacte vérité. Mais toute cette histoire de la conquête du Pérou est si fantastique qu’il faut pardonner aux incrédules qui n’ont pas lu les textes très authentiques, sortis des Archives de Madrid, dont François-Gaspard Ozoux avait eu soin de prendre copie avant de s’embarquer avec son neveu pour une nouvelle découverte de l’Amérique. On riait encore de l’aventure quand on arriva sous les murs de Cajamarca.



UN CADEAU D’ATAHUALPA


Ils pénétrèrent dans la ville vers le soir et ce qui frappa d’abord tous les voyageurs fut le grand nombre des Indiens qu’ils rencontrèrent dans les rues et aussi leur silence.

Cajamarca compte à l’ordinaire douze à treize mille habitants ; ce soir-là, elle en abritait certainement le double. Du reste, la caravane avait rencontré en cours de route de longues files d’Indiens qui, toutes, par les routes venant de la Costa, ou de la Montaña, se dirigeaient vers la Cité sainte, car Cajamarca est l’une des plus sacrées qui soient pour les indigènes. On peut dire d’elle qu’elle est la nécropole des Incas et l’on ne peut faire un pas dans ses rues ou sur ses places publiques sans retrouver nombre de souvenirs de l’antique splendeur de l’Empire disparu.

Il était facile de voir, à l’allure des quichuas rencontrés sur ces pavés historiques, que tout ce peuple s’était rendu là dans une pieuse pensée de pèlerinage. Et les plus étonnés ne furent point les voyageurs, mais les habitants de la ville eux-mêmes qui ne se souvenaient point d’une pareille invasion. Jusqu’alors, de mémoire d’homme vivant, la fête de l’Interaymi n’avait visiblement remué aucune foule ; même pour la grande solennité décennale, l’Indien disparaissait plutôt qu’il n’apparaissait.

Que signifiait au juste tout ce mouvement ? Les autorités étaient assez inquiètes, mais n’avaient aucune raison d’intervenir. Les quelques troupes dont on disposait alors à Cajamarca et qui étaient venues dans cette ville pour parer à toute éventualité depuis que Garcia avait brandi à l’autre extrémité du Pérou l’étendard de la révolte en faisant appel au fanatisme des Indiens, avaient été consignées.

Les portes des huit églises étaient gardées militairement dans la crainte de surprise, car chacun de ces monuments pouvait facilement être transformé en forteresse. Enfin, le reste de la force publique se trouvait réunie sur la place centrale non loin des restes du palais où se trouve la fameuse pierre sur laquelle avait été brûlé Atahualpa, le dernier roi Inca.

C’était là le centre de toute cette muette manifestation, le but des longs voyages d’Indiens à travers la montagne. Du moins était-ce là, — cette visite à cette pierre, — le prétexte religieux qui semblait les avoir poussés vers Cajamarca en un si grand nombre.

Le marquis, stupéfait, rappelait avec inquiétude que la grande révolte indigène de 1818 avait été précédée de manifestations semblables. Est-ce que vraiment les fêtes de l’Interaymi qui devaient commencer le lendemain et durer quinze jours allaient être le signal d’un de ces mouvements populaires que les gouvernements péruviens croyaient depuis longtemps n’avoir plus à redouter ?

Dans le moment que Christobal se posait cette question, il s’arrêta tout net devant une bâtisse dont l’enseigne annonçait le bureau de poste. Et il mit pied à terre, tout de suite. Raymond et Marie-Thérèse échangèrent un sourire. On allait enfin savoir quel était le nom du facétieux expéditeur du bracelet-soleil-d’or.

Et ils arrêtèrent leur mule, attendant le retour du marquis avec une indifférence qui était peut-être un peu affectée.

Au bout de dix minutes, le marquis ressortait du bureau de poste.

— J’ai le nom et l’adresse, dit-il, d’un air assez préoccupé.

— Et comment s’appelle notre expéditeur ? demanda Marie-Thérèse.

Il s’appelle Atahualpa ! répliqua le marquis en remontant sur sa mule.

— C’est la plaisanterie qui continue ! répliqua Marie-Thérèse, la voix légèrement changée.

— Je le crois, fit Christobal, j’ai parlé à l’employé qui a reçu le colis postal et qui n’a pas de peine à se rappeler la physionomie de l’expéditeur, car ce nom de l’Atahualpa l’avait également frappé. La boîte a été apportée par un Indien quichua qui, sur la question de l’employé, a répondu qu’Atahualpa était véritablement son nom, ce qui, après tout, est bien possible.

— Puisqu’il a donné son adresse, allons lui faire une petite visite, dit Raymond.

— J’allais vous le proposer, fit Christobal. Et il poussa sa mule, prenant la direction de la troupe. François-Gaspard fermait la marche, toujours prenant des notes, le carnet sur le pommeau de sa selle.

Ils traversèrent un ruisseau qui va se jeter dans un affluent du haut Maranon, passèrent près des ruines de San Francisco, la première église construite au Pérou, et le marquis, après avoir demandé plusieurs fois son chemin, conduisit ses compagnons sur une place grouillante d’Indiens.

Sur un des côtés de cette place s’élevaient d’antiques murailles qui avaient encore conservé forme de palais. Ç’avait été là la dernière demeure du dernier roi Inca. Là, il avait vécu dans sa gloire et là il s’était préparé au martyre.

Là, avait habité Atahualpa et c’était là que l’employé des postes avait envoyé Christobal de la Torre !

Prise dans un remous de la foule, la caravane dut subir un singulier mouvement qui la poussa vers le palais dont elle se trouva avoir franchi les vastes portes sans qu’elle pût exactement se rendre compte de la façon dont elle y avait été amenée.

Ils étaient maintenant dans une large enceinte pleine d’Indiens, les uns debout montrant orgueilleusement des fronts de chefs, les autres prosternés autour d’une pierre centrale, la pierre sacrée, la pierre du martyre.

Derrière cette pierre, debout sur un escabeau, un indigène drapé dans un puncho d’un rouge éclatant et tel qu’aucun Espagnol qui était là n’avait pu encore en voir sur les épaules d’un Indien, parlait… et tous l’écoutaient dans un silence impressionnant.

Il parlait à cette foule en indien quichua.

Or, à l’arrivée de Christobal, de Marie-Thérèse, de Raymond et de François-Gaspard, une voix se fit entendre qui interrompit l’espèce de récit psalmodié de l’homme au puncho rouge. Et cette voix disait :

Parlez espagnol. Tout le monde comprendra !

Le marquis et Marie-Thérèse se retournèrent.

Le commis de la banque franco-belge était derrière eux, les saluant et leur faisant comprendre qu’il était aimablement intervenu à leur intention.

Chose extraordinaire, cette interruption, qui eût pu passer pour sacrilège, ne fut suivie d’aucun murmure. Et l’Indien au puncho rouge parla espagnol !

Il disait :

— En ce temps-là, l’Inca était tout puissant, son armée était formidable. La cité avait ses maisons d’argile au soleil et ses trois murailles en spirale bâties en pierre de taille. C’était un lieu très fort et il y avait une citadelle et un couvent habité par les Vierges du Soleil. L’Inca hospitalier, qui ne craignait rien et qui ne connaissait pas la trahison, laissa entrer les hommes blancs dans cette ville qui eût pu être leur prison et où ils furent reçus en amis, comme des envoyés nobles de l’autre grand empereur qui régnait au-delà des mers.

« Or, également en ce temps-là, le chef des étrangers avait partagé sa petite armée en trois parts et il avait marché sur la ville en ordre de bataille, car il doutait du cœur généreux de l’Inca. Alors, l’Inca dit : « Puisqu’ils craignent notre hospitalité, sortons tous de cette ville dont ils feront leur asile, et la paix entrera dans leur cœur. » Ainsi, lorsque le Conquistador approcha avec ses soldats en bataille, personne ne sortit pour le recevoir et il traversa les rues à cheval sans rencontrer aucun être vivant et sans entendre d’autre son que l’écho des pas de ses lourds guerriers. »

Ici, l’homme rouge sembla se recueillir, et il reprit :

« Ceci se passait à une heure avancée de l’après-midi. L’Étranger envoya aussitôt une ambassade au camp de l’Inca. Le frère de l’Étranger qui s’appelait Fernando vint au camp avec vingt cavaliers ; il demanda à parler à l’Inca. Or, celui-ci le reçut sur son trône, le front entouré du borla royal !

« Il était au milieu de ses officiers et de ses femmes. Les étrangers apportaient des paroles de miel. Or, l’Inca dit : « Dites à votre capitaine que j’observe un jeûne qui finira demain. Je le visiterai alors avec mes principaux chefs. En attendant, je lui permets d’occuper les bâtiments publics de la place et point d’autres, jusqu’à mon arrivée ; j’ordonnerai alors ce qu’il y aura à faire. »

« Or, après ces bonnes paroles, il arriva qu’un cavalier espagnol, pour remercier l’Inca qui n’avait encore jamais vu d’homme à cheval, déploya son talent d’écuyer. Mais quelques personnages présents ayant marqué de la frayeur, cependant que l’Inca restait impassible, l’Inca les fit mettre à mort comme il était juste. Après quoi les ambassadeurs burent la chicha dans les vases d’or présentés par les Vierges du Soleil. Et ils s’en retournèrent à Cajamarca. Or, ils rapportèrent tristement à leur chef ce qu’ils avaient vu : la magnificence du camp, la force et le nombre des troupes, leur belle ordonnance et leur discipline ; le désespoir entra dans le cœur des soldats de l’Étranger, surtout lorsque la nuit fut venue et qu’ils virent les feux de l’Inca éclairant les flancs des montagnes et brillant dans l’obscurité aussi pressés que les étoiles du ciel !

Ici, l’homme rouge se recueillit encore ; puis il poursuivit :

— Mais l’Étranger, que rien n’abattait dans le mal, passa dans leurs rangs et leur versa la parole honteuse qui devait ranimer les courages. Or, le lendemain, à midi, le cortège de l’Inca se mit en marche. Élevé au-dessus de la foule, on apercevait le roi porté sur les épaules des principaux de la nation. L’armée derrière lui se déployait dans les vastes prairies aussi loin que l’œil pouvait atteindre[4]. Dans toute la ville régnait un profond silence, interrompu seulement de temps en temps par le cri de la sentinelle qui signalait du haut de la forteresse les mouvements de l’armée de l’Inca.

« D’abord entrèrent dans la ville quelques centaines de serviteurs qui chantaient dans leur marche des chants de triomphe résonnant aux oreilles de l’Étranger comme les chants de l’Enfer. Puis, des guerriers, des gardes, des seigneurs aux costumes lamés d’argent, de cuivre et d’or. Notre Atahualpa, fils du Soleil, était porté sur une litière et assis au-dessus de tous sur un trône d’or massif. Or, le cortège parvint jusqu’au cœur de la Plaza sans avoir rencontré un visage blanc. Quand Atahualpa, fils du Soleil, fut entré dans cette place avec six mille des nôtres, il demanda : « Où sont les étrangers ? » Or, à ce moment, un moine, que personne n’avait encore aperçu, s’avança vers l’Inca, une croix dans la main. Il était accompagné d’un Indien interprète qui lui exposa les principes de la foi de l’Étranger et lui demanda d’abandonner son dieu pour celui des chrétiens. Atahualpa répondit : « Votre Dieu fut mis à mort par les hommes qu’il avait créés ! Mais le mien, dit-il, en montrant sa divinité qui, dans ce moment même s’abaissait dans sa gloire, derrière les montagnes, Mon Dieu vit encore dans les cieux d’où il regarde ses enfants ! »

À ces paroles de l’orateur rouge, tous les Indiens qui entouraient Christobal et son compagnon se tournèrent vers le soleil qui allait disparaître derrière les Andes et firent entendre un étrange cri d’allégresse, cri d’adieu et d’espoir à l’astre du jour, transmis par les générations. Par une fente de la muraille, on apercevait la pourpre éclatante du soir inca et la scène avait une telle grandeur que Marie-Thérèse et Raymond ne purent s’empêcher de tressaillir. Oui, on ne pouvait plus en douter, le dieu Soleil avait encore ses fidèles comme au soir tragique d’Atahualpa ! Il n’y avait qu’à les voir, tous exaltés, frémissants, ces hommes qui avaient conservé le même langage, les mêmes mœurs depuis tant de siècles ! La conquête avait passé sur eux sans les changer. Ils avaient conservé la tradition ! Et ce n’était peut-être pas une légende, après tout, qu’au fond des montagnes, dans quelque cité restée inconnue, insoupçonnée des autres races, défendue par le rempart inaccessible des Andes et les neiges éternelles, il y avait des prêtres qui travaillaient incessamment à attiser la flamme sainte. Leur Histoire, plus durable encore que leurs monuments dont les ruines prodigieuses étonnent cependant le voyageur autant qu’aux plaines de Louqsor et de Karnack, leur histoire immortelle passait, avec tous ses détails privés, de bouche en bouche, à travers les âges ! Et le miracle de l’immobilité du récit ne s’était peut-être accompli que parce que ce peuple n’avait pas d’écriture ! Pas d’écriture (elle était défendue), pas de littérature chez l’Inca, pas de mensonge poétique. Seule, la mémoire fidèle, aidée par les quipos (petites cordes à nœuds qui servaient à compter et à se rappeler), seule la mémoire fidèle répétait les mêmes mots et faisait recommencer les mêmes choses aux mêmes heures du monde, depuis un temps sans nombre.

Ils écoutèrent le récit de la mort d’Atahualpa à genoux. Chose singulière, la plupart d’entre eux, en se courbant, faisait le signe de la croix ! D’où venait-il, ce signe là ? Fallait-il trouver là seulement la preuve nouvelle de cet amalgame extraordinaire des cultes anciens et nouveaux dont s’était accommodée la basse classe indienne jadis pourchassée par l’Inquisition ? Arrivait-il de plus loin encore ? Certains historiens ont prétendu que les premiers conquérants le trouvèrent, ce signe, chez les Aztèques et les Incas, d’où cette conclusion que la civilisation des deux Empires pouvait avoir pour origine ou pour accélératrice la prodigieuse aventure de naufragés chrétiens, chercheurs de l’Inconnu, à travers les Indes, la Chine, les mers du Pacifique. Que de problèmes soulevés et jamais résolus ! Indifférent au drame actuel qui se nouait autour de lui, l’illustre François-Gaspard Ozoux, de l’Institut, ne vivait que dans le passé, sa philosophie de pacotille ne trouvant pas le lien qui rattachait la tragédie antique au geste de l’Homme au punch rouge et aussi au mouvement de cette foule qui avait rejeté les descendants du Conquistador jusque dans cette salle où l’on pleurait la mort d’Atahualpa…

De sa voix psalmodique, le prêtre rouge rappelait les terribles étapes de l’étrange infortune :

« Pizarre et ses cavaliers, prêts au combat, se tenaient dissimulés dans les vastes salles des palais qui entouraient la plaza. » C’est là que le moine qui avait su parler du vrai Dieu à Atahualpa vint les rejoindre. « Ne voyez-vous pas, dit-il à Pizarre, que, tandis que nous nous épuisons en paroles avec ce chien plein d’orgueil, la campagne se couvre d’Indiens ? Courez-lui sus ! Je vous donne l’absolution ! »

On était arrivé au drame, à ce que l’homme rouge appelait : le crime de l’Étranger. Pour le raconter, il se haussa encore sur son escabeau et son geste menaçant domina la foule et Christobal lui-même, sur sa mule, et ses compagnons.

On sut alors comment, s’élançant sur la place, Pizarre et ses soldats avaient poussé leur vieux cri de guerre : « Saint-Jacques et tombons sur eux ! » Tous les Espagnols qui étaient dans la ville y répondirent par le cri de combat, et, s’élançant des grandes salles où ils étaient cachés, ils se répandirent sur la plaza, fantassins et cavaliers, et se jetèrent au milieu de la foule des Indiens. Ceux-ci furent saisis d’une terreur panique. Ils ne savaient où fuir pour éviter la mort qui les menaçait.

« Nobles et gens du peuple, tous avaient été foulés aux pieds sous les charges furieuses des cavaliers qui frappaient à droite et à gauche sans ménagement, pendant que leurs épées, étincelant dans la fumée, portaient l’épouvante au cœur des malheureux indigènes, qui voyaient alors pour la première fois le cheval et son cavalier dans tout ce qu’ils ont de terrible. Ils ne firent aucune résistance ; à la vérité, ils n’avaient pas d’armes. Toutes les issues étaient fermées, car l’entrée de la place était encombrée des corps de ceux qui avaient péri en faisant de vains efforts pour fuir, et telle était l’angoisse des survivants, sous la pression effroyable de leurs assaillants, qu’une troupe nombreuse d’Indiens renversa, par des efforts convulsifs, le mur de pierre et de mortier séché qui formait en partie l’enceinte de la plaza ! Ce mur tomba, laissant une ouverture de plus de cent pas, par laquelle des multitudes se jetèrent dans la campagne, toujours chaudement poursuivies par la cavalerie qui, sautant par-dessus les décombres, s’élança sur les fugitifs, les abattant de tous côtés[5].

Au milieu de cette bataille, la litière d’Atahualpa et son trône d’or massif étaient ballottés terriblement, cependant que le roi assistait au massacre des siens. Les soldats espagnols parvinrent par un effort suprême jusqu’à lui et voulurent le tuer. Mais, Pizarre, qui était le plus rapproché de lui, s’écria d’une voix de stentor : « Que celui qui tient à sa vie ne touche pas à l’Inca » ; et, en étendant le bras pour le protéger, il fut blessé à la main par un de ses soldats.

La lutte devint plus acharnée que jamais autour de la litière royale. Elle vacillait de plus en plus, et enfin, plusieurs des nobles qui la portaient ayant été tués, elle fut renversée. Pizarre et ses compagnons reçurent l’Inca dans leurs bras. Le borla impérial fut immédiatement arraché du front du malheureux monarque par un soldat nommé Estete, et Atahualpa, fortement escorté, fut conduit dans la salle voisine à l’endroit même où le prêtre rouge quichua, tantôt de sa voix râlante, tantôt gémissante, tantôt menaçante, racontait ces choses mémorables et tristes.

Toute résistance avait cessé à l’instant. La nouvelle du sort de l’Inca se répandit bientôt dans la ville et dans tout le pays. Le charme qui aurait pu tenir les Péruviens réunis était rompu. Chacun ne pensait qu’à sa sûreté. Les soldats mêmes, qui étaient campés dans les champs voisins, prirent l’alarme en apprenant la fatale nouvelle et se dispersèrent.

Le soir, Pizarre fit souper Atahualpa à sa table. L’Inca montra un courage surprenant et rien ne put lui faire perdre son impassibilité.

Le lendemain on commença à piller. Jamais les Espagnols n’avaient rêvé autant d’or ni d’argent. Et c’est alors que Atahualpa ne tarda guère à découvrir chez ses vainqueurs, sous les apparences du zèle religieux qui tendait à le convertir, une passion cachée plus puissante dans la plupart des cœurs que la religion ou l’ambition : c’était l’amour de l’or. Il dit un jour à Pizarre que, s’il voulait le mettre en liberté, il s’engagerait à couvrir d’or le plancher de la chambre où ils étaient.

Ses auditeurs l’écoutaient avec un sourire incrédule ; et, comme l’Inca ne recevait pas de réponse, il dit avec emphase « qu’il ne couvrirait pas seulement le plancher, mais qu’il remplirait la chambre d’or aussi haut qu’il pouvait atteindre » ; et, se mettant sur la pointe des pieds, il leva sa main contre le mur.

Tous les yeux exprimèrent la surprise ; car ces paroles semblaient la vanité insensée d’un homme trop avide de recouvrer sa liberté pour peser la valeur de ses mots. Cependant Pizarre était cruellement embarrassé. À mesure qu’il s’avançait dans le pays, beaucoup de choses, qu’il avait vues et toutes celles qu’il avait entendues avaient confirmé les rapports éblouissants qu’on avait reçus d’abord au sujet des richesses du Pérou. Atahualpa lui-même lui avait fait la peinture la plus brillante de l’opulence de Cuzco, la première capitale des Incas, où les toits des temples étaient revêtus d’or, tandis que les murailles étaient couvertes de tapisseries et le sol pavé de tuiles de ce précieux métal. Il devait y avoir quelque fondement à tout cela. Dans tous les cas, il était prudent d’accepter la proposition de l’Inca, puisqu’en agissant ainsi, il pouvait réunir tout l’or dont il disposait et par là empêcher les indigènes de le soustraire ou de le cacher.

Il acquiesça donc à l’offre d’Atahualpa, et, tirant une ligne rouge sur le mur à la hauteur que l’Inca avait indiquée, il fit enregistrer exactement par le notaire les termes de la proposition. La chambre avait environ dix-sept pieds de large sur vingt-deux de long, et la ligne était tracée sur le mur à neuf pieds du sol[6].

Arrivé à cet endroit de sa psalmodie que nous avons résumée ici dans un récit nécessaire à faire apparaître le passé vivant aux yeux du lecteur, le prêtre rouge s’arrêta, s’en fut à la muraille et indiqua du doigt une trace encore assez nettement visible et il dit : « Là fut la marque de la rançon ! »[7]

L’espace devait donc être rempli d’or jusqu’à cette ligne, mais il fut entendu que l’or devait ne pas être fondu en lingots, mais conserver la forme des objets qu’on en avait fabriqués, afin que l’Inca eût le bénéfice de l’espace qu’ils occupaient. Atahualpa convint en outre, de remplir deux fois d’argent une chambre voisine de grandes dimensions et il demanda deux mois pour remplir ses promesses. Bientôt ses émissaires, choisis parmi les prisonniers, partirent pour toutes les provinces de l’Empire.

L’Inca dans sa prison était très surveillé, naturellement, car, en même temps que sa captivité assurait la sécurité de Pizarre, il représentait pour lui maintenant une richesse fabuleuse. Dans son infortune, Atahualpa reçut la visite des principaux seigneurs de la Cour qui ne se risquaient jamais en sa présence sans avoir d’abord quitté leurs sandales et sans porter en signe de respect un fardeau sur leurs épaules. Les Espagnols regardaient d’un œil curieux ces actes d’hommage ou plutôt de soumission servile, d’une part, et, de l’autre, l’air de parfaite indifférence avec lequel ils étaient reçus comme une chose toute naturelle ; et ils conçurent une haute idée du caractère d’un prince qui, même dans l’impuissance où il se trouvait, pouvait inspirer à ses sujets de tels sentiments de respect. Cependant la chambre commençait à se remplir d’objets précieux. Mais les distances étaient grandes et les rentrées se faisaient lentement : la plupart se composaient de pièces de vaisselle massives, dont quelques-unes pesaient deux ou trois arrobas — poids espagnol de vingt-cinq livres. À certains jours on apporta des articles de la valeur de trente ou quarante mille pesos de oro, et parfois de cinquante ou même soixante mille pesos. Les yeux avides des conquérants couvaient les masses brillantes de trésors qui étaient sur les épaules des Indiens, et que ceux-ci déposaient aux pieds de leur infortuné monarque. Mais quel espace il restait encore à remplir ! Comme ses soldats commençaient à montrer de l’impatience, Pizarre envoya son frère Fernand à Cuzco avec ses cavaliers et un ordre de l’Inca. Et les Péruviens durent hâtivement dépouiller leurs maisons et leurs temples.

Le nombre des plaques que les envoyés de Pizarre enlevèrent eux-mêmes au temple du Soleil était de sept cents, et, quoiqu’elles ne fussent sans doute pas d’une grande épaisseur, on les compare pour la dimension au couvercle d’un coffre de dix ou douze pouces de large. L’édifice était entouré d’une corniche d’or pur, mais qui était si solidement fixée dans la pierre, qu’elle défia heureusement tous les efforts des spoliateurs.

Les messagers rapportaient avec eux, outre l’argent, deux cents cargas ou charges d’or complètes. C’était un accroissement considérable aux contributions d’Atahualpa ; et, bien que le trésor fût encore fort au-dessous de la marque prescrite, le monarque voyait approcher avec satisfaction le moment où serait entièrement réalisée sa rançon.

Les Espagnols n’eurent point encore la patience d’attendre ce moment-là. Des bruits de révolte couraient le royaume. Il fallait marcher sur Cuzco au plus vite avec les quelques renforts venus récemment de Panama. Mais pour rien au monde les aventuriers n’eussent laissé derrière eux un pareil trésor. Ils décidèrent le partage.

Cependant, avant d’y procéder, il fallait réduire la totalité en lingots d’un titre et d’un poids uniformes ; car le butin se composait d’une variété infinie d’articles, dans lesquels l’or se trouvait à des degrés de pureté très différents. Ces articles consistaient en gobelets, aiguières, plateaux, vases de toutes formes et de toutes grandeurs, ornements et ustensiles pour les temples et les palais royaux, tuiles et plaques pour la décoration des édifices publics, imitation curieuse de plantes et d’animaux divers. Parmi les plantes, la plus belle était le maïs, dont l’épi d’or était renfermé dans ses larges feuilles d’argent, d’où pendait un gland formé de fils du même métal. On admirait beaucoup aussi une fontaine qui lançait un jet brillant d’or, tandis qu’au-dessous des oiseaux et des animaux de la même matière se jouaient dans les eaux. La délicatesse du travail, la beauté et l’habile exécution du dessin excitèrent l’admiration de meilleurs juges que les grossiers conquérants du Pérou.[8]

Avant de briser ces échantillons de l’art indien, il fut décidé d’en envoyer à Charles-Quint un certain nombre qui seraient déduits du cinquième royal. Ils donneraient une idée de l’habileté des indigènes et témoigneraient du prix de la conquête.

La fonte de la vaisselle fut confiée aux orfèvres du pays, à qui on demandait ainsi de détruire l’ouvrage de leurs mains. Ils travaillèrent jour et nuit ; mais la quantité de métal à refondre était si considérable qu’il fallut un mois entier. Lorsque le tout fut réduit en lingots d’un titre uniforme, ils furent pesés soigneusement, sous la surveillance des inspecteurs royaux. On trouva que la valeur totale de l’or était d’un million trois cent vingt-six mille cinq cent trente-neuf pesos de oro, ce qui, en tenant compte de la plus-value de l’argent au XVIe siècle, équivaudrait aujourd’hui à plus de trois millions et demi de livres sterling, ou un peu moins de quinze millions et demi de dollars, c’est-à-dire soixante-dix-sept millions et demi de francs !

La quantité d’argent fut estimée à cinquante et un mille six cent dix marcs.[9]

Le partage de toutes ces richesses effectué, le roi captif gênait de plus en plus les conquérants. Remettre Atahualpa en liberté était la dernière des fautes à commettre. Alors ? alors ils résolurent l’abominable chose. D’abord, ils l’accusèrent de préparer sournoisement le soulèvement de ses sujets contre les Espagnols de Cajamarxa. Atahualpa répondit à Pizarre :

— Ne suis-je pas un pauvre captif entre vos mains ? Comment pourrais-je former les projets que vous m’imputez, moi qui en serais la première victime, s’ils venaient à éclater ? Et vous connaissez peu mon peuple, si vous croyez qu’un tel mouvement se ferait sans mes ordres, lorsque les oiseaux mêmes dans mes États, oseraient à peine voler contre ma volonté.[10]

Mais ces protestations d’innocence eurent peu d’effet sur les troupes, parmi lesquelles le bruit d’un soulèvement général continuait à s’accréditer d’heure en heure. On disait qu’une force considérable était déjà rassemblée à Guamachucho, à moins de cent milles du camp, et qu’on pouvait s’attendre à être attaqué d’un moment à l’autre. Le trésor que les Espagnols avaient acquis présentait un butin plutôt séduisant, et leurs alarmes s’accroissaient par la crainte de le perdre. Les patrouilles furent doublées, les chevaux tenus sellés et bridés. Les soldats dormaient tous armés, et Pizarre faisait régulièrement sa ronde pour voir si chaque sentinelle était à son poste. La petite armée, en un mot, se préparait à repousser une attaque soudaine.

Mais les aventuriers réclamaient, avant tout, la mort de l’Inca. Pizarre se défendit ou feignit de se défendre d’une pareille trahison, mais enfin il dut céder et l’Inca passa en jugement. Il fut convaincu d’avoir essayé d’exciter une insurrection contre les Espagnols et condamné à être brûlé vif.

Lorsque la sentence fut communiquée à Atahualpa, il en fut extrêmement surpris. Il était jeune, il était brave, et il fallait mourir !

Cette conviction accablante abattit un moment son courage et il s’écria, les larmes aux yeux : « Qu’avons-nous fait, moi ou mes enfants, pour mériter une telle destinée ? Et par vos mains encore », dit-il en s’adressant à Pizarre, « vous qui n’avez rencontré chez mon peuple qu’amitié et bienveillance, avec qui j’ai partagé mes trésors, qui n’avez reçu de moi que des bienfaits ! »

L’arrêt de l’Inca fut proclamé au son de la trompette sur la grande place de Cajamarxa ; deux heures après le coucher du soleil, les soldats espagnols s’assemblèrent sur la plaza, à la lueur des torches, pour assister à l’exécution de la sentence. C’était le 29 d’août 1533.

Atahualpa sortit de cette salle chargé de chaînes ! Le martyr est passé par cette porte !

L’Homme rouge était descendu à nouveau de son escabeau ; il allait, venait, suivait sur les dalles la marche d’Atahualpa conduit au supplice, cependant que sa voix s’était faite plus solennelle, plus évocatrice encore. De cette lugubre histoire que nous venons de rapporter il avait eu la science de laisser de côté tout ce qui pouvait faire admirer l’audace immense des conquistadores, et la lâcheté des serviteurs de l’Inca. Tout était mis sur le compte de la trahison. Arrivé à ce point de son récit où le malheureux monarque monta sur le bûcher, l’orateur se tourna soudain vers ce coin de la salle où, immobiles, emprisonnés par la foule des fidèles, se tenaient Christobal de la Torre et ses compagnons. Et là, de toute évidence, il parla pour eux, il parla pour les étrangers. Son verbe se fit menaçant et prophétique.

— En vérité, en vérité, je vous le dis, maudits sont les fils de ceux qui ont eu le mensonge en bouche. Mourront comme des fils de chiens et ne connaîtront jamais les demeures enchantées du Soleil les fils de ceux qui ont prétendu qu’au moment de la mort Atahualpa a abjuré notre sainte religion ! Le fils du Soleil est resté fidèle à l’Astre du jour !…

Et, en effet, cette protestation n’était sans doute que l’expression de la vérité. Tout ce que les témoins oculaires nous ont rapporté d’Atahualpa, de son courage, de son caractère, de son impassibilité, ne concorde nullement avec le récit que nous ont laissé les moines relativement à la conversion. Ils prétendent que, lorsque l’Inca fut attaché au poteau du supplice, entouré des fagots qui allaient bientôt le consumer, le dominicain Valrude promit au roi que, s’il consentait à recevoir le baptême, la mort cruelle à laquelle il était condamné serait commuée en la peine plus douce du garrot. On l’étranglerait avant qu’il brûlât. Et Atahualpa aurait consenti et aurait reçu le nom de Jean en l’honneur de saint Jean-Baptiste dont on célébrait la fête ce jour-là.

Pendant que l’Indien rouge protestait ainsi et maudissait les bourreaux, pendant qu’il s’écriait : « Ainsi mourut le dernier roi des Incas, de la mort d’un vil malfaiteur ! », pendant qu’il montrait avec extase la pierre où Atahualpa avait rendu le dernier soupir, un grondement de colère et de révolte commençait de monter dans la vaste salle, autour des Étrangers. Tous les visages tournés vers eux étaient menaçants. Sans doute les trouvait-on bien sacrilèges d’avoir osé franchir le seuil de ce lieu sacré, dans un pareil moment ! Tant de siècles d’esclavage n’avaient point courbé si bien les fronts, qu’ils ne pussent, à certaines heures, se relever, et il paraissait bien que l’on fût dans une de ces heures-là.



LAISSEZ PASSER LA
VIERGE DU SOLEIL !


Hommes, femmes, enfants qui avaient envahi l’enceinte derrière les chefs, se poussaient autour de la petite caravane dans une intention si évidemment hostile que Raymond s’écria : « Il faut sortir d’ici ! »

— Oui, sortons d’ici, sortons d’ici au plus vite ! fit Marie-Thérèse.

Le marquis voulut y consentir, bien qu’il répugnât à montrer de la crainte de quoi que ce fût. Comme ils essayaient de pousser leurs montures, un grand cri quichua les enveloppa, une immense clameur, douloureuse où la mort d’Atahualpa était pleurée ! Et des poings se levèrent sur eux.

La situation était des plus critiques.

Christobal cria : « En avant ! »

Et, le premier, il enfonça ses éperons dans les flancs de sa mule qui se cabra au milieu d’un tumulte inouï et retomba sur la foule hurlante.

Des couteaux sortirent de leur gaine et le sang allait couler quand un grand remous se produisit dans la salle. Un homme de haute stature se frayait un chemin jusqu’à la caravane et chacun s’effaçait avec respect ou terreur sur son passage. Il frappait de droite et de gauche ceux qui ne lui faisaient pas place assez vite. Marie-Thérèse, Christobal et Raymond reconnurent Huascar. Ainsi arriva-t-il devant la mule de Marie-Thérèse dont il prit les rênes en main et sa voix retentissante couvrit tous les bruits : « Celui-là est mort ! s’écria-t-il, qui touche à la Vierge du Soleil ! » À ces mots, tous les poings, tous les bras menaçants s’abaissèrent, et un grand calme succéda immédiatement au tumulte. Alors, la voix de Huascar se fit encore entendre : « Laissez passer les Étrangers ! »

Et il marcha devant eux.

Sans autre dommage ils parvinrent sur la place où des gardiens municipaux vinrent immédiatement se mettre à leur disposition en leur faisant comprendre combien il était imprudent pour eux de rester dans ce quartier au milieu d’Indiens fanatiques, à la veille de l’Interaymi.

— Nous allons vous conduire à l’auberge, dirent-ils.

Et il les y accompagnèrent. Christobal aurait voulu remercier Huascar, mais l’Indien avait déjà disparu.

Quant à Marie-Thérèse et à Raymond, ils étaient fort pâles et ne disaient pas un mot. François-Gaspard paraissait tout à fait abasourdi et ne prenait plus de notes.

À l’auberge, ils ne trouvèrent qu’une chambre dans laquelle ils s’enfermèrent immédiatement et ce fut Raymond qui, le premier, prononça la parole fatale :

Si c’était vrai !

— Oui ! oui ! s’écria Marie-Thérèse, si c’était vrai !

— Quoi ? si c’était vrai ?… Quoi ?… si c’était vrai ? interrogea à demi fou, le marquis qui comprenait bien ce que les deux autres voulaient dire.

Si c’était vrai, l’épouse du Soleil !…

Ils restèrent un moment sans parler, courbés sous le poids de la pensée extraordinaire, absurde, monstrueuse. Et ils se regardèrent, inquiets et peureux, comme des enfants que l’on promène dans un abominable conte de fées. Raymond reprit, d’une voix sourde :

— Vous avez entendu Huascar : Mort est celui qui touchera à la Vierge du Soleil ! Laissez passer la Vierge du Soleil !…

— C’est peut-être une façon de parler qu’ils ont comme ça, émit François-Gaspard. Ça ne peut être que ça !

— Que ça, quoi ? Que ça, que ça, quoi ? s’exclama encore le marquis qui perdait tout à fait la tête et qui regrettait bien le voyage à Cajamarca.

François-Gaspard, timidement, expliqua : Ça ne peut être que ça, parce que ça ne peut pas être autre chose… l’autre chose. Si Mlle Marie-Thérèse devait être l’épouse du Soleil, on ne l’aurait pas laissée partir… ils l’auraient gardée.

— Ah ça ! mais, qu’est-ce que vous nous chantez, mon cher hôte, est-ce que vous devenez fou ? s’écria Christobal qui ne se voyait pas lui-même. Est-ce que vous croyez qu’on peut nous arrêter comme ça !… mais nous sommes les maîtres, ici… mais il y a de la police, ici ! de la troupe !… mais tous ces misérables sont nos esclaves ! Ma parole, nous rêvons tout haut.

— Oui, oui, nous rêvons tout haut ! fit Marie-Thérèse en secouant sa belle tête pensive.

— Mon avis est que nous quittions Cajamarca le plus tôt possible ! dit Raymond sans autre explication. Et il alla se camper au coin d’une fenêtre pour regarder ce qui se passait devant l’auberge. La nuit était venue. La place était déserte. Il y avait maintenant un grand silence sur Cajamarca. Soudain on frappa à la porte de la chambre. Un domestique apportait une lettre, un mot à l’adresse de Marie-Thérèse. Elle lut tout haut : « Partez, rentrez à Lima, quittez Cajamarca cette nuit. » Ce n’était pas signé, mais la jeune fille n’hésita pas.

— C’est un avis qui nous vient de Huascar, fit-elle.

— Et il faut le suivre ! dit Raymond.

De nouveau on frappa à la porte, cette fois c’était le maître de police qui se faisait annoncer.

On le reçut.

Il voulait savoir ce qui s’était passé et si Christobal avait eu réellement à se plaindre des Indiens. On lui avait fait un rapport qui représentait ceux-ci comme fort excités contre les étrangers, lesquels avaient osé, la veille de l’Interaymi, pénétrer dans l’ancien palais d’Atahualpa à l’heure de la prière. Il ajouta qu’un employé de la banque franco-belge de Lima, qui prétendait connaître le marquis et sa famille et avoir fait le voyage de compagnie, était venu le trouver pour lui conseiller de dire au marquis et à ses compagnons de ne se point montrer dans la ville, le lendemain, surtout dans les quartiers fréquentés par les Indiens, après l’imprudence qu’ils avaient commise.

Il était visible que le maître de police redoutait quelque mauvaise histoire et aurait voulu voir Christobal et ses compagnons à cent lieues de là. On le rassura en lui annonçant que le départ était décidé pour la nuit même. Il s’y employa aussitôt avec zèle, procura à la petite troupe des mules fraîches, un bon guide et la fit accompagner de quatre soldats qui ne devaient la quitter qu’à la première station de chemin de fer.

L’expédition se mit en route vers onze heures du soir et refit le même chemin, parcourut les mêmes étapes en moitié moins de temps qu’à l’aller. Raymond pressait tout le monde et se montrait, lui ordinairement si calme, le plus déraisonnable. Ce ne fut que le lendemain soir, quand ils furent tous installés dans le chemin de fer de Pascamayo, que les voyageurs se rendirent compte de ce que cette fuite avait d’un peu ridicule. « Nous sommes plus enfants que la tante Agnès et que la vieille Irène », déclara en riant le marquis. De fait, tout le monde fut de son avis.

De retour dans la vie ordinaire civilisée ils ne comprenaient plus comment ils s’étaient laissés tous aller à cette inquiétude galopante et cela, à la suite d’un événement tout naturel : la méchante humeur d’un peuple troublé par l’étranger dans ses habitudes ou dans son culte et qui devait, du reste, avoir déjà oublié l’incident. Le mieux serait qu’ils l’oubliassent eux-mêmes, au plus vite. Le voyage se termina le mieux du monde, en gaieté à cause de François-Gaspard qui se fit « rincer » pour embarquer avec le même entrain qu’il avait montré au débarquement.

À Lima, toute sécurité leur était revenue. Et il ne fallut pas quarante-huit heures pour effacer, comme ils disaient, le souvenir de leurs enfantillages. Au surplus, Marie-Thérèse avait trouvé en rentrant beaucoup de besogne en retard. Le « guano » attendait de promptes décisions, et la jeune fille dut « se plonger jusqu’au cou » dans les affaires et dans les chiffres. Certes elle n’avait plus le temps de penser au fameux bracelet-soleil-d’or ! À Callao, elle ne quittait point les gros registres verts jusqu’à l’heure où Raymond venait frapper à sa fenêtre pour lui annoncer que l’heure du retour à Lima avait sonné.

Certain soir (huit jours environ après les événements de Cajamarca), les coups habituels furent frappés à une heure moins tardive qu’à l’ordinaire. Elle se leva pour accueillir son fiancé. Elle ouvrit la fenêtre. Mais cette fenêtre ne fut pas plutôt ouverte que Marie-Thérèse recula en poussant une sourde exclamation. Ce n’était pas Raymond qui était là, devant elle !… C’était, c’était… maintenant elle ne distinguait plus rien devant l’obscurité commençante. Elle se frotta les yeux comme si elle voulait chasser une hallucination… Et puis, elle eut le courage, oui, le vrai courage de se pencher à nouveau sur la rue… Il lui semblait que quelque chose de bizarre et de mal équilibré remuait, et balançait dans l’ombre… quelque chose qui ressemblait au crâne pain de sucre, oscillant sur sa base. Elle se retourna, tremblant de la tête aux pieds… et alors, et alors, aussi, dans les deux coins d’ombre du bureau, elle crut voir encore, se balançant aussi tout en s’avançant vers elle avec des mouvements de pendule, la casquette crâne et le crâne petite valise… Elle put croire à un moment de folie et qu’elle était encore hantée par toutes les vieilles histoires qui avaient accompagné le bracelet-soleil-d’or. Elle fit un effort prodigieux pour chasser cette folie de son cerveau et de ses yeux : Voyons ! Voyons ! Voyons !… Elle savait bien que les crânes des momies ne reviennent pas vivants sur des épaules vivantes !… Et cependant ils approchaient, ils approchaient, oscillant, basculant. Alors elle poussa un cri affreux pour chasser l’abominable vision, un appel au secours, délirant : Raymond !… mais ce cri mourut étouffé dans sa gorge. Les trois crânes vivants avaient sauté sur elle, le crâne pain de sucre avait bondi par le trou noir de la fenêtre ; et maintenant les trois crânes grouillaient sur elle, l’annihilaient, la faisaient muette et prisonnière et l’emportaient par le trou noir de la fenêtre. Là, l’auto attendait avec le boy. Et ce boy au singulier sourire tenait le volant. Et l’auto partit à toute vitesse dès qu’y furent montés les trois monstres avec leur fardeau, les trois affreuses larves qui glissaient sur la bouche râlante de l’épouse du Soleil, leurs petits poings hideux de momies vivantes !…

  1. Le Pérou, par Paul Walle.
  2. Xerez. Conq. del Peru, tom. III, p. 195.
  3. Prescott, traduit par Poret : Histoire de la conquête du Pérou.
  4. Xeres. Conq. del Peru. (Ce Xeres était secrétaire de l’expédition de Pizarre.)
  5. Prescott, Pedro Pizarro, Xeres. Les Indiens venus avec Atahualpa étaient-ils armés ? L’auteur de la Relacion del primer descubrimiento dit que quelques-uns de ceux qui entouraient l’Inca avaient des arcs et des flèches et que d’autres étaient armés de maillets, ou massues d’argent et de cuivre, qui toutefois étaient plutôt des ornements que des armes. — Pedro Pizarro et quelques auteurs plus modernes disent que les Indiens apportaient des courroies pour lier les hommes blancs captifs, tellement ils étaient sûrs que leur petit nombre ne pouvait leur permettre la résistance. Fernand Pizarro et le secrétaire Xeres s’accordent à dire que leurs armes étaient cachées sous leurs vêtements, mais, comme ils ne prétendent pas qu’elles aient été employées et que l’Inca avait annoncé qu’il venait sans armes, l’assertion peut bien être mise en doute ou même rejetée. Tous les auteurs sans exception s’accordent à dire qu’on n’essaya pas de résister.
  6. Voir Prescott qui a adopté les dimensions données par le secrétaire Xeres (Conq. del Peru, ap. Barcia, t. III, p. 202). Suivant Fernand Pizarre, la chambre avait neuf pieds de haut, mais trente-cinq de long sur dix-sept ou dix-huit de large (Carta MS). Le chiffre le plus modéré est suffisamment élevé.
  7. Stevenson dit qu’on montre encore « une grande chambre faisant partie de l’ancien palais, qui, lorsqu’il y passa, était la résidence du Cacique Astopilca, où l’infortuné Inca avait été retenu prisonnier » ; et il ajoute que la ligne tracée sur le mur est encore visible (Residence in South America, vol. II, p. 163). Le Pérou abonde en ruines aussi anciennes que la conquête, et il n’est pas étonnant que la mémoire d’un événement aussi étonnant se soit conservée.
  8. Xeres, Acta de Reparticion del Rescate de Atahualpa. Herrera, Histoire générale. Prescott, Histoire de la conquête du Pérou.
  9. Il est sans exemple qu’un pareil butin, et sous la forme la plus réalisable, en argent comptant pour ainsi dire, soit tombé en partage à une petite bande d’aventuriers, tels que les conquérants du Pérou, et l’histoire en est si incroyable que l’auteur de l’Épouse du Soleil n’a pas hésité à en rapporter les détails très peu connus, jamais vulgarisés et dormant sous la poussière des bibliothèques.
  10. Pues si yo no lo quino, ni las avei lolarasens, mi tierra. Zarate, Conq. del Peru. liv. II, chap. VII.