L’Épreuve de la Pologne/02

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L’Épreuve de la Pologne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 59 (p. 806-838).
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NOS ENQUÊTES

L’ÉPREUVE DE LA POLOGNE

II [1]
LE PRÉSENT ET L’AVENIR ÉCONOMIQUES

Pour mesurer exactement le progrès réalisé par la Pologne sur le terrain de l’organisation économique, il faut ne pas perdre de vue le point de départ : l’état dans lequel les Polonais ont retrouvé leurs provinces après un siècle et demi de domination étrangère. Les richesses naturelles de la Galicie avaient été systématiquement négligées par le gouvernement de Vienne, qui, au point de vue économique, considérait ses possessions polonaises comme une colonie, faite pour consommer et non pour produire. Lorsqu’on découvrit en Galicie des gisements de potasse, qui sont pour le moins aussi riches que ceux de Stassfurt, une petite société se constitua dans le dessein d’en entreprendre l’exploitation : on sollicita avec insistance du gouvernement autrichien l’autorisation nécessaire ; on essaya, suprême expédient, d’intéresser à l’affaire un archiduc : tout fut inutile, et ce trésor dut rester enfoui, avec beaucoup d’autres, dans les profondeurs du sol galicien.

La Russie en avait usé un peu autrement : écartés des affaires publiques, les Polonais du Royaume se rejetèrent sur l’agriculture, l’industrie et le commerce, qui prirent un essor considérable. La guerre et l’occupation allemande devaient arrêter ce développement et souvent anéantir le résultat de longs efforts. Dans les centres textiles de l’Ouest, à Lodz, à Czenstochowa, les Allemands s’acharnèrent contre des entreprises qui leur avaient fait longtemps concurrence, détruisirent les usines, démontèrent les machines et les emportèrent, comme ils avaient fait dans le Nord de la France. Les ouvriers des industries polonaises furent transportés par milliers en Allemagne.

La Posnanie fut privilégiée. En temps de guerre, plus encore qu’en temps de paix, elle devait produire pour les Allemands : on lui en laissa les moyens. Elle est sortie du grand cataclysme, non seulement intacte, mais prodigieusement enrichie, ayant vendu à des prix énormes des produits de son agriculture et de ses industries.

Abstraction faite de l’ancienne province prussienne, la Pologne recouvrait, avec son indépendance, un territoire mal aménagé et insuffisamment exploité par les anciens possesseurs, ruiné dans sa partie orientale par l’invasion des armées russes et des bandes ukrainiennes, considérablement appauvri au Centre et à l’Ouest par l’occupation allemande. En parcourant le pays, j’ai pu constater de mes yeux les dégâts causés par la guerre. Assurément, pour nous qui avons vu la région de Verdun, la vallée de l’Aisne, les champs de bataille du Nord de la France, l’aspect des campagnes les plus dévastées en Galicie Orientale ou dans l’ancien gouvernement de Lublin est médiocrement émouvant. Lorsque mes guides polonais me montraient les fermes brûlées, les forêts décimées, les églises endommagées par quelque obus russe, je ne pouvais m’empêcher de songer que la guerre qui avait passé par-là n’était qu’un jeu d’enfants, au regard de celle qui avait ravagé, bouleversé jusque dans les profondeurs de leur sol quelques-unes de nos plus belles et de nos plus riches provinces. Je ne pouvais me distraire de cette comparaison et m’étonnais beaucoup moins, au cours des longues randonnées à travers la campagne polonaise, des traces de dégâts laissées par la guerre, que de l’état d’abandon où l’incurie calculée des gouvernements avait maintenu des pays naturellement riches et fertiles. Pas de chemins de fer, des routes rares, mal entretenues, parfois à peine tracées, comme on les rencontre en Turquie d’Asie ; peu de villages, et si misérables ! des paysans en haillons, farouches et craintifs, que la rencontre d’une automobile affolait beaucoup plus eux-mêmes que leurs petits chevaux attelés par de mauvaises cordés à des chariots d’avant le déluge.

L’œuvre à accomplir est immense ; mais les Polonais l’ont entreprise résolument. Faire de ces contrées volontairement retenues par les anciens dominateurs dans l’ignorance et presque dans la barbarie un pays moderne et civilisé ; créer des voies de communication, construire des villages, ouvrir des écoles, engager ou contraindre les propriétaires fonciers à améliorer progressivement le sort du paysan : ce n’est là qu’une partie de la tâche. L’autre consiste à organiser l’exploitation régulière des forêts et des étangs qui couvrent une notable partie du sol polonais, des richesses minérales que renferme le sous-sol ; à développer l’industrie et le commerce dans les villes, à assurer entre elles et les champs une meilleure répartition de la population et de la main-d’œuvre ; à régler enfin, selon les conditions spéciales et les intérêts particuliers du pays, transports, échanges, importations et exportations. Chacun de ces problèmes est tout ensemble économique, social et politique. La difficulté est que, dans un état nouvellement créé, ou nouvellement ressuscité, comme la Pologne, ils se posent tous à la fois et doivent être tous résolus sans retard. J’ai pu constater, pendant mon séjour à Varsovie, que les études techniques sont déjà fort avancées ; on m’a montré des projets soigneusement établis concernant les routes, les chemins de fer et les voies de navigation intérieure ; j’ai vu la Diète voter en un mois une série de lois établissant la journée de huit heures, réglant le travail des femmes et des enfants, créant pour les ouvriers des caisses de secours et des assurances contre l’invalidité et la vieillesse ; les ingénieurs polonais, si répandus à l’étranger et surtout en Russie, sont revenus en grand nombre dans leur patrie délivrée et ont fondé à Varsovie une association qui consacre tous ses efforts à la réorganisation de l’industrie nationale. De cette grande œuvre de restauration économique, je ne puis tracer ici un tableau complet ; j’en retiendrai quelques aspects, qui m’ont frappé davantage ; j’indiquerai les méthodes suivies, en me permettant parfois de les critiquer ; j’essaierai enfin de faire entrevoir au lecteur l’avenir magnifique d’un pays qui possède en abondance les matières premières et la main-d’œuvre, et à qui il suffira, pour atteindre une prospérité peu commune en Europe, de mettre en pleine valeur ses richesses naturelles.


LE PÉTROLE DE GALICIE
HISTOIRE D’UNE INDUSTRIE PENDANT LA GUERRE

Parmi ces richesses, une des mieux connues en Occident, sinon des plus considérables, est le pétrole. Sous une vaste étendue du sol galicien s’étend la nappe d’huile ; l’exploitation en est concentrée dans trois grands bassins : le bassin de l’Ouest, le bassin de l’Est, et, entre les deux, le plus important, le bassin de Boryslaw. C’est entre 1885 et 1890 que furent creusés les premiers puits et que se constituèrent les premières sociétés pour l’extraction du pétrole en Galicie. Le succès aidant, les entreprises se multiplièrent et, dans ces dernières années, les chercheurs de pétrole se sont abattus sur cette contrée comme jadis les chercheurs d’or dans la Californie. A côté de sociétés solides et prospères, on voit malheureusement s’installer des spéculateurs, qui achètent un terrain, forent un puits et attendent la fortune ; elle ne leur vient pas toujours.

Etrange métamorphose que celle de Boryslaw. C’était, à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Lwow (Lemberg), un petit village tapi entre des collines boisées. L’immense forêt de pins descendait d’un côté jusque dans le vallon, se prolongeait de l’autre indéfiniment, pour se confondre avec la masse notre des Carpathes. Le petit village perdu est devenu quelque chose comme un faubourg de grande ville industrielle. Entre les sordides maisons de bois se dressent d’énormes bâtisses en ciment : usines, magasins, hangars, hérissés de hautes cheminées et de longs poteaux où s’appuient des conduites aériennes. Une rue unique et toute droite part de la gare du chemin de fur et s’allonge jusqu’au pied de la colline ; là grouille, tantôt dans la poussière, tantôt dans une boue verdâtre, une innommable cohue de Polonais, d’Ukrainiens et de Juifs : trois types caractérisés, qui dans la rue étroite et sur les hauts trottoirs de bois se coudoient, se bousculent sans se confondre. Aux blouses claires des paysans ukrainiens conduisant leurs charrettes s’opposent les vives couleurs des vestes polonaises et les lévites noires des Juifs qui, un seau à la main, vont recueillir goutte à goutte l’huile qui Sainte des pipe line.

Silva Plana, la « forêt tranquille, » est aujourd’hui une croupe dénudée d’où l’on voit s’échapper de place en place des fumées épaisses et nauséabondes. Les grands pins des collines ont servi à boiser les puits et à construire des baraquements pour les ouvriers. La nappe ici est profonde, et l’on va chercher l’huile à mille, parfois à quinze cents mètres au-dessous du sol. Tantôt elle jaillit d’elle-même, par irruptions fréquentes et régulières, comme elle fait du fameux puits nommé « le Cosaque ; » le plus souvent, les puits sont « pistonnants, » et l’huile est refoulée par une pompe dans le tuyau qui l’amène jusqu’à la surface. Toujours elle s’échappe bruyamment, accompagnée d’un gaz très pur, qu’on recueille et qu’on utilise sans transformation.

Le directeur technique de Silva Plana est un allemand de Galicie. Il succède à un allemand d’Allemagne, qui, après avoir installé l’exploitation, continua de la diriger pendant toute la guerre, dans la conviction qu’après la victoire des Empires centraux, elle échapperait aux Français qui l’avaient achetée en 1914 et passerait aux mains de ses compatriotes. Il ne fallut rien de moins que l’effondrement de l’Autriche et la défaite de l’Allemagne pour contraindre cet homme têtu à vider la place.

Son successeur m’a fait un curieux récit des vicissitudes par lesquelles passèrent, durant les hostilités, l’entreprise de Silva Plana et l’industrie du pétrole en Galicie.

— Avant la guerre, me dit-il, la production de nos puits atteignait 18 000 citernes par mois ; une citerne, ou un wagon, a une contenance de 10 tonnes. On ne savait que faire du pétrole. Les possibilités d’exportation étaient alors très réduites, l’Amérique, la Roumanie et Bakou ayant accaparé tous les marchés. En 1908, nous vendions l’huile 70 heller les cent kilos. Les prix remontèrent ensuite progressivement jusqu’à 5 couronnes. Entre 1910 et 1914, la situation du marché s’était améliorée ; la production de Boryslaw s’éleva jusqu’à représenter 10 pour 100 de la production totale des bassins galiciens.

« La déclaration de guerre fait retomber le pétrole à 1 kr. 45 ; l’invasion russe amène une nouvelle baisse ; il se vend péniblement à 0, 80. Cependant notre entreprise ne cesse point de travailler et, en 1917, voit apparaître les premiers bénéfices. La fortune, à ce moment, sourit aux Empires centraux. La Galicie doit fournir à elle seule tout le pétrole nécessaire à l’Allemagne, à l’Autriche, à la Bulgarie et à la Turquie, et la consommation des armées est énorme. On nous envoie du matériel, on nous fournit de la main-d’œuvre, on nous attribue une indemnité en argent qui nous permet de réparer les dommages causés à l’exploitation par l’invasion russe.

« Nos affaires allèrent fort bien jusqu’à la fin de 1917. Au début de l’année suivante, la situation militaire des Empires centraux était devenue moins bonne ; leur situation financière aussi, sans doute ; car, nous fournissions encore de l’huile, on ne nous envoyait plus d’argent. Nous connûmes de nouveau les mauvais jours. En novembre 1918, Boryslaw tomba aux mains des Ukrainiens et y demeura jusqu’à la fin de mai 1919. Durant cette période, le travail fut complètement arrêté. L’activité reprit avec le retour des Polonais. Certes les conditions n’étaient pas devenues faciles : des frontières et des douanes de tous côtés ; les Tchèques, qui nous fournissaient presque tout le matériel, refusaient d’en livrer.

« Mais aujourd’hui, la situation se présente sous un meilleur aspect. Que faut-il pour que les conditions redeviennent normales ? La paix avec les bolcheviks et le rétablissement de la devise polonaise à un taux raisonnable. Le jour où ces deux points seront acquis, nous commencerons à progresser, pour atteindre en cinq ou six ans notre complet développement. De nombreux terrains pétrolifères sont encore inexploités. Pour le moment, la Roumanie n’est guère en état ni de produire ni d’exporter. Bakou est aux mains des bolchévistes et ne compte plus sur le marché que pour les dix millions de ponds qui sont encore dans ses réservoirs. Les Américains manquent de bateaux-citernes pour amener le pétrole en Europe. De cette situation, la Galicie peut profiter pendant quelque temps.

« Tout ira bien, si les ouvriers consentent à travailler. En ce moment, nous avons peu de grèves ; mais nous n’allons de l’avant qu’à coups de compromis et de concessions. Avant la guerre, le salaire moyen d’un ouvrier était de 150 couronnes par mois ; il est aujourd’hui de 2.900 marks. L’ouvrier marié touche en outre une indemnité de 55 marks mensuels pour sa femme, une prime également mensuelle de 175 marks pour le premier enfant, de 150 pour le second, de 100 pour le troisième et de 50 pour chacun des suivants. Quant aux employés", leur moindre prétention s’élève à 10.000 marks par mois. « L’extraction du pétrole occupe environ 10.000 ouvriers ; Boryslaw en compte 2.300. 40 pour 100 des ouvriers sont des habitants du pays ; les autres viennent de l’Est. Ce sont des cultivateurs qui de temps en temps quittent leurs champs pour travailler deux ou trois mois à la mine : ils forment l’élément le plus tranquille de notre population ouvrière ; les fomenteurs de grève n’ont aucune prise sur ces paysans. Les Polonais sont en grande majorité dans le bassin : 80 pour 100 contre 20 pour 100 de Ruthènes. Pour le moment, tout ce monde-là marche à peu près d’accord ; mais nous sommes toujours à la merci des événements politiques…

Je descends la colline de Silva Plana, roule encore une heure ou deux dans la boue verdâtre et m’arrête à Drohobycz, devant la porte de la grande « Distillerie d’Etat. » Cet établissement fut créé par le gouvernement autrichien en 1908. Le pétrole étant alors à bas prix et d’un écoulement difficile, on décida de l’employer pour chauffer les locomotives. Mais la benzine contenue dans l’huile brute pouvait provoquer des explosions : il fallait séparer la benzine du pétrole ; on installa une distillerie. Peu à peu l’industrie se perfectionna ; de l’usine actuelle, où le pétrole brut est amené directement des puits par un pipe line, sortent, prêtes à être livrées au commerce, de l’huile de pétrole, de la benzine, de l’essence pour moteur Diesel, de l’huile de paraffine et des bougies ; bientôt il en sortira aussi du goudron et de l’asphalte.

Six cents ouvriers, qui habitent sur place avec leurs familles, sont répartis en trois équipes, dont chacune travaille huit heures. Ici également on a pu éviter les grèves ; mais la direction a dû prendre l’engagement de fournir aux ouvriers et à leurs familles, outre le salaire, des allocations en nature très abondantes et semi-gratuites. Chaque ouvrier, ou plutôt chaque membre de famille ouvrière, reçoit tous les mois : 8 kilogrammes de farine notre à 1 mark 50 le kg ; 6 kg de farine blanche à 3 marks le kg ; 1 kg de tard américain à 10 marks le kg ; 5 kg de gruaux à 3 marks le kg ; 1 kg de sucre blanc à 6 marks le kg. Voilà pour l’alimentation. L’ouvrier reçoit en outre chaque année deux vêtements complets, un pour le dimanche au prix de 100 marks, un pour les jours ouvrables, à 30 marks ; deux paires de chaussures, à 100 et 30 marks ; deux chemises, deux caleçons, etc… Les membres de la famille qui ne travaillent pas n’ont pas droit au vêtement et aux chaussures de travail.

Le salaire quotidien d’un ouvrier qualifié est de 60 marks, celui d’un ouvrier ordinaire varie de 30 à 50, celui d’une jeune fille de 20 à 22. L’ouvrier touche en outre, s’il est marié, une prime mensuelle de 500 marks pour sa femme, et une autre de 120 marks pour chaque enfant ou toute autre personne à sa charge.

— Tous nos ouvriers, me dit le directeur de la Distillerie, sont organisés et inscrits au P. P. S. (parti populiste social-liste). Ils nomment périodiquement cinq hommes de confiance, qui sont responsables pour tous leurs camarades et traitent avec moi une fois par semaine toutes les questions d’ordre intérieur.

« Le produit brut de notre usine s’élève annuellement à un milliard de marks ; le bénéfice net oscille entre deux et trois cents millions. Nous produisons en moyenne 1.000 tonnes par jour et 60 pour 100 de notre production sont réservés à l’exportation. Nous exportons beaucoup en Allemagne, en Autriche, en Italie et en Tchéco-Slovaquie, un peu en Suède ; la France ne figure sur nos rôles que pour un chiffre insignifiant. »

Voici un problème qui mériterait d’être éclairci : les capitaux français engagés dans l’exploitation du pétrole galicien dépassent de beaucoup un milliard de francs ; il atteint presque deux milliards. Le consortium français « Groupe Pétrolifère du Nord, » qui réunit les sociétés de Dombrowa, de Wankova, de Potok et des Karpathes, contrôle une production mensuelle d’environ 1.000 wagons, c’est-à-dire 10.000 tonnes de pétrole. Il peut traiter dans ses propres raffineries 20.000 tonnes par mois. La Silva Plana, dont je viens de parler, est encore une société française établie à Boryslaw, à Tustanowicy ; elle produit mensuellement 6.000 tonnes. Les capitaux français entrent également, pour tout ou pour partie, dans plusieurs autres syndicats : « Compagnie internationale Petroleum, » Limanowa, etc. Bref, on peut estimer que, pour l’ensemble de la Galicie, orientale et occidentale, la production française représente à peu près un quart de la production totale de pétrole. Or, au moment où j’étais en Galicie, on n’avait pas encore dirigé vers la France un titre de toute cette huile, brute ou raffinée, produite par des Français. Cette situation paradoxale résulte, pour une part, du système de restriction et de contrôle que le gouvernement polonais a cru devoir appliquer à l’exportation de quelques produits, et dont il sera question plus loin. Mais j’ai entendu des producteurs français se demander si l’on ne devrait pas en rendre responsables, pour une autre part, l’inertie et l’imprévoyance de notre gouvernement.


LE CHARBON. — LA QUESTION DE HAUTE-SILÉSIE

La perspective, d’ailleurs aléatoire, de réaliser en peu de temps de grands bénéfices, ne pouvait manquer d’attirer en Galicie force capitaux étrangers. Beaucoup de Polonais raisonnables déplorent que l’industrie du pétrole ait bénéficié trop exclusivement de cette affluence. Un grand industriel de Cracovie, qui fut délégué technique à la Conférence de Paris, M. Bénis, m’en faisait un jour l’observation :

— Pourquoi, me disait-il, le capital français ne s’intéresse-t-il pas à quelques-unes de nos industries plus stables, j’allais dire plus sérieuses que celle du pétrole ? Nous avons vu avec satisfaction le Creusot entrer dans la métallurgie polonaise en acquérant l’importante affaire de Tchinitz. Mais nos industries textiles, nos verreries, nos charbonnages sont susceptibles d’un grand développement ; ne nous aiderez-vous pas à le réaliser ?

« Nous avons peine à nous défendre contre l’intrusion des capitaux allemands. Au lendemain de l’armistice, j’ai été chargé par le gouvernement polonais de racheter toutes les actions de charbonnages possédées par les Allemands en Galicie. Il n’y a plus aujourd’hui dans nos houillères que des capitaux polonais, belges et français. Mais il s’en faut de beaucoup que tous nos terrains carbonifères soient exploités, et que le produit de l’exploitation couvre les besoins actuels du pays. Or, pour que la Pologne vive, il faut qu’elle développe considérablement ses industries et qu’elle augmente par conséquent ses disponibilités en charbon. Pour ne parler que de la Galicie, les mines de Jaworzno, de Libianz et de Brzeszcze possèdent chacune environ 150 kilomètres carrés de terrains carbonifères encore inexploités. En 1917, le gouvernement autonome de Galicie a racheté au Sud de la Vistule une énorme concession (750 kilomètres carrés) qu’avait acquise, après prospections très favorables, une société de Mecklembourg. C’est la mine de Spytkowice, dont la production annuelle pourra s’élever à un million de tonnes. L’État polonais a entrepris les travaux de construction : mais là encore, il faut des capitaux. »

L’abondance des ressources de la Pologne on charbon me fut confirmée à Varsovie par le secrétaire de la Société des ingénieurs, qui avait bien voulu réunir à mon intention une petite conférence d’industriels et de techniciens des mieux qualifiés pour répondre au questionnaire que j’avais dressé. « Les besoins actuels de la Pologne en charbon, m’ont dit ces messieurs, peuvent être évalués à 30 millions de tonnes par an. Avant la guerre, les mines polonaises en produisaient annuellement 6 à 7 millions. Aujourd’hui, nous n’arrivons pas à 5. Les charbonnages français de Czeladz, de Sosnowice, de Dombrowa, etc. assurent 56 pour 100 de cette production ; les mines polonaises fournissent le reste. L’extraction se trouve gênée par le manque de matériel, — les machines proviennent de la Tchéco-Slovaquie, qui refuse d’en livrer, — et par l’insuffisance de la main-d’œuvre. Mais ces obstacles ne sont que temporaires. La difficulté principale, c’est le manque de capitaux, qui nous empêche d’exploiter la plus grande partie de nos richesses minières.

— Si le sol polonais est à ce point riche en charbon, observai-je, pourquoi la Pologne attache-t-elle tant d’importance à la possession de la Haute-Silésie ? Car, outre le fait, essentiel à nos yeux, que cette province est peuplée en grande majorité par les Polonais, vous faites valoir, pour appuyer vos revendications, des arguments d’ordre économique.

— Ces arguments, me fut-il répondu, sont aussi aisés à concevoir que difficiles à réfuter. D’une part, les mines de Haute-Silésie nous assureront des ressources immédiates ; celles que nous procureraient les terrains polonais encore inexploités ne seront disponibles qu’à de certaines conditions et après fort longtemps. D’autre part, nous n’avons pas en Pologne de charbon propre à faire du coke : seul, le bassin de Haute-Silésie peut nous fournir cette qualité de combustible indispensable à nos industries.


A LA CHAMBRE DE COMMERCE DE LWOW

Le caractère et les limites de cette étude, qui ne veut être qu’un récit de voyage, ne me permettent ni d’énumérer complètement les richesses de la Pologne, ni même de mentionner, comme ils mériteraient de l’être, tous les efforts industriels accomplis en Pologne par les Français. Il faudrait plusieurs chapitres pour exposer en détail la contribution apportée par nos compatriotes, soit en capital, soit en travail technique, aux diverses branches de l’industrie polonaise. Je citerai seulement pour la métallurgie la Société des Forges et Aciéries de Huta-Bankowa, les Usines et Forges de Sosnowice, la Société pour l’Industrie métallurgique en Russie (Noworadowsk) ; pour le textile, la « Czenstochovienne, » la Société Peltzer, la Société Motte, Meillassoux et Caulliez, à Czenstochowa ; les établissements de Paul Desurmont, Motte et Cie, la Compagnie générale des Industries textiles (Allart-Roussoau), à Lodz ; enfin, je rappellerai le souvenir du Français Girard, qui introduisit en Pologne la filature du lin, construisit une usine et fonda la ville qui porte son nom : Girardow.

Mais, plutôt que des données statistiques, qui seraient toujours incomplètes, je voudrais rapporter ici des impressions sur l’état actuel de la Pologne et sur les tendances suivant lesquelles nos alliés procèdent à l’organisation économique de leur pays. À ce sujet, peu de conversations m’ont mieux éclairé que celles qui me furent aimablement ménagées à Lwow, par M. Baczewski, président de la Chambre de Commerce. Le magnifique hôtel dans lequel me reçut M. Baczewski a été entièrement construit, décoré, meublé par des « artisans » de Lwow, et la Chambre de Commerce offre ainsi un raccourci moins complet, mais plus frappant que le musée d’Arts et Métiers qui lui est contigu, de tout ce que produit, au point de vue matériel et au point de vue artistique, la grande métropole galicienne.

— Je vous expliquerai d’abord en deux mots, me dit M. Baczewski, ce que sont nos Chambres de Commerce Tous les commerçants, industriels et artisans de la circonscription commerciale de Lwow, sont invités à se faire « inscrire, » c’est-à-dire à payer un impôt spécial, dont le produit est affecté en partie au budget de la Chambre. Nous avons environ 50.000 inscrits. Ils élisent un conseil de quarante membres : ceux-ci choisissent à leur tour un président et un vice-président, qui nomment leurs secrétaires. Notre premier secrétaire est aujourd’hui député à la Diète.

« La Chambre de Commerce a des initiatives nombreuses et des pouvoirs étendus : son président dépend directement du Ministre du Commerce et de l’Industrie. Celui-ci fait contrôler l’activité de la Chambre par un Commissaire du gouvernement, qui assiste aux séances et adresse son rapport au Ministère. Les séances des Chambres sont publiques : on y traite toutes les questions relatives à la vie économique de la province. Cette vie économique, c’est nous qui la dirigeons, très librement. C’est à nous qu’il appartient d’introduire dans la région des métiers nouveaux, de perfectionner ceux qui sont déjà établis. Nos secrétaires et nos correspondants suivent le mouvement commercial et industriel dans le monde entier. S’ils nous signalent quelque nouveauté, quelque transformation intéressante, nous envoyons une mission l’étudier sur place, ou bien nous invitons à venir ici les inventeurs de procédés nouveaux ou les maîtres-artisans qu’ils ont formés à les appliquer. Plusieurs maîtres étrangers ont enseigné dans l’école que nous avons adjointe au musée, pour le plus grand profit des artisans de Lwow. Quant à nos dernières missions, ou bourses de voyage, elles ont été attribuées, quelques mois avant la guerre, à des tapissiers-décorateurs, qui sont allés étudier pour nous à Paris les progrès d’un art où nul peuple ne vous dépasse. »

Tout en parlant, le président de la Chambre de Commerce m’avait montré la salle du Conseil et la salle des Séances, une riche bibliothèque et des archives ingénieusement classées.

— Vous pourriez trouver ici, me dit-il, tous les éléments de votre enquête ; mais vous n’avez pas le temps de les y chercher. Revenez cet après-midi ; je convoquerai quelques-uns de nos membres les plus compétents dans les différentes branches, et vous causerez avec eux.

Non seulement, nous causâmes longuement, un peu de tout ; mais un secrétaire de la Chambre prit soin de faire relever la sténographie de notre entretien, et un aide-mémoire complet et commode, quoique rédigé en allemand, me fut remis le lendemain. En quelques heures, toutes les richesses de la Galicie avaient défilé sous mes yeux, et tous les modes de son activité : naphte, charbon, potasse, sel, bois, eaux minérales ; brûleries et distilleries d’alcool, papeteries, verreries, fabriques de meubles, industries chimiques. Au bout de chaque exposé, deux phrases revenaient alternativement, comme des refrains mélancoliques : « Cette industrie a été ruinée par la guerre, » ou bien : « Cette industrie végète, faute de capitaux. » Détruits par les Russes, les grands moulins à vapeur vers lesquels affluait naguère le grain de Russie, de Hongrie et de Roumanie : sur cent, il en reste sept un huit. Ruinées, les fabriques d’alcool de pomme de terre, d’où sortaient chaque année 700 000 hectolitres d’alcool pur et de liqueurs diverses ; il reste 140 usines sur 800 et la production est réduite des neuf dixièmes. Brûlé en 1914 par les Cosaques, le grand établissement de Sassow, qui fabriquait pour le monde entier du papier et des tubes à cigarettes. Pour reconstruire les usines, acheter les machines, réorganiser la production, il faudra de l’argent ; et il en faudra encore pour aménager, en vue de leur utilisation industrielle, les forces hydrauliques du Dniester, du Stryi et du San, pour exploiter, comme elles mériteraient de l’être, les sources minérales d’Iwoniez, de Rymanow et de Pustomyti, les stations climatériques de Talarow, Jaremèze et Ilrebenow…

Les immenses forêts qui couvrent les Karpathes ont constitué de tout temps l’une des principales richesses du pays. Comme toutes les autres, l’industrie du bois a souffert de la guerre : Russes et Ukrainiens ont brûlé les scieries. L’exploitation est rendue difficile par la rareté de la main-d’œuvre : les bûcherons ont reflué vers les villes, où un travail moins pénible les fait vivre plus aisément. On s’efforçait néanmoins d’en réunir un grand nombre, au moment où j’ai traversé la Galicie, pour répondre à l’appel du gouvernement, qui a décidé d’exporter à bref délai de grandes quantités de bois. Le Comité économique de Varsovie, adoptant le projet de la Chambre de Commerce de Lwow, a pris les décisions suivantes :

1° On abattra immédiatement tous les arbres qui régulièrement auraient dû être coupés au cours des dix prochaines années ;

2° 15 p. 100 du bois ainsi obtenu sont affectés à la reconstruction des régions endommagées par la guerre ;

3° 30 p. 100 sont réservés pour les besoins intérieurs du pays ;

4° Le reste est réquisitionné pour l’exportation, ainsi que la totalité des bois spéciaux et de luxe.


L’INDUSTRIE ET LE COMMERCE DANS L’ANCIEN ROYAUME ET EN POSNANIE

J’ai retrouvé un peu dans toute la Pologne les mêmes préoccupations et les mêmes espoirs que j’avais entendu exprimer en Galicie. A Varsovie, durant le temps que j’y ai passé, un souci dominait tous les autres ! celui de satisfaire aux besoins de la défense nationale. Armes et munitions manquaient : les envois de l’étranger étaient insuffisants et parvenaient avec une lenteur désespérante. Quelques ingénieurs formèrent ensemble une petite société, « l’Obus, » et commencèrent à fabriquer ; on procéda rapidement à la transformation d’un nombre d’usines. Mais, hélas ! ce n’étaient pas les machines qui faisaient défaut, c’étaient aussi les spécialistes. Combien de fois j’entendis alors regretter que les propositions faites par un grand établissement français de l’Ouest, de transporter en Pologne une fabrique de munitions toute montée, matériel et personnel dirigeant, eussent été déclinées par le gouvernement de Varsovie !

Dans la région des filatures et des tissages, à Çzenstochowo et à Lodz, le « Manchester polonais, » le travail n’avait guère été repris que par un tiers des usines : encore ne travaillaient-elles pas à plein. Le coton était arrivé en quantité suffisante d’Angleterre et de Brome ; la laine d’Australie ne manquait pas. Mais des dissentiments avaient éclaté entre patrons et ouvriers, et les exigences de ces derniers étaient telles, que deux des principales maisons de Lodz hésitaient à accepter une importante commande passée par l’Etat pour les besoins de l’armée, parce qu’elles n’étaient pas certaines de pouvoir l’exécuter dans les délais voulus.

L’activité était généralement plus grande en Posnanie, où l’outillage industriel est resté intact et où les syndicats ouvriers, tout en exigeant des salaires très élevés, font observer une exacte discipline et tiennent à honneur de maintenir la production à son niveau d’autrefois. Les dix-neuf fabriques de sucre de l’ancien Grand-Duché continuent d’exporter en France, en Angleterre et en Amérique ; le sucre est échangé contre des engrais chimiques, dont l’agriculture posnanienne fait une grande consommation. L’amidon produit par les usines de Lubein, de Wronky et de Torun (Thorn) est en grande partie affecté au même échange. Les Polonais ont racheté la plupart des fabriques de machines agricoles, installées en grand nombre par des Allemands. Bromberg, avec ses scieries et ses papeteries, est resté le grand centre industriel que les Allemands en avaient fait ; mais dans cette ville, qui semblait naguère si prussienne, on n’entend plus parler que les Polonais. Ni l’exportation du bois, brut ou fabriqué, ni celle de l’alcool et des fameuses liqueurs de Gniezno (Gnesen) ne s’est ralentie, depuis que ces industries ont été placées sous une direction purement polonaise.

Lorsque j’ai demandé à quelques-uns des principaux hommes d’affaires de Varsovie, comment ils envisageaient l’avenir économique de la Pologne et quels étaient, pour le présent, leurs desiderata, voici à peu près ce qu’ils m’ont répondu :

— D’abord du charbon : la réorganisation et le développement de notre industrie sont entièrement subordonnés à la question du combustible. La France a bien voulu nous céder sur sa créance allemande 250 000 tonnes par mois : vous ne direz jamais assez haut combien nous lui sommes reconnaissants de ce sacrifice. Et jamais non plus vous ne sauriez répéter que la possession de la Haute Silésie est indispensable à la Pologne. Songez que pour nous le salut, économique et politique, est dans une reconstruction aussi rapide que possible de nos industries, dans un accroissement énorme de notre production. Nous avons calculé que, s’il nous était possible d’exporter, seulement pendant un mois, le charbon de la Haute Silésie, le produit de la vente suffirait pour renouveler tout le matériel des mines polonaises.

« On vous a dit partout, et vous avez constaté vous-même que nous avons besoin des capitaux étrangers. Dès le lendemain de l’armistice, on s’est efforcé dans tout le pays d’expulser le capital allemand ; on y a souvent réussi. Mais il ne faut pas se faire d’illusions ; le capital allemand cherchera à rentrer en Pologne. Nous ne résisterons à ses efforts que si vous nous y aidez. Et ici permettez-nous de parler franchement. A côté de capitaux sérieux, vraiment bienfaisants pour le pays, il nous est quelquefois venu de France, au cours des trente dernières années, des capitaux qu’on pourrait appeler « de spéculation ». Les Allemands ne se firent pas faute d’opposer deux méthodes d’action financière, dont l’une tendait à augmenter le bien-être du pays en exploitant mieux ses ressources, dont l’autre visait plutôt à réaliser immédiatement de gros bénéfices, traitant le pays en colonie, y prenant tout, n’y laissant rien. Moins de capitaux de spéculation, plus de capitaux d’exploitation et de travail, voilà ce que nous souhaitons de la France, dans notre intérêt comme dans le sien. « Autant pour le moins que dans notre industrie, le capital français trouverait dans notre commerce un emploi avantageux. Pourquoi, en ce qui concerne l’importation des produits coloniaux, le Havre ne remplacerait-il pas Hambourg ? Pourquoi la France ne profiterait-elle pas du droit de cabotage fluvial, que le traité de Versailles accorde aux Alliés et retire à l’Allemagne, pour nous aider à développer notre navigation intérieure ? Pourquoi enfin les produits français ne remplaceraient-ils pas en Pologne les produits allemands ?

« Certes, il y faudra un effort, car l’Allemagne garde sur la France certains avantages. Trois ans d’occupation lui ont donné tout loisir d’étudier notre pays, de connaître nos besoins, nos goûts et nos habitudes. Ses mœurs commerciales nous sont plus familières que les vôtres, et s’adaptent mieux à nos convenances : livraison rapide et longs crédits, une grande souplesse à se conformer aux désirs de la clientèle, beaucoup d’audace dans l’entreprise et de promptitude dans la réalisation. Enfin, pour le moment, les conditions du change allemand, tout en étant défavorables, sont pour nous moins désastreuses que celles du change français.

« Mais ces obstacles ne sont pas invincibles, et il vaudrait la peine de les vaincre. Car la Pologne ne représente pas seulement un marché de consommation ; elle est encore et sera de plus une place de transit. Elle sert d’intermédiaire entre l’Occident et l’Orient. Combien de produits allemands, autrichiens, hongrois, n’atteignaient la Russie qu’à travers la Pologne ! Nous transformions les uns, nous revendions les autres tels quels. Les industries de transformation et de finition occupaient, rien qu’à Varsovie, des milliers d’ouvriers.

« Nous concevons fort bien un système commercial, qui ferait de la Pologne l’intermédiaire entre la production française et la consommation orientale, russe en particulier. Ainsi vous nous feriez profiter d’une partie des capitaux que vous destiniez naguère si largement à la Russie, et nous mettrions à votre disposition l’expérience que nous avons du pays russe et l’activité des milliers d’agents commerciaux que nous y avons toujours entretenus. Entre tant d’aspects, sous lesquels on peut envisager la collaboration de la France et de la Pologne dans le monde, celui-là n’est peut-être pas le moins séduisant pour vous et pour nous. »


LA QUESTION DE DANTZIG

De quelque façon qu’on le conçoive, l’avenir économique de la Pologne est subordonné à la valeur pratique du débouché maritime dont disposera l’État polonais. Les événements militaires de ces derniers mois ont fait ressortir l’importance de la « Question de Dantzig. » Les Polonais pouvaient-ils, oui ou non, faire usage du port que le traité de Versailles avait mis à leur disposition ? Durant tout le mois de juillet et la première quinzaine d’août, ils ne le purent point. Je me trouvais à Dantzig au moment où y arriva le bâtiment anglais Triton, chargé de quelques munitions qui n’étaient certes pas de première valeur. Les dockers du port, passant brusquement de l’internationalisme le plus pur au plus farouche patriotisme allemand, refusèrent de décharger le Triton. Les Polonais ripostèrent en arrêtant les convois de vivres dirigés vers Dantzig. La ville se crut menacée de famine ; des troubles éclatèrent. Une foule de vingt mille personnes se rua sur le palais du gouvernement, où résident côte à côte le haut-commissaire interallié et le premier bourgmestre de la ville, chef de l’Ober-præidium. Celui-ci avait été mis fort mal en point, et déjà les factieux avaient forcé les portes du palais, lorsque la police prussienne de sûreté (Sicherheitspolizei) accourut et rétablit l’ordre à coups de mitrailleuses. Il y eut un tué, plusieurs blessés. Le soir, dans les hôtels et dans les maisons privées, les ouvriers allemands, armés de gourdins et de couteaux, se livrèrent à une véritable chasse au Polonais ; des étrangers qui, j’en réponds, n’étaient point Polonais, furent brutalement tirés de leurs lits et passèrent une nuit fort désagréable (29-30 juillet).

Quelques jours après, les dockers dantzigois voulurent bien ne pas s’opposer à ce que des soldats britanniques déchargeassent le bateau de munitions ; les caisses furent transportées sur des chalands, qui remontèrent la Vistule jusqu’à Dirschau ; là, nouvelle rupture de charge et transbordement des caisses sur des wagons à destination de Varsovie ; elles y arrivèrent quand Dieu voulut.

Évidemment, cela ne s’appelle pas « disposer » d’un port. J’ai demandé tour à tour au haut-commissaire interallié et au commissaire général polonais comment ils appréciaient une telle situation et quels remèdes ils pensaient qu’on y pût apporter.

— Les articles du traité qui forment actuellement le statut de la ville libre de Dantzig, m’a répondu le premier, reposent sur un postulat : la possibilité de relations convenables, d’une entente amiable entre Dantzigois et Polonais. Malheureusement, ce postulat ne s’est pas vérifié. Lorsqu’ils arrivèrent ici, en février, les Polonais prétendirent traiter la ville, comme s’ils l’avaient conquise : grand appareil militaire, occupation des gares et des édifices publics, des soldats plein les rues. Une frontière terrestre à peu près infranchissable ; un front de mer hérissé de mitrailleuses, qu’on déchargeait sur les pêcheurs inoffensifs, s’ils s’approchaient trop près de la côte. Force me fut bientôt de reconnaître que toute conciliation était impossible. Il fallait pourtant administrer la ville dans l’intérêt des habitants. Or, sur une population de 190 000 âmes, Dantzig compte 180 000 Prussiens et 10 000 Polonais. Bien que toutes les précautions eussent été prises, lors des élections, pour garantir les droits de cette minorité, sept Polonais seulement furent envoyés à la Constituante, qui comprend 120 députés. J’ai nommé un conseil exécutif provisoire ; j’y ai fait entrer un Polonais. Au surplus, j’ai conservé toute l’administration d’autrefois, qui est compétente, mais prussienne. Les quatre officiers anglais qui m’ont accompagné à Dantzig, contrôlent simplement l’activité des fonctionnaires locaux. De temps en temps, je réunis dans une conférence Dantzigois et Polonais : leurs points de vue sont si violemment opposés qu’on n’aboutit jamais à une conclusion. Il me semble que le système actuel ne peut pas être maintenu. Dès qu’aura été signée la convention entre Dantzig et la Pologne, le mieux qu’on puisse faire, à mon avis, sera de remettre le contrôle de la ville libre a une commission administrative, composée d’un nombre égal de Polonais et de Dantzigois, et d’un représentant de la Ligue des Nations. Déjà cette suggestion a été officieusement soumise au Conseil suprême, et M. Millerand a paru l’agréer.

Le commissaire général polonais m’a déclaré de son côté : Oui, des fautes ont été commises dans les premiers temps de l’occupation, non par notre gouvernement, mais par quelques éléments militaires un peu excités. Nous avons aussitôt réprimé les abus et mis un terme aux maladresses. Mais notre situation ne s’est pas beaucoup améliorée. Nous avons aujourd’hui contre nous, d’une part, les communistes, qui font cause commune avec les bolchévistes, de l’autre, les nationalistes, qui tiennent pour les Allemands. Berlin fait une propagande intense par la presse, par les fonctionnaires qui vivent encore aujourd’hui des subsides du gouvernement allemand, par des agents officieux, chargés d’entretenir la division et de fomenter des troubles. Nous espérions du moins pouvoir nous servir du port ; le traité de Versailles nous en attribue le « libre usage » et nous confère le droit « de le développer et de l’améliorer ; » nous en avions conclu que l’« administration » du port nous était ainsi reconnue. Mais les Dantzigois nous ont fait observer que, là où « le contrôle et l’administration » sont assurés à la Pologne, ces deux mots sont spécifiés en toutes lettres : il en est ainsi pour le réseau ferré et pour le cours de la Vistule, non pour le port de Dantzig. Voilà donc où nous en sommes : libre à nous de « disposer » du port, de le développer et de l’améliorer ; mais nous n’avons pas le droit de l’« administrer. » Les conséquences, vous les avez vues ces jours-ci, elles ont été assez graves pour attirer l’attention du Conseil suprême et pour l’amener, du moins nous l’espérons, à nous conférer enfin des droits dont nous puissions pratiquement nous servir.

Il faut à la Pologne un port ; ce port ne peut être, semble-t-il, que celui de Dantzig. Dantzig, ville prussienne par la majorité de la population, par ses lois, par ses mœurs, par sa religion, peut-elle être effectivement détachée de la Prusse et redevenir la « ville libre » qu’elle fut autrefois ? Peut-on faire revivre avec une force suffisante chez les habitants de la vieille ville hanséatique les traditions d’une indépendance glorieuse, mais oubliée ? Peut-on espérer que la communauté d’intérêts économiques, — la Pologne a besoin de Dantzig pour respirer, Dantzig ne peut pas vivre sans la Pologne, — suffira à former et à maintenir entre les deux parties ces relations aimables, cette collaboration bienveillante que les auteurs du traité de Versailles avaient escomptées un peu gratuitement ?

Je me posais toutes ces questions en visitant le port, en parcourant les rues pittoresques, en visitant les monuments de Dantzig. Que demeure-t-il des temps anciens ? un décor magnifique, d’imposants témoignages d’une puissance évanouie, mais non regrettée. L’extérieur fait encore illusion : mais entrez dans une de ces belles églises, solides, hautes, droites comme des forteresses. Ceux qui les bâtirent, au XVe siècle, avaient su s’affranchir de la domination des Chevaliers teutoniques. Mais ceux qui les ont restaurées ! ceux qui en ont aménagé l’intérieur ! Il faut pénétrer dans Sainte-Marie ou dans l’église de la Trinité, pendant le service du dimanche, pour apercevoir combien est profonde et désastreuse l’empreinte du luthéranisme prussien. Au long des quais charmants de la Mottlau, par les rues que bordent les vieilles maisons à pignons gothiques et les larges perrons à balustrades, circule une foule exactement semblable à celle de Berlin ; même physionomie, même allure, même goût, hélas ! dans les modes féminines… Un soir que la lune éclairait la Porte Verte et le marché aux poissons, je fus interrompu brusquement dans ma rêverie par une lointaine musique de bal public ou de chevaux de bois. Peu à peu les sons se rapprochèrent, et je vis s’avancer sur le calme de l’eau un bateau ridiculement illuminé et Henri. Un orchestre, où dominaient les cuivres, était installé sur la passerelle, et, sur le pont arrière, des couples dansaient. Des citadins en goguette revenaient ainsi de Zoppott, petite plage voisine, dont le casino, avec ses salles de jeu et son restaurant en plein vent constitue désormais, selon les journaux de Berlin, une des principales attractions de la Baltique. L’orchestre continua son vacarme, pendant que les passagers débarquaient en se bousculant ; on entendait résonner de gros rires et d’énormes claques dans le dos. Comment ce tableau grotesque rappela-t-il soudain à ma mémoire une autre image ? La nuit d’août était aussi tiède, la lune brillait du même éclat ; quelques gondoles, sortant pour les premières sérénades croisaient sur la lagune les larges barques qui chaque soir ramènent de Murano les ouvrières des usines ; des barques s’échappe, comme en sourdine, le gazouillement du parler vénitien ; quelques accords de mandoline partent des gondoles, et le calme de la nuit plane sur la ville et sur l’eau, majestueux et respecté. Ils appellent Dantzig la « Venise du Nord, » et, à ne penser qu’au décor, cela ne choque pas trop ; mais remettez-y les figurants, dites : « la Venise prussienne ; » et le paradoxe éclate. Dantzig, oh ! la belle ville, et le vilain monde !


UNE EXPLOITATION AGRICOLE DANS L’ANCIEN GOUVERNEMENT DE LUBLIN

J’avais exprimé le désir de visiter un grand domaine polonais.

— N’en choisissez pas un trop grand, me dirent mes amis de Lublin. Chez les Zamoïski, vous ne verriez rien en huit jours. Il y a, a vingt-cinq kilomètres de la ville, une fort belle terre de quelques milliers d’hectares ; vous y trouverez, groupés dans un espace restreint, des cultures, des forêts et des étangs, une sucrerie, une distillerie d’alcool et quelques autres petites indus- f tries indispensables à la campagne ; le tout bien installé et exploité avec méthode.

C’est ainsi que je fus présenté au maître de Garbow qui, lorsqu’il n’est pas ministre (il le fut en 1918 dans le premier gouvernement polonais) partage son temps entre son domaine, qu’il administre aidé de ses deux fils, et Varsovie, où il dirige de grandes affaires. M. Broniewski revenait précisément de la capitale ; il me proposa de m’emmener le soir même à Garbow, où il rentrait pour quelques jours. Au trot allongé de deux grands chevaux russes, nous suivîmes la chaussée qui va, par Lublin, de Przemysl à Varsovie ; elle avait été, en 1915, le théâtre d’une grande bataille ; les traces des tranchées étaient encore visibles et l’on rencontrait, de temps en temps, un petit cimetière en plein champ. Le pays est assez vallonné, pour la Pologne, et agréablement coupé de bois de pins. Comme on approchait de Garbow, de grands étangs luirent au soleil couchant.

Chemin faisant, M. Broniewski me désignait les limites de son domaine. « Ces champs nous appartiennent, disait-il ; ceux-ci ne sont plus à nous, ils sont aux paysans. » Et pourtant ces terrains se touchaient, étaient enclavés les uns dans les autres. Je lui demandai une explication. « Le gouvernement russe, me répondit-il, en affranchissant les paysans, donna à chacun d’eux une parcelle de terre. En Pologne, cette distribution fut faite de manière à incommoder le plus possible les grands propriétaires et à ménager entre eux et les paysans des causes de différends et de mésentente. Toute la politique russe tendait à nous diviser et à entretenir chez nous la haine de classe. »

Toute la journée du lendemain fut consacrée à la visite du domaine. Il n’y a ici ni fermier, ni métayer ; le propriétaire exploite directement sa terre et loue à l’année des ouvriers agricoles. Jusqu’à ces derniers temps, outre les ouvriers loués à l’année, on employait les paysans (petits propriétaires) des environs, qui, insuffisamment occupés sur la parcelle qu’ils possédaient, venaient volontiers faire des journées. Ils n’y consentent plus aujourd’hui : la guerre les a enrichis, souvent ils ont arrondi leur petit domaine ; enfin ils s’entendent fort mal avec les ouvriers, dont les tendances politiques et les intérêts sont différents des leurs.

Un tarif uniforme fixe pour tout le royaume le salaire dû à l’ouvrier. L’année dernière (1er juillet 1919 à 30 juin 1920), l’ouvrier agricole recevait 1 400 marks. Il avait droit en outre au logement et au chauffage, à un demi-hectare de terrain pour faire pousser des pommes de terre, à 16 quintaux de blé et au fourrage pour entretenir deux vaches. Les heures de travail étaient payées, aux femmes 80 pfennigs, aux petits garçons 1 mark. La quantité de blé alloué à l’ouvrier dépassait les besoins de sa famille, et il en vendait une partie. Néanmoins, ces conditions ne lui semblent plus suffisantes, et il réclame une augmentation de salaire. Dans l’ancienne Pologne russe, l’ouvrier agricole est non seulement illettré, mais profondément ignorant ; aussi les agitateurs communistes ont-ils trouvé chez lui une moindre résistance que chez l’ouvrier de fabrique, qui sait lire et qui est inscrit régulièrement à un parti. Au surplus, c’est aux environs de Lublin, dans les campagnes, et à Lodz, dans les industries textiles, que j’ai rencontré, si je ne me trompe, les éléments ouvriers les plus indisciplinés de toute la Pologne.

La sucrerie de Garbow produisait annuellement avant la guerre de 40 à 50 000 quintaux de sucre. À cette époque, les plantations de betteraves couvraient jusqu’à 1 500 hectares : pendant la guerre, elles n’en occupèrent plus que 600. Il est intéressant de comparer entre elles les proportions des betteraves fournies à la sucrerie par les grands propriétaires et par les paysans avant la guerre et pendant la guerre. En 1913, 65 pour 100 provenaient des paysans, 35 pour 100 des grands propriétaires ; en 1918, les grands propriétaires fournissent 83 pour 100 et les paysans 17 : la production tombe à 8 000 quintaux. Les paysans, vendant fort cher tous leurs autres produits, n’avaient plus d’intérêt à faire des betteraves.

La sucrerie occupe, suivant la saison, de 200 à 400 ouvriers. Vingt-quatre familles d’ouvriers et douze d’employés occupent dans l’enceinte de la fabrique des logements aménagés à leur intention ; les autres habitent dans le village. Un ouvrier qualifié gagnait avant la guerre un rouble par jour ; il touche aujourd’hui 40 marks et jouit en outre des avantages suivants : un logement de deux chambres, le chauffage et l’éclairage gratuits ; un champ pour cultiver des pommes de terre, la nourriture pour deux vaches, cinq livres de sucre par mois et une quantité de farine réglée, selon l’importance de la famille, par le ministère de l’approvisionnement. Le sucre est gratuit, la farine est livrée à prix réduit. Les employés reçoivent les mêmes allocations en nature que les ouvriers, si ce n’est que leur logement comprend trois chambres et que leur ration de sucre est de dix livres ; leurs appointements mensuels, qui étaient de 80 roubles avant la guerre, s’élèvent aujourd’hui à 2 000 marks.

Dans la briqueterie, qui fournit les matériaux de construction et de réparation pour le domaine, les ouvriers sont payés à la tâche. Chaque mille de briques leur est compté 434 marks ; en outre, ils sont logés. On calcule qu’un ouvrier produit au minimum 200 000 briques par saison.

La distillerie n’emploie que 10 ouvriers et deux employés : les conditions de salaire sont sensiblement les mêmes qu’à la sucrerie. On ne traite que les pommes de terre. La production annuelle s’élève à 100 000 litres d’alcool à 100 degrés. La matière première est fournie par l’État, qui contrôle rigoureusement toutes les opérations, même à l’intérieur de l’usine. Pour chaque titre d’alcool consigné à l’administration publique, le producteur reçoit une indemnité de 4 marks 50. L’Etat revend ce titre d’alcool au public pour 200 marks. De même la vente du sucre est monopolisée : l’État le paye à la fabrique 500 marks le quintal et le revend à 920 marks au détail.

La culture du poisson, qui commence à se développer en Pologne et peut y devenir une industrie importante, est bien organisée à Garbow, où les étangs couvrent une superficie de 250 hectares. On pratique exclusivement l’élevage de la carpe. La production normale est de 500 000 kilogrammes par an ; elle a sensiblement baissé, en raison de la difficulté qu’éprouvent les éleveurs à assurer au poisson sa nourriture. Les Russes, qui occupèrent le pays en 1915, vidèrent les étangs et endommagèrent les installations. Tous les propriétaires d’étangs, dans la Pologne du Royaume, forment un syndicat, qui assure la vente en gros de la production, à un prix dont l’Etat fixe périodiquement le maximum. Au mois de juillet dernier, le prix officiel du poisson était de 20 marks la livre.

— Les conditions de l’exploitation agricole, m’expliqua M. Broniewski, sont devenues très onéreuses, non seulement à cause du prix très élevé de la main-d’œuvre, mais encore du fait des charges extrêmement lourdes que l’État a fait peser tout d’un coup sur les propriétaires fonciers. L’ouvrier agricole, en Pologne Russe, vivait mal ; notre gouvernement s’est justement préoccupé d’améliorer son sort. Aujourd’hui chaque ménage ouvrier a droit à un logement de deux chambres ; chaque agglomération ouvrière doit avoir son école, son établissement de bains, etc… Nous aurions trouvé cette réforme excellente, si l’on ne nous avait contraints à la réaliser, pour ainsi dire, du jour au lendemain. La construction des bains et des écoles, la transformation des maisons d’habitation ont été pour nous l’occasion d’énormes dépenses.

« En fait, aucune exploitation agricole ne pourrait subsister, si elle était purement agricole. Nous ne nous tirons d’affaire que par les industries. L’exercice agricole de Garbow, pour l’année 1919-1920, se solde par un déficit d’un demi-million de marks. Ce déficit est couvert par les bénéfices industriels. Malheureusement, beaucoup de moyens propriétaires, qui ne disposent pas de cette ressource, renoncent à exploiter et vendent. La terre a atteint des prix élevés : dans notre district, l’hectare, qui valait 2 000 roubles avant la guerre, en vaut aujourd’hui 6 000 ; car vous savez que nos paysans, très méfiants à l’égard du papier polonais, continuent de régler toutes leurs transactions eu roubles ; en roubles du Tsar, bien entendu ; ils ne veulent pas entendre parler d’une autre monnaie. Le paysan convoite la terre et l’achète aux plus hauts prix. Ce n’est pas la loi agraire, ce sont les nouvelles conditions économiques qui amèneront le plus sûrement la disparition de la grande propriété dans la Pologne du royaume. Ce changement aura-t-il pour résultat une augmentation de la production, un progrès social ? Ce sont des questions que vous pourrez discuter avec de plus savants que moi. »


LES COOPÉRATIVES AGRICOLES EN POSNANIE

La moyenne propriété, qui n’existe pas du tout en Galicie et qui est assez rare dans l’ancien Royaume, forme au contraire en Posnanie la hase, du système agricole. Le type de domaine le plus répandu dans le Grand-Duché a une étendue de 20 à 50 hectares. D’autre part, la population agraire, très dense en Galicie et en Pologne russe, l’est beaucoup moins en Posnanie. Enfin le paysan posnanien est instruit : non seulement il connaît son métier, mais il a reçu, dans les cercles organisés par le clergé, une certaine éducation sociale et économique. Enrichi par la guerre, il a parfois acheté de la terre ; mais, le plus souvent, il a porté son argent à la banque : ici, l’ouvrier agricole apprécie les avantages de la grande exploitation et préfère généralement sa condition à celle d’un tout petit propriétaire.

Dans la population rurale de Posnanie, on peut distinguer trois catégories ; les paysans petits propriétaires, qui sont en petit nombre ; les fermiers, qui ont succédé aux « colonistes » allemands, reçoivent Une concession et payent des arrérages en argent : on en compte un peu plus de 20 000 ; enfin les ouvriers agricoles, qui forment de beaucoup la classe la plus nombreuse. Ces derniers sont payés à l’année ; leur salaire est constitué partie en argent, partie en nature : ils sont logés gratuitement, ont la jouissance d’un jardin et d’un morceau de terre arable, et le droit de nourrir deux vaches sur les pâturages du domaine. On trouve fréquemment des familles d’ouvriers agricoles établies sur une terre depuis soixante ans. L’effort combiné des propriétaires, qui sont tous bons agronomes, et des ouvriers qui appliquent avec docilité et intelligence les méthodes d’exploitation les plus modernes, a su tirer d’un sol beaucoup moins fertile que celui de Galicie et de certaines parties du royaume une production abondante et variée. L’Allemagne, qui pensait à ses besoins, exigeait l’abondance ; les Polonais se préoccupaient surtout de la qualité : c’est désormais cette dernière tendance qui prévaut, et la Posnanie est destinée à jouer en Pologne un rôle analogue à celui que jouent en Allemagne certaines provinces saxonnes : sa production deviendra de plus en plus qualitative. La Pologne aura dans le Grand-Duché quelque chose comme une immense ferme-modèle, d’où elle tirera ses semences, ses plants, ses animaux reproducteurs. Les agriculteurs posnaniens feront école et reprendront dans les autres provinces leurs méthodes, leur outillage perfectionné, leur esprit d’ordre et d’économie.

Il serait injuste d’attribuer à l’Allemagne tout le mérite d’un développement dont elle a trop longtemps profité : le grand instrument de progrès, il faut le reconnaître, non pas dans la colonisation prussienne, mais dans l’institution toute polonaise et catholique des coopératives agricoles. J’ai rappelé plus haut l’origine de ces organisations confessionnelles, seules tolérées par le gouvernement allemand, et montré comment le clergé posnanien avait groupé dans des associations parallèles les ouvriers des villes et ceux des campagnes. Les coopératives n’offrent pas seulement aux paysans posnaniens des moyens d’éducation sociale et morale : écoles du soir, conférences, journaux ; mais encore des organes de progrès économique : banques, caisses rurales, offices de vente et d’achat en commun.

La « Centrale des Coopératives Agricoles » (Zentrala Rolnikow) est une société anonyme au capital de six millions de marks. C’est par son entremise que les coopératives entrent en relations avec le marché national et mondial ; toutes les opérations commerciales sont de son ressort : elle est, en somme, l’intermédiaire entre la production, d’une part, la grande consommation et l’exportation de l’autre.

La « Centrale des Machines Agricoles » (Zentrala Maszyn) fournit aux sociétés l’outillage nécessaire à l’exploitation.

Les coopératives elles-mêmes, au nombre de 350, se divisent ainsi : 200 « coopératives de crédit » (Bank Ludowy : prêts sur titres et sur hypothèque, dépôts, etc.) ; 70 « coopératives agricoles » (achat en commun des matériaux, outils, vêtements, denrées alimentaires, vente en commun des produits) ; 20 « coopératives de colonisation » (Spolezchj-Ziemskie : achat en commun et lotissement de domaines, qui sont revendus ou loués par parcelle aux paysans) ; enfin quelques associations ayant pour but d’administrer les locaux affectés aux cours du soir et aux conférences, les imprimeries, les magasins. Toutes ces coopératives sont fédérées entre elles et reliées à la Société Centrale, dont Mgr Adamski est le président. Enfin cette Société a fondé et administre une Banque Centrale (Bank-Zwiazkowpolacz : banque de l’Union des Sociétés Coopératives) qui est aujourd’hui le plus grand institut de crédit de toute la Pologne. C’est une société anonyme au capital de 200 millions de marks, plus 70 millions de réserves ; ses dépôts s’élèvent à plus d’un milliard. Aux membres des coopératives elle sert, pour leurs dépôts, un intérêt de 2 à 5 pour 100, et consent des prêts à un taux qui varie entre 4, 1/2 et 7 pour 100 ; elle est en outre à la disposition du public, pour qui elle fait toutes opérations de banque. Si l’on observe qu’au milliard déposé dans les caisses de la Banque Centrale, viennent s’ajouter les 900 millions de dépôts reçus par les Coopératives de Crédit (Bank Ludowy), on conviendra que la Posnanie, loin d’avoir été éprouvée par la guerre, en a indirectement retiré un singulier accroissement de richesse.


LE SYSTÈME FINANCIER

Le phénomène qu’on observe en Posnanie s’est produit un peu dans toute la Pologne, mais en moindre proportion : il y a eu un changement profond dans la répartition de la richesse liquide ; l’argent s’est raréfié dans les villes et s’est répandu dans les campagnes. La classe agraire a acquis des biens fonciers et elle a accumulé des capitaux dans les Banques. Celles-ci se sont développées, en nombre et en importance, avec une rapidité prodigieuse. De nouveaux instituts de crédit se sont créés, les anciens ont multiplié leurs succursales. Ce développement inquiète avec raison les économistes, qui en ont signalé le danger au gouvernement. Il est devenu impossible d’exercer sur les capitaux un contrôle effectif, et la spéculation ne connaît plus délimite. Les Polonais revenus de l’étranger, et surtout des États-Unis, ont souvent abusé des avantages que leur assurait un change formidable ; ils se sont faits les intermédiaires largement rémunérés d’opérations désastreuses pour leur pays.

Avant tout, il faut à la Pologne une « Banque d’État. » Cette institution existe en Posnanie ; en Galicie, la « Banque du Pays » (Bank Krajowy) en remplissait à peu près les fonctions. Deux projets étaient à l’étude, lors de mon séjour à Varsovie : le premier prenait pour base de la future Banque d’État les organes déjà créés, l’autre envisageait la fondation entièrement nouvelle d’un institut national d’émission et de crédit. On n’entrera pas ici dans le détail des deux systèmes, pas plus qu’on n’examinera les divers projets d’emprunt intérieur ou extérieur, dont le mieux étudié paraît être celui du ministre des finances, M. Ladislas Grabski. Le seul point qu’on veuille retenir, c’est la nécessité pour la Pologne de sortir au plus lot d’un « provisoire » qui la tient à l’écart de la vie économique mondiale ou ne lui permet d’y participer qu’à des conditions extrêmement onéreuses.

— Voyez notre billet de banque, — me disait un journaliste polonais très versé dans les questions financières. Sous l’indication de la valeur nominale, vous lisez cette mention. « Il sera fait honneur à ce billet, dans la mesure que la Diète déterminera ultérieurement par une loi. » La Diète n’ayant encore rien déterminé, nous échangeons nos billets de banque comme les pontes échangent des jetons de casino ; c’est un simple jeu de société. Au lendemain de l’indépendance, nous nous sommes trouvés avec trois monnaies : roubles russes, marks allemands et couronnes autrichiennes. Pendant quelque temps, elles furent maintenues toutes les trois ; puis on fit l’unification sur la base du mark. Pour faire face aux premières nécessités de l’organisation, puis aux dépenses de la guerre contre les Bolchévistes, l’Etat n’avait qu’un moyen : faire rouler la planche à billets. Il en a usé et peut-être abusé. Le résultat vous le connaissez : notre monnaie n’est pas seulement dépréciée, elle n’est côtée officiellement nulle part. Il y a un cours du change, établi pour les besoins de chaque jour : mais il est purement officieux et par conséquent arbitraire, soumis sans contrôle aux caprices de la spéculation. Aussi le moindre achat fait à l’étranger est-il ruineux pour la Pologne. Nous ne sortirons de cette condition misérable qu’à deux conditions : d’abord, produire, non seulement pour subvenir à nos besoins, mais pour exporter et nous ménager des crédits à l’étranger ; ensuite, restreindre la circulation fiduciaire, la régulariser et la garantir par la création d’une Banque d’Etat, l’émission d’un emprunt et l’établissement d’une couverture ; remplacer, en un mot, ces jetons de casino par une monnaie honnête et de bon aloi, que tout le monde accepte à des conditions légalement déterminées. Cette dernière réforme ne peut guère tarder et j’espère bien que l’année prochaine, si vous revenez nous voir, nous ne serons pas obligés de vous donner, comme aujourd’hui, seize marks polonais pour un franc. ».


LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE DU GOUVERNEMENT POLONAIS
LES DANGERS DE L’ÉTATISME

Produire et exporter ; augmenter la production en développant les industries ; réduire au strict nécessaire la consommation nationale, de manière à accroître d’autant les contingents disponibles pour l’exportation : tel est en effet le remède au malaise économique dont souffre actuellement la Pologne. Là-dessus, nul doute n’est possible. Mais comment appliquer ce remède ? Ici commencent les controverses. On a vu, dans les pages qui précèdent, comment l’Etat polonais, justement préoccupé d’exploiter au mieux les richesses naturelles du pays, a monopolisé à son profit, sinon la production elle-même, du moins la répartition et la vente d’un certain nombre d’articles importants. L’alcool est fabriqué par les industriels en régie, pour le compte de l’Etat ; le charbon, le pétrole, le gaz naturel, le sucre, ne sont distribués et vendus que par l’Etat ; d’autres produits, comme le bois, sont étroitement « contingentés » et ne peuvent être vendus soit à l’intérieur, soit à l’étranger, qu’avec l’autorisation de l’Etat, sous son contrôle et aux prix qu’il a fixés.

Ce système offre quelques avantages incontestables : il permet à l’Etat de contrôler rigoureusement La production et d’en réserver pour l’exportation une part importante ; en outre, il assure à l’ouvrier, par ces temps de vie difficile, des avantages que celui-ci apprécie beaucoup plus que toutes les augmentations de salaire. Avant d’abandonner le travail, l’ouvrier songe que, du jour où il quittera l’usine, il n’aura plus accès au magasin ; où et à quel prix se procurera-t-il, pour lui et pour sa famille, les denrées de première nécessité ? Cette considération a empêché bien des grèves.

Mais les producteurs polonais reprochent souvent à l’État une intervention qui gêne leur liberté, et, en limitant étroitement leurs bénéfices, décourage l’initiative et stérilise le progrès technique. Or initiative et progrès technique ne contribuent point pour une faible part à l’accroissement de la production. Je me trouvais à Boryslaw au moment où l’on décida d’étendre à tout le territoire l’application du décret qui attribue à l’Etat en Galicie occidentale le monopole de la distribution du gaz naturel. On sait que le gaz s’échappe des puits de pétrole en si grande quantité, qu’après avoir chauffé les chaudières et actionné les machines des industries pétrolières, il suffit encore à fournir l’éclairage et le chauffage à plusieurs villes. « Provisoirement, m’expliqua le directeur d’une grande société de Boryslaw, les maisons qui ont entrepris le transport et la distribution du gaz, conservent leurs droits. Mais qu’arriverait-il ? Si elles font de mauvaises affaires, on leur laissera le soin de se débrouiller. Si, grâce à un outillage perfectionné, elles réalisent des bénéfices, l’État rachètera leurs installations au prix qu’il fixera lui-même. Voilà ce qu’on appelle encourager l’industrie. »

J’ai été étonné de rencontrer en Pologne, où l’individualisme est fort développé, une tendance aussi marquée à l’étatisme, et j’en ai souvent demandé les raisons. On m’en a donné plusieurs : d’abord, la nécessité où est l’Etat de se créer immédiatement des ressources ; puis l’influence exercée, pendant les trois années d’occupation, par l’organisation allemande des Centrales de distribution ; enfin on m’a parlé d’ignorance et même de démagogie. Il se peut aussi que le souci d’éviter des désordres sociaux, joint au désir de donner satisfaction à l’électeur, ait amené la majorité de la Diète à approuver certaines dispositions. J’observe pourtant que, si la tendance de l’Etat polonais à devenir le seul distributeur de produits m’a semblé évidente et incontestable, je n’ai pas entendu qu’il fût question en Pologne de « nationaliser » les moyens de production. Les paysans, qui forment à l’Assemblée le parti le plus nombreux, veulent bien que l’Etat partage la terre, mais non qu’il la leur prenne. Une motion tendant à la nationalisation des forêts a soulevé des tempêtes. Il y a là, si je ne me trompe, une contradiction, ou tout au moins un danger : la nationalisation des produits mène tout droit à celle des moyens de production : comment s’arrêter à mi-chemin ?

Le principe étatiste, qui semble dominer en ce moment l’économie intérieure de la Pologne, exerce aussi son influence sur les relations commerciales et financières avec les autres pays : on le voit apparaître dans les règlements relatifs à l’exportation et dans le contrôle des capitaux étrangers. Nul ne peut exporter de Pologne une marchandise, matière première ou produit fabriqué, sans l’autorisation du gouvernement. Il est très naturel que l’Etat polonais, qui subit partout les inconvénients d’une devise dépréciée, utilise pour des échanges en nature la totalité des produits que n’absorbent point des besoins intérieurs strictement calculés ; qu’il envoie son pétrole en Tchéco-Slovaquie pour obtenir des machines ; son sucre et son amidon en Angleterre et en Amérique pour se procurer du coton et des engrais chimiques. Mais l’intervention de l’Etat ne se borne pas au contrôle, on pourrait dire au monopole de l’exportation. Soucieux de s’assurer à l’étranger des crédits en espèces, le gouvernement polonais a fait son profit d’une expérience qu’ont récemment instituée les gouvernements de Prague et de Berlin. Le producteur n’obtient le permis d’exporter que s’il se soumet aux conditions suivantes : le prix de vente, fixé par l’Etat, et payable, bien entendu, en monnaie du pays d’achat, est versé par l’acheteur au compte de l’Etat ; puis, pour rembourser l’exportateur, l’Etat se sert de sa propre monnaie. Ainsi le pétrole galicien exporté en France par des producteurs français serait payé par nous en francs français à l’Etat polonais et remboursé par celui-ci aux producteurs en marks de Pologne. L’Etat s’assurerait ainsi un double avantage : d’une part, il se procure des crédits en francs qui contribueront à relever le cours de sa devise ; de l’autre, étant donné la dépréciation de celle-ci, il oblige le producteur à remployer dans le pays même la plus grande partie de ses bénéfices. Mais une telle mesure n’aura-t-elle, pas aussi pour conséquence d’éloigner les capitaux étrangers d’un pays où ils trouveront si peu d’intérêt à travailler et où, soumis aux charges fiscales les plus lourdes, ils jouiront d’une liberté d’action si parcimonieusement mesurée ?

On a vu en effet comment le capital industriel est doublement imposé, au bénéfice de l’Etat, et à celui des ouvriers. Des avantages assurés à ceux-ci : distribution de vivres et de vêtements à prix réduits, logement gratuit ou à bon marché, écoles, bains, etc… c’est l’employeur qui fait les frais ; l’Etat ne lui rembourse qu’une faible part des dépenses qu’il l’oblige à supporter. Les producteurs obtiennent-ils du gouvernement un léger relèvement des prix de vente ? Aussitôt les ouvriers d’exiger à leur tour un relèvement des salaires. Il faut louer l’État polonais des mesures qu’il a prises en faveur du travail ; toutefois, il y a une limite de charge qu’il serait dangereux de dépasser ; c’est le point au-delà duquel l’entreprise n’aurait plus d’intérêt à produire, et moins encore à développer la production en procédant à des installations nouvelles.

Pendant mon séjour en Pologne, j’ai souvent entendu discuter la question des mesures à prendre pour réglementer l’introduction et assurer le contrôle des capitaux étrangers. Le plus souvent, on reconnaissait la nécessité, pour un pays nouveau, riche en matières premières, mais dépourvu de moyens financiers, d’accepter les concours extérieurs qui lui permettront de mettre rapidement en œuvre ses propres ressources. Cependant on faisait des réserves et des objections ; le capital de l’entreprise pouvait être étranger, mais l’administration devait être mixte, et même en majorité polonaise. Il ne fallait pas permettre que des sociétés étrangères établies en Pologne formassent entre elles des consortiums trop puissants ; enfin, et toujours, on invoquait le « contrôle de l’Etat. »

Le 16 juin on établit sur la matière un projet de décret, qui devait être soumis au Conseil des ministres et pouvait être approuvé par lui sans passer par l’Assemblée ; les sociétés étrangères seraient autorisées à fonder en Pologne des succursales, à la condition que ces succursales fissent l’objet d’une comptabilité séparée, eussent leur siège social à l’intérieur du pays et fussent administrées par un conseil comprenant un certain nombre de Polonais. La majorité polonaise dans le conseil ne serait exigée que pour les entreprises intéressant directement la défense nationale et le fonctionnement des grands services publics (fabrications de guerre, chemins de fer, etc.). Ces dispositions se retrouvent à peu près dans le projet définitif, dont le Comité économique a arrêté les termes au début de juillet. En voici le résumé :

1° Les entreprises financées par des capitaux étrangers ne pourront fonctionner sur le territoire de la République, qu’après avoir obtenu une concession du gouvernement.

2° L’enregistrement est obligatoire pour toutes les entreprises commerciales et industrielles.

3° Pour les entreprises intéressant directement l’Etat, les provinces ou les communes (chemins de fer, téléphones, adduction d’eau, etc.), le gouvernement aura le droit de poser certaines conditions : émission d’actions nominatives ; participation pour moitié du capital polonais, représentation polonaise dans la direction de l’entreprise.

4° Les succursales des entreprises étrangères devront, pour s’établir en Pologne, obtenir une concession, constituer une organisation indépendante qui sera fixée dans le pays, faire l’objet d’une comptabilité séparée dont les livres seront soumis au contrôle des autorités polonaises.

Les fonctionnaires polonais qui ont bien voulu me communiquer ce projet m’ont fait observer que la plupart de ces mesures avaient été dictées, non par un esprit de défiance à l’égard des capitaux étrangers en général, mais par la nécessité de se défendre contre l’intrusion des capitaux allemands.

En définitive, les Polonais comprennent fort bien qu’il leur faut chercher à l’étranger les moyens financiers dont ils manquent. Mais, avant toute chose, ils entendent rester maîtres chez eux. Comment s’étonner qu’ils se montrent jaloux, peut-être même à l’excès, d’une indépendance dont ils furent privés si longtemps et qu’ils ont eu tant de peine à recouvrer ? D’autre part, ils sont fermement résolus à écarter tout concours financier qui aurait pour condition plus ou moins dissimulée une mainmise sur leur organisation économique ou, à plus forte raison, un contrôle de leur action politique ; d’où les précautions qu’ils prennent pour exclure le capital allemand, dont ils ne se sont pas encore entièrement libérés. Enfin ils éprouvent une certaine répugnance à admettre chez eux les capitaux de spéculation, ceux « qui tirent tout du pays et n’y laissent rien ; » leur préférence va très justement aux « capitaux de travail ; » encore les Polonais désirent-ils que ces capitaux sérieux opèrent, non seulement à leur propre profit, mais aussi au profit de la Pologne, laissent dans le pays des traces bienfaisantes, contribuent à y augmenter le bien-être, à y améliorer les conditions matérielles et morales de la classe ouvrière ; cette préoccupation d’un État démocratique, dont toute la force repose sur les paysans et sur les ouvriers, ne doit pas surprendre et mérite bien plutôt d’être admirée.

Ces réserves faites, les Polonais souhaitent que les peuples étrangers, et surtout les peuples amis, apportent à la Pologne l’aide financière et l’aide technique dont elle a besoin pour s’organiser et se mettre immédiatement en mesure de contribuer par ses richesses naturelles, par ses industries, par son intelligence et son esprit d’entreprise, à la grande œuvre commune de civilisation et de progrès.


MAURICE PERNOT.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.