L’Étape (Bourget, 1902)/IV

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Librairie Plon (p. 103-134).

IV
inquiétude d’esprit et de cœur

L’horloge de la vénérable église janséniste, où reposent Patru et Nicole, marquait deux heures, au moment où Jean Monneron s’en allait ainsi, loin de ce portail tentateur, loin de Brigitte Ferrand, — loin de lui-même. Ah ! qu’il l’aurait voulu ! — Le soir était tombé depuis longtemps qu’il errait encore dans les rues de ce quartier, qui fut autrefois le faubourg Saint-Marcel, et qui déborde aujourd’hui jusqu’aux forts d’Ivry et de Bicêtre. Cette marche interminable, sur les trottoirs, le long des cabarets que le retour du cimetière voisin emplissait, par cet après-midi du 1er  novembre, de consommateurs fort consolés, était bien faite pour redoubler en lui cette sensation de l’« à quoi bon ? », la plus insupportable, peut-être, à un jeune homme de cette chaleur de cœur et d’esprit. L’évidence qu’impose aussitôt le spectacle des quartiers populaires de Paris, à ceux qui les parcourent, comme il faisait, sans parti pris, est en effet plus décourageante qu’elle n’est poignante. On comprend, à regarder ces individus attablés dans ces débits ou ces restaurants, que l’ouvrier français ne constitue pas, comme le racontent les boniments des politiciens, une classe à part. Si c’est un jour de chômage, tel que celui-là, cet ouvrier est vêtu comme un bourgeois. Les cigarettes qu’il fume sont celles que le bourgeois achète pour les mêmes trente centimes, dans les mêmes bureaux de tabac. Les portions qu’il mange chez le petit traiteur sont pareilles aux mets que le bourgeois commande à sa cuisinière. Il les arrose du vin que boit le bourgeois, il se procure les mêmes dyspepsies avec le même café et le même petit verre. Les journaux qu’il lit sont les mêmes, les mêmes embryons d’idées qu’il échange avec ses commensaux. La seule différence est dans le décor. La table du marchand de vins n’a pas de nappe et quelquefois pas de serviettes. Il ne suffit pas de telles misères pour établir entre la blouse et la jaquette cette ligne de démarcation que les socialistes se sont solennellement donné mission d’effacer. Et cette première évidence se double vite d’une autre. L’ouvrier français n’est pas non plus ce que ses flatteurs prétendent : l’être fruste et intact, le primitif en qui dorment des réserves de force, de quoi rajeunir notre société vieillie et en réparer la décadence. Cet ouvrier n’est pas un barbare. C’est un civilisé de médiocre espèce, arrivé, sauf exception, au plein développement qu’il peut supporter. Il n’y a lieu ni de le plaindre, car sa destinée est très douce, par rapport à celle de tant de petits commerçants ; ni de le mépriser, car il est intelligent, et son niveau moral n’est pas plus bas que celui du reste de l’époque ; ni de le magnifier, car ce niveau n’est pas haut, et il ne peut guère monter, vu l’âge de la race. Il y a lieu, en revanche, de le redouter, car trop de gens pratiquent, à son égard, l’abominable programme de l’agitateur allemand qui disait : « Il faut apprendre au peuple qu’il est malheureux, » et, en lui donnant le droit de conduire seul les affaires de l’État, puisqu’il constitue les majorités — prodigieuse erreur qui fera de la France, dans les siècles à venir, l’ilote de l’histoire, — on lui a mis en main de quoi porter à la civilisation dans notre pays des coups irréparables. Il y a lieu surtout de s’attrister devant ce chétif échantillon d’espèce humaine, quand on pense que l’effort séculaire de notre histoire aboutit aujourd’hui, avec la complicité de tous les charlatans électoraux, à la souveraineté de pareilles incompétences. Une telle constatation est toujours amère. Elle l’est davantage encore, quand cette preuve de l’avortement national dans les couches profondes de la vie populaire s’ajoute à la constatation d’un avortement pareil dans les couches plus élevées. C’était le cas pour le fils de Joseph Monneron. Il allait, allait indéfiniment, cherchant, parmi les innombrables visages qu’il croisait dans ces avenues et ces ruelles, des physionomies vraiment heureuses, saines et fortes. Il n’en trouvait guère que de nerveuses et de surmenées ; d’autres lois et si souvent, de vulgaires ; et, plus souvent encore, de dégradées. C’étaient surtout les pères et les mères qu’il regardait avec une émotion intense, ceux et celles qui passaient, traînant un enfant par la main, portant l’autre au bras. Les admirables vertus de bonne volonté que représente l’acceptation des charges familiales dans les classes laborieuses, l’attendrissaient d’une pitié voisine des larmes, « À quoi bon ? » se répétait-il, en assimilant par la pensée ces braves gens à son père, et tout près de les traiter, comme ce père, de dupes sociales, tant son impression d’une radicale insuffisance de la vie française contemporaine lui faisait sentir l’inutilité de tout effort vers la durée pour qui naissait dans cette médiocre et sénile démocratie. Au contraire, devant les cabarets où les alcooliques crapulaient avec de l’absinthe au rabais et d’ignobles gueuses, il était tenté, lui qui s’était associé aux fondateurs de l’Union Tolstoï pour ouvrir un restaurant de tempérance, de se dire : « Ceux-là sont dans le vrai, » et les bas paradoxes de son frère Antoine lui revenaient à la mémoire. Une perception presque physique d’un universel désarroi l’envahissait, l’accablait. Même dans cet âge de forces gâchées, de tentatives incertaines, il y avait pourtant des existences pleines et complètes, nobles et équilibrées, riches de passé tout ensemble et d’avenir. Celle de M. Ferrand en était une. À quoi bon toujours, puisque lui, Jean Monneron, ne pouvait pas s’y associer ? Et le délicieux fantôme de Brigitte s’évoquait pour l’amoureux, dans un mirage d’une douceur inaccessible et désespérante. Que n’avait-il été élevé comme elle, parmi les mêmes croyances ! Alors ce projet de fonder un foyer avec la pure enfant, ce songe idéal, auquel il s’était tant réchauffé le cœur à l’avance, n’aurait pas été une chimère ! Il n’aurait pas eu à rompre avec toute l’éducation de sa jeunesse pour établir les conditions heureuses de son âge mûr, — à renier son père et les amis de cette jeunesse dans la création de sa nouvelle famille !… Cependant, avec le crépuscule de ce triste jour, un brouillard acre s’abattait sur la ville. Les becs de gaz enfin allumés plaquaient dans l’atmosphère jaunâtre des taches brutales de lumières. Les façades des maisons s’éclairaient, les unes après les autres, par places inégales. Aux rez-de-chaussée, les boutiques des marchands de vins, des charcutiers et des rôtisseurs commençaient de ronfler et de flamboyer. La vitalité du faubourg devenait plus grossière, et, par contraste, plus douloureuse encore la détresse du jeune homme, — si douloureuse qu’à un moment, il ne put réellement plus supporter ce tête-à-tête avec sa mélancolie. C’est alors que, cherchant instinctivement dans sa pensée où aller pour n’être plus seul, et ne voulant pas rentrer a la maison, il se rappela tout d’un coup le rendez-vous du soir à l’Union Tolstoï.

— « C’est pour huit heures et demie, » se dit-il en consultant sa montre, « il en est sept. Si Crémieu-Dax pouvait dîner à son restaurant ?… De causer avec lui me ferait du bien… »

Le souvenir de cet ami, avec lequel il avait pourtant des relations difficiles, ne se fut pas plutôt présenté à lui, qu’il cessa d’errer de ce pas incertain et vague qui avait été le sien tout cet après-midi, et il s’achemina d’une démarche vive et directe, par l’avenue de Choisy, où il se trouvait alors, puis le boulevard d’Italie, vers le tronçon de la rue du Faubourg-Saint-Jacques, pris entre la rue de la Tombe-Issoire et la rue Humboldt : c’était là qu’il avait quelque chance de rencontrer l’autre. L’héritier futur des millions gagnés dans les mines de l’Afrique du Sud par le vieux Crémieu-Dax désertait sans cesse l’hôtel somptueux et la table princière de l’avenue Hoche, que lui reprochait et lui enviait Antoine, pour venir dîner à vingt sous, dans le local que Jean appelait très justement « son restaurant », et qui n’était autre que la fondation de tempérance dont j’ai parlé. C’était Crémieu-Dax, en effet, qui avait installé ce « bouillon » populaire, en constituant, pour l’exploiter, une société de mille actions à vingt-cinq francs. Il en avait souscrit huit cents à lui tout seul, cent avaient été prises par Rumesnil, et les autres par les membres les plus fortunés de l’Union Tolstoï. Jean avait détourné cent francs de son maigre budget pour en prendre quatre. C’était d’ailleurs Crémieu-Dax qui avait aussi fondé la Tolstoï, et avec le même sens profond des conditions positives. Le restaurant, grâce à ce capital modeste, et dont l’intérêt, d’après les statuts, ne devait jamais dépasser 2 pour 100, pouvait donner aux ouvriers des repas à 80 centimes et à 1 franc, dont les matières étaient saines et la préparation hygiénique. La consommation des boissons alcooliques y était interdite. « Au nom de l’humanité future et consciente, tu ne boiras pas. » Cette devise, peinte en énormes caractères sur chacun des murs de l’établissement, en formulait le véritable esprit, de même que les quatre mots qui servaient d’épigraphe aux prospectus de l’Union Tolstoï : « Nature, Science, Progrès, Justice, » en ramassaient la pensée inspiratrice. Crémieu-Dax, qui avait présidé à l’élaboration des statuts, avait fait accepter comme premier article, — et cela seul démontrera la lucidité pratique de son esprit, — que le nombre des membres de l’Union serait limité. Il l’avait voulue petite pour qu’elle fût plus vivante. Elle comprenait un comité de sept fondateurs, qui devaient amener chacun vingt-quatre adhérents, par moitié travailleurs intellectuels et par moitié travailleurs manuels, dont ils répondaient. Des 175 personnes ainsi recrutées, pas une avec laquelle il ne maintînt un contact personnel. Dans ce but, il prenait la plupart de ses dîners au Restaurant de tempérance. L’affiche portait simplement cette annonce, et, en dessous, le prix des portions, dont la plus chère coûtait sept sous.

L’image de ce garçon si riche, mangeant, par dévotion à set idées, un repas d’ascète, dans un décor de pauvreté, avait soudain fait point fixe dans la pensée tourmentée de Jean Monneron… Se hâter vers ce coin de salle où le fondateur de l’Union Tolstoï donnait, par sa seule présence, cette humble, mais forte leçon de sincérité socialiste, c’était, pour l’amoureux de la pieuse Brigitte Ferrand, fuir tout ce qu’il avait fui durant toute cette dure journée, et s’en aller loin, plus loin encore de celle qu’il se défendait d’épouser. C’était essayer d’échapper au prestige du maître de la rue de Tournon et courir vers une autre influence. Il l’avait presque entièrement secouée depuis ces six mois, cette autre influence, après l’avoir acceptée jadis, d’abord avec enthousiasme, puis avec résistance. Dès le collège, — ils avaient fraternisé sur les bancs de la seconde et dans leur quinzième année, — Salomon Crémieu-Dax avait commencé d’exercer sur son camarade l’hypnotisme d’un caractère ferme et logique sur une volonté mouvante et incertaine. Cet ascendant avait été absolu jusqu’à leur entrée dans la classe de philosophie, où l’enseignement de M. Ferrand avait révélé à Jean des besoins de sa propre âme qu’il ne connaissait pas. Les deux tendances contradictoires qui rendaient sa nature si incohérente : le sentiment traditionnel, hérité de ses aïeux paysans, et la passion révolutionnaire, communiquée par son père, s’étaient trouvées incarnées ainsi dans ces deux personnalités qui l’avaient tour à tour attiré, sans qu’il put s’identifier complètement ni à l’une ni à l’autre. Il l’avait dit lui-même à M. Ferrand, avec cette lucidité inefficace qui faisait de lui, autant que ses hésitations intérieures, un exemplaire trop complet d’un jeune homme de notre époque : l’instinct avait beau s’unir chez lui au raisonnement, et l’expérience publique à l’expérience privée pour lui démontrer que, depuis 1789, la France ressemble à un homme qui recommencerait indéfiniment une addition par deux et deux font cinq, et rencontrerait toujours un total faux, il continuait à subir un invincible attrait pour ce qu’il faut bien appeler, si contradictoires que paraissent ces termes quand on a une fois compris la pauvreté des théories politiques propagées sous cette magique étiquette, la poésie de la Révolution. Cette poésie existe pourtant, elle explique seule comment tant de frémissantes sensibilités, et si généreuses, s’y sont laissé, s’y laissent encore séduire. Elle réside dans un état lyrique de la pensée, qui n’admet pas que des idées puissent avoir tort devant des faits, et dans un état héroïque de la volonté, qui s’élance hors du pacte social, pour essayer de réaliser, à tout prix, cet accord de l’idée et du fait. Jean savait depuis longtemps déjà, pour en avoir constaté autour de lui les funestes contre-coups, combien est meurtrier, à l’ensemble d’un pays et à chacun des petits groupes qui le composent, ce lyrisme invérifié de l’esprit, et cet héroïsme déréglé de la volonté. Le sachant, il ne pouvait se déprendre du mirage. Il éprouvait, malgré lui, ce besoin d’exaltation autour des problèmes sociaux, dont il rencontrait dans Crémieu-Dax un représentant bien remarquable. L’initiateur de l’Union Tolstoï appartenait à la lignée des Juifs passionnément idéalistes, — notre époque en a vu surgir quelques-uns, Joseph Salvador et l’éloquent James Darmesteter entre autres, pour n’en citer que deux, mais si caractéristiques, — en qui revit l’ardeur des prophètes dont s’enorgueillit Israël. Ainsi que la finale de son nom l’indique, Salomon Crémieu-Dax descendait d’une famille établie dans le Midi de la France. Comme la plupart de ses coreligionnaires de la même région, il remontait à ces Marranes chassés d’Espagne, à la fin du quinzième siècle, par Ferdinand le Catholique. Il avait, des Juifs de la Péninsule ibérique, le masque aigu, les membres déliés, les os minces et ces profonds yeux noirs où brûle encore la flamme du soleil oriental. Il en avait aussi, portées à un haut degré, les qualités maîtresses, celles qui ont assuré à cette race d’exception une invincible persistance parmi tant de désastres : une intelligence souple et agile, une rare facilité d’assimilation, une incroyable puissance de travail, et cette combinaison singulière d’enthousiasme et de patience, de frénésie et de calcul, qui se reconnaît déjà dans certaines figures typiques de la Bible. Après avoir été au collège un des plus brillants élèves de sa génération, Salomon Crémieu-Dax était entré à l’École Normale, et il en était sorti premier agrégé de philosophie. Il était en train de préparer une thèse, dont le titre seul sonnait comme un paradoxe, accolé au nom du fils d’un spéculateur fameux : Du fondement psychologique de l’idée de propriété. Ce livre, qu’il voulait conclure par une justification scientifique de l’hypothèse collectiviste, correspondait de la manière la plus étroite à des convictions dont ceux qui le connaissaient depuis l’enfance, comme Jean Monneron, ne pouvaient douter. Tout jeune, Crémieu-Dax avait adopté et fait sienne la thèse que Salvador, précisément, et Darmesteter ont développée avec un tel accent d’enthousiasme : l’identité entre les deux conceptions qui circulent d’un bout à l’autre de l’histoire d’Israël et les deux conceptions dans lesquelles se résume la société issue de la Révolution : « Deux grands dogmes, » a écrit l’auteur des Prophètes d’Israël, « font le Judaïsme tout entier : unité divine et messianisme, c’est-à-dire unité de loi dans le monde et triomphe terrestre de la justice dans l’humanité. Ce sont Les deux dogmes qui, à l’heure présente, éclairent l’humanité en marche, dans L’ordre de la science et dans l’ordre social, et qui s’appellent, dans la langue moderne, l’un unité des forces, l’autre croyance au progrès. » Bien souvent, Jean avait entendu son ami lui citer cette phrase et ajouter à ce « credo » des commentaires où il retrouvait les idées de son père, mais amplifiées, mais magnifiées dans une synthèse qui n’hésitait pas à relier Moïse à Danton et le Deutéronome à la Déclaration des Droits. Ce même Darmesteter n’a-t-il pas écrit, à propos d’une instruction pastorale de l’évêque de Chartres sur le premier livre de Salvador : « La révélation a tenu le même langage sur la crête du Sinaï et dans les salons du dix-huitième siècle, et Moïse est bien un conventionnel parlant du haut de la montagne ? » Si profonde qu’elle fût cependant, la foi révolutionnaire de Crémieu-Dax était demeurée dans le domaine de la théorie, jusqu’à cette funeste crise nationale de 1898, qui marque dès aujourd’hui une date dans l’histoire déjà séculaire de nos discordes civiles. Elle en a comme exaspéré et porté à l’état d’ébullition tous les éléments. C’était depuis lors que le jeune agrégé millionnaire s’était jeté dans l’action avec une frénésie froide, bien différente du vague humanitarisme qui, vers la même époque, sévissait dans les milieux universitaires. À cette mode d’attendrissement Jean Monneron, lui, avait cédé pour les motifs complexes qu’il avait dits à M. Ferrand, et Adhémar de Rumesnil par snobisme intellectuel. Le socialisme de Crémieu-Dax dérivait de raisons plus fortes. Son coup d’œil perspicace avait découvert, dans les derniers événements, un indice du travail de désillusion qui ramène les classes moyennes françaises du côté de leurs traditions originelles et les détache lentement, mais sûrement, des principes de 89. Dans son culte fanatique de ces erreurs, Salomon avait courageusement adopté la tactique qui paraît bien devoir être celle de tous ceux qui, comme lui, pratiquent d’instinct la formule : « Pereat mundus, fiat Justitia… » Il s’était fait socialiste, et socialiste-collectiviste, pour mettre, il le disait ouvertement, « la force du peuple au service des idées que la bourgeoisie a défendues, il y a cent ans, et qu’elle abandonne. » Quand on lui rappelait combien le sauvage est procbe du civilisé aux époques d’insurrection, les massacres de Septembre, les journées de Juin, et, tout près de nous, la Commune, il lui arrivait de répondre par une citation virgilienne qui trahissait, dans le disciple de Karl Marx, l’élève de l’École Normale. « O passi graviora !… » Et un sourire d’une ironie singulière flottait nerveusement autour de ses lèvres. On y lisait le ressouvenir des persécutions et l’audace intellectuelle d’une race qui, ayant trop souffert, ayant trop connu les pires extrémités du sort, ne tremble pas devant la perspective de bouleversements, moins terribles que ses anciennes misères.

Tel était le personnage supérieur et déconcertant, si voisin de lui par certains côtés, si éloigné par d’autres dont Jean Monneron désirait passionnément la présence au terme de cette journée d’agonie, aussi passionnément qu’il l’avait évité pendant plusieurs semaines. Quand il fut arrivé devant la maison du faubourg Saint-Jacques qui portait, à son rez-de-chaussée, la modeste enseigne : « Restaurant de tempérance, » il éprouva pour son ami un de ces élans d’affection admirative, comme il n’en avait plus eu pour lui depuis bien longtemps. Il eût ressenti, même dans sa détresse, un vrai chagrin, si, poussant la porte qui donnait accès dans la petite salle basse, il ne l’avait pas aperçu assis à sa table accoutumée, près de l’entrée, de manière à ne manquer aucun de ceux qui venaient. Quoique le restaurant fût public, la rigueur de son règlement sur le chapitre de l’alcool en éloignait les passants. Il n’était guère fréquenté que par des habitués, qui étaient aussi des membres assidus de l’Union. Crémieu-Dax les connaissait tous et avec tous il échangeait un mot, qui portait uniquement sur leurs lectures. Il s’interdisait, par principe, dans son apostolat, toute charité qui ne fût pas intellectuelle. « Il n’y a dans l’U. T. ni riches ni pauvres, » répétait-il souvent, « il n’y a que des consciences. » Jean Monneron, à la minute même où il pénétrait dans le restaurant, put le voir qui déchirait d’un bloc-notes portatif une feuille sur laquelle il venait d’écrire. Il la remettait à un homme en cheveux gris, pauvrement mais proprement vêtu.

— « Ah ! te voilà, » dit-il à Jean avec une visible froideur.

Puis, tandis que l’ouvrier s’éloignait :

— « C’est un métreur-plombier qui m’a demandé une liste de livres à lire. Je voulais lui indiquer des romans pour commencer, les Misérables, Résurrection. « Non, » m’a-t-il répondu, « donnez-moi de la science. On m’a trop menti. « Je veux du vrai… » Quand tout le peuple pensera comme cet homme, il y aura un grand pas de fait, et observe que ce n’est pas un jeune homme ; il a près de cinquante ans… »

Cette énergie d’une personnalité résolument, systématiquement logique avec elle-même, c’était bien cela que Jean Monneron était venu chercher. Pourtant son cœur se referma aussitôt, et à son élan de tout à l’heure succéda un malaise presque gêné, avec cette soudaineté que comportent les actions réflexes dans les sensibilités des jeunes gens. Il lui avait suffi d’échanger ce premier regard et cette première poignée de main avec son camarade et d’entendre le son de sa voix. Cette réserve de Cremieu-Dax à son endroit contrastait trop avec son propre élan. Elle était très justifiée. Mais il ne pouvait pas en comprendre la cause. Le fils du professeur avait, dans son caractère, un trait qui dénonce chez tant de parvenus l’origine plébéienne : il manquait de suite dans la teneur de ses relations. Il obéissait, dans ses rapports avec ses amis, à ses impressions, et il ne s’en rendait pas compte. De toutes les fautes contre le savoir-vivre, — beau mot bourgeois si bien fait, — c’est la plus inoffensive aux autres, mais, pour celui qui la commet, la plus dangereuse. « Il y a quelqu’un qui n’oublie pas, c’est l’oublié, » a dit le fin moraliste Louis Dépret. Depuis des mois, Jean n’était pas venu dîner une seule fois rue du Faubourg-Saint-Jacques, après y avoir pris un repas sur deux pendant longtemps. Il ne s’était plus rappelé cette inégalité de ses procédés vis-à-vis de son camarade ; mais, que celui-ci en eût été froissé, cette nuance de son accueil le révélait assez. En temps ordinaire, cette susceptibilité eût touché Monneron. Il y eût reconnu, outre une profonde amitié, cette ombrageuse et instinctive méfiance, si justifiée chez les descendants d’une race objet de tant de haines. Il avait les nerfs trop tendus pour que le moindre désappointement ne le crispât point, et il répondit, en s’étonnant lui-même de la phrase agressive que sa voix prononçait (il était venu rue du Faubourg-Saint-Jacques dans des intentions si autres !) :

— « Tu appelles cela un grand pas ? Nous nous plaignons déjà de la demi-science des bacheliers, qui ne fait que les rendre plus sots et plus malheureux. Que seront donc ces prolétaires instruits ? Des quarts de bacheliers, et pas même !… Cela promet… »

Après avoir lancé cette boutade, extraordinaire dans cet endroit, et dans sa bouche, à lui, un des fondateurs de l’U. T., il se dirigea vers le guichet où l’on vendait les bons de portions. Afin d’éviter l’embarras et la dépense du service, Crémieu-Dax avait imaginé ce petit bureau central. Le consommateur y payait d’avance les plats qu’il s’était choisis sur le menu. On lui remettait des fiches qu’il allait changer, lui-même encore, à un autre guichet, celui de la cuisine, installée nu fond, contre des portions toutes préparées dans des assiettes. Il revenait à sa table, son plat à la main, et, s’étant ainsi servi tout seul, il reportait à un troisième petit comptoir, celui de la vaisselle, cette assiette une fois vide. Le temps de vaquer à cette opération, et l’accès d’impatience de Jean avait cessé. Il en ressentit même un petit remords, lorsque, assis en face de son camarade, il vit que la physionomie de celui-ci, de froide qu’elle avait pu lui paraître d’abord, était maintenant contractée. Un pli de mécontentement se creusait sur son front, entre ses sourcils noirs qui se rejoignaient presque au-dessus du nez busqué. La manière dont ses doigts maigres, un peu noués aux phalanges, pétrissaient la mie arrachée à son pain témoignait que sa nervosité était au moins égale à celle de l’autre. Il y eut entre eux un silence, puis, tout d’un coup, Crémieu-Dax regarda Jean Monneron bien en face, avec la fixité impérative de quelqu’un qui veut terminer une équivoque, et, à mi-voix, pour que personne parmi les quelque vingt clients qui mangeaient dans le restaurant ne put entendre leur conversation :

— « Je sais pourquoi tu es venu ce soir, Monneron… » commença-t-il. « Voilà longtemps que je prévoyais la chose… »

— « Quelle chose ?… » répondit Jean. Un flot de sang empourpra son visage. Il lui eût été insupportable que son ami eût deviné le secret de son amour pour Brigitte Ferrand ! Cette seule impression lui prouvait trop combien lui et Salomon étaient séparés. Autrefois, et pour les moindres ébauches de sentiments romanesques qui traversaient son imagination de jeune homme, il n’avait pas d’autre confident. Il reprit son calme en l’entendant continuer :

— « Tu m’apportes ta démission de la Tolstoï. »

— « Moi ? » s’écria Jean. « Qui te fait croire ?… »

— « Bien des signes, » reprit Crémieu-Dax, « quand ce ne seraient que des phrases comme celles que tu viens de prononcer. Si tu les penses vraiment, tu n’es plus avec nous. Tu n’as plus paru ici, depuis le 6 août. Je ne te le reproche pas. Je trouve cela très naturel. Mais j’en conclus que, si tu viens ce soir, tu as une raison. Et puis, je sais combien tes préoccupations sont ailleurs. On m’a dit à la Bibliothèque de la Sorbonne que tu n’y prenais plus que des livres d’apologétique catholique. Tu as encore demandé un Saint Irénée, mardi, les Hérésies. Suis-je bien renseigné ? Tu es retourné chez Ferrand, où aucun de nous n’est plus allé depuis 98. Ne dis pas non. Je vous ai rencontrés ensemble dans le Luxembourg, l’autre semaine. Tu nous quittes ? Avoue-le ! »

— « Quand je voudrai vous quitter, » répondit Jean, avec une vivacité qui révélait sa révolte contre l’inquisition dont ce passionné Crémieu-Dax l’avait enveloppé, « tu n’auras pas à m’interroger là-dessus. Je prendrai les devants. Je lis ce qui me plaît. Je vois qui me convient. Et si je suis ici ce soir, c’est parce que Rumesnil est venu à la maison, ce matin, me rappeler la discussion sur la conférence Chanut, et m’avertir qu’elle serait chaude. Sachant combien tu prends à cœur cette affaire, j’ai voulu m’entendre avec toi d’avance. J’en suis bien payé… »

Il y eut un autre silence entre les deux jeunes gens, que Crémieu-Dax rompit de nouveau le premier, en enveloppant son ami, cette fois, d’un regard où tout n’était plus qu’affection, et il lui dit :

— « Pardonne-moi, Monneron, si je t’ai froissé. J’ai eu tort. Je le reconnais. Tu es si loyal que je le saurais, le premier, j’en suis sûr, si tu changeais de camp. Je l’ai cru, et tu sais que je ne peux pas être indifférent, quand il s’agit de la Cause. L’instant est solennel. Si l’alliance se fait aujourd’hui entre les travailleurs manuels et les travailleurs spirituels, l’avenir est fondé. Nous gagnons des siècles en quelques années. Notre pauvre U. T., ce n’est qu’un tout petit groupe parmi ceux qui se forment à cette heure. Mais du succès des vingt, des trente, des quarante petits groupes, dépend le gain de la bataille. Qu’un de ces groupes se débande, puis un second, puis un troisième, c’est l’histoire d’un régiment qui lâche pied. Il suffit pour déterminer une panique. Voilà pourquoi j’étais désespéré à l’idée de te perdre. Toi parti, c’était l’U. T. entamée, la porte ouverte à d’autres désertions, peut-être. Mais j’ai rêvé. Tu restes. N’en parlons donc plus, et, encore une fois, pardonne-moi… Nous allons préparer la discussion de ce soir… Je reviens… »

Il s’était levé à la fin de ce discours, sous le prétexte d’aller à son tour porter son assiette vide au guichet de la cuisine, en réalité, pour couper leur entretien. À toutes sortes de menus indices il avait deviné que son ami se déplaisait dans la société qu’il avait fondée et qui était toute sa vie. Il avait craint sa démission. Il l’avait obligée à se prononcer. Jean restait membre de l’Union Tolstoï et un membre actif, puisqu’il s’intéressait à la conférence Chanut. C’était une donnée positive et à laquelle Crémieu-Dax se tenait, avec ce sens aigu du fait, hérité de l’homme d’affaires, son père, et mis au service, par un saisissant contraste, du millénarisme le plus insensé. Jean connaissait ce tour particulier de cet esprit, et il était sûr que, fidèle à ce grand principe du génie pratique admirablement formulé par l’adage latin : quieta non movere, son camarade n’aborderait plus, dans le reste de leur conversation, les points inutiles à traiter immédiatement. Mais il avait eu aussi la preuve que le travail de sa pensée n’échappait pas à la surveillance jalouse que l’autre exerçait sur ses collaborateurs, en particulier sur celui auquel il tenait le plus. Jean ne lui en avait-il pas d’ailleurs donné le droit en s’associant à cette œuvre dont l’initiateur parlait avec une conviction si entière, au lieu que le fils de Joseph Monneron s’y était prêté, on le sait déjà, sans y donner le fond de son cœur, comme à une expérience de philanthropie qui prolongeait l’accord apparent avec son père ? Il avait été incertain et faible, de cette faiblesse qu’il souffrait tant de constater en lui, parce qu’elle n’était pas un accident ; c’était une façon d’être, et qui tenait à des causes si profondes, si mêlées à la formation même de sa nature. Une fois de plus il se sentit la victime de cette incapacité de s’affirmer nettement, virilement, dans une personnalité simple et tranchée. Il était l’arbre qui se courbe aux vents parce qu’il a trop peu de terre autour de ses racines. Dans ses rapports avec l’U. T. comme dans toutes les autres circonstances, c’était le manque d’un vrai milieu de mœurs qui lui interdisait la fixité de caractère, et il regardait Crémieu-Dax, assis de nouveau en face de lui, lui donner le spectacle d’un homme, conséquent avec ses idées parce qu’il l’est avec son origine, énergique parce qu’il est un, et qu’il sait vraiment ce qu’il veut. Ses yeux de flamme, gais maintenant, riaient dans sa face d’Arabe, pour un bien humble motif, certes, mais rien n’est humble, au regard d’un vrai partisan, de ce qui sert à son parti :

— « J’avais demandé du chou-fleur en salade. C’était marqué sur le menu. Il n’y en a plus. On fait toujours quarante portions de chaque plat. Il est huit heures seulement. C’est donc la preuve que, depuis six heures, où nous ouvrons, nous avons servi au moins quarante dîners. En août, tu te rappelles, nous en avions quinze. Vingt-cinq de gagnés en trois mois, comme ça monte ! Et puis, j’aime qu’un plat ait du succès. Le cuisinier les choisit, autant qu’il peut, pour que les camarades trouvent ici ce qu’ils n’auraient pas ailleurs. Dire qu’avec un restaurant comme le nôtre toutes les cinq ou six rues, nous aurions guéri cette grande plaie de l’alcoolisme ! Tu ne nieras pas pour le coup que ce ne soit un progrès ?… »

Ce fut sa dernière allusion à la phrase de scepticisme qu’il avait reprochée à Jean si vivement. Celui-ci ne put s’empêcher de comparer cette joie optimiste à l’accès de misanthropie que lui-même avait éprouvé cet après-midi devant les assommoirs du faubourg Saint-Marcel. Il regarda autour de lui, comme pour chercher des motifs de s’associer aux impressions de son ami. Hélas ! Les physionomies des ouvriers qui mangeaient, en l’arrosant de boissons hygiéniques, la cuisine saine dont Crémieu-Dax était si heureux, ravivèrent en lui ce sentiment accablé de l’« à quoi bon « ? Oui. Comment aurait-il pu s’unir à l’allégresse de l’utopiste, quand il constatait que tous ces ouvriers, si évidemment honnêtes, — comme le prouvait leur effort de sobriété, — si désireux de se perfectionner, — comme le prouvait leur effort de culture, — avaient des yeux plus inquiets et plus sombres encore que les autres, des traits plus tendus et plus durs, un mécontentement plus âpre et plus amer sur leur front et autour de leur bouche. Pas un de ces visages, tout pétris de réflexion et de volonté, n’était ni apaisé, ni heureux. Jean Monneron en connaissait la cause. Ses longues conversations avec ce M. Ferrand, dont le nom avait brûlé tout à l’heure les lèvres de Crémieu-Dax, la lui avaient apprise. Il savait qu’une intoxication mentale, plus redoutable que l’autre, était prodiguée à ces cerveaux de quarts de bacheliers, comme il l’avait dit, par les mêmes mains qui s’efforçaient de les guérir de l’alcool. Il savait que toutes ces obscures pensées étaient empoisonnées par les deux idées les plus fausses, quand on prétend y trouver la règle de la vie : la Justice absolue et le Bonheur universel. Tout le bien qu’un Crémieu-Dax et ses pareils prétendaient faire à ces hommes, en moralisant l’emploi de leurs soirées et leur régime, n’était rien à côté du mal que répandait une doctrine construite au rebours des lois véritables de l’ordre social… Et voici qu’une soudaine hallucination de sa mémoire emporta Jean très loin de cette petite salle peuplée de figures tourmentées, et, au fond, si haineuses. Il se revit dans le cabinet de travail de la rue de Tournon. Le traditionnaliste était devant lui, son noble visage rayonnant de sérénité, qui lui disait : « En morale, toute doctrine qui n’est pas aussi ancienne que la société est une erreur. Car la société n’est pas une création conventionnelle de l’homme, c’est un phénomène de nature et qui existe d’après des lois intérieures que nous devons constater, pour nous y soumettre. Deux de ces lois, vérifiées depuis l’origine des âges, sont l’inégalité et la douleur. L’homme a en même temps deux aspirations, vérifiées elles aussi à travers les siècles : la justice et le bonheur. La Révolution a méconnu ces deux lois, et, à cause de cela, elle avorte piteusement. Le paganisme méconnaissait ces deux aspirations, à cause de cela, il n’a pu durer. Le christianisme seul interprète l’inégalité et la douleur. Il leur donne un sens de justice et d’espérance, il hiérarchise et il console. Toute œuvre sociale faite en dehors de lui croit semer l’amour, et elle moissonne la révolte ; l’apaisement, et elle moissonne la haine… Il n’y a qu’un chrétien qui puisse aider le pauvre sans l’humilier et l’encourager sans lui mentir, tout simplement parce qu’il ne lui dit pas : Vous êtes ou serez mon égal, mais je suis votre semblable… » Sages paroles, qui avaient si souvent poursuivi Jean lors de ses visites au faubourg Saint-Jacques, qui le poursuivaient encore à cette minute ! Il épelait sur la muraille l’inscription : Au nom de l’humanité future et consciente… Et il sentait l’absurde grandiloquence de cette déclamatoire formule. L’humanité ? Quelle vaine abstraction !… Future ? Quelle autre abstraction !… Consciente ?… Et de quoi, quand la meilleure partie de notre être, la plus riche, la plus féconde, est précisément cet obscur génie, hérité de notre race, et qui ne se connaît jamais tout entier ; et le jeune homme imaginait en pensée le crucifix qui se trouvait sur le bureau de M. Ferrand posé là, sur ce mur, à la place de ces mots dépourvus de sens. Quelle clarté eût rempli toutes ces âmes ! Quel apaisement fut descendu sur tous ces fronts ! Alors il n’eût pas eu le droit de dire « à quoi bon » ? au généreux effort de son ami ! Mais le crucifix n’était pas sur le mur, les âmes que Jean pouvait déchiffrer sur ces visages étaient pleines d’ombre, ces fronts chargés de la rancune d’un sort mal accepté. Lui-même n’était pas auprès de M. Ferrand, à se laisser envahir par l’effluve de cette forte pensée, à entendre ses morts, qui avaient tous cru, lui parler par cette bouche de croyant. Il était assis à la même table qu’un irréconciliable ennemi de la pensée de M. Ferrand et de la foi de ses ancêtres, participant, par sa seule présence, à une tentative faite par un étranger contre le génie de sa patrie, et cet étranger était le plus cher compagnon de sa jeunesse, celui qu’il estimait et admirait le plus pour tant de hautes choses de sa nature !… Et il l’écoutait lui résumer, par anticipation, la séance du comité de l’Union Tolstoï à laquelle ils allaient assister :

— « J’attache la plus grande importance, » disait Crémieu-Dax, « à ce que l’abbé Chanut parle chez nous. Rien qu’en venant discuter avec nous, il fait adhésion au criticisme, et là nous sommes ses maîtres. Et puis, je tiens à ce qu’il nous connaisse. Quand j ai eu l’idée de l’U. T., tu te le rappelles, je t’ai dit que je pensais à notre éducation autant qu’à celle de nos camarades ouvriers. C’est là mon principe : une coopérative de mentalités. Aller au peuple pour échanger des leçons, pour lui en donner et en recevoir. J’ai l’idée qu’à notre contact, ce prêtre sera très étonné, et, ces étonnements-là, c’est le commencement du doute et de la liberté… Chanut rêve de convertir l’U. T. Et si c’était elle qui le convertissait ?… Car enfin, si quelque chose ressemble à ce qu’étaient à Rome les premiers chrétiens, c’est nous… D’où est-elle sortie, sa religion ? De pauvres petites sociétés d’affranchis et d’esclaves, comme ceux-ci, et de philosophes, comme nous… »

— « Tu oublies la personne du Christ, » interrompit Jean.

Crémieu-Dax regarda son compagnon presque du même regard qu’il avait eu pour lui demander : « Tu apportes ta démission ?… » Une autre interrogation lui vint au bord des lèvres, qu’il ne formula point. Décidément, il ne voulait pas aborder avec Monneron un certain sujet, car, au lieu de relever ces mots, qui appelaient une controverse, il se mit à expliquer, avec sa lucidité ordinaire, les motifs qu’avait chacun des cinq membres qui composaient avec eux deux le comité de la Tolstoï, pour voter contre la conférence de l’abbé Chanut ou en sa faveur :

— « Trois contre trois, » finit-il par conclure. « C’est donc Rumesnil qui nous départagera. Que t’a-t-il dit ? »

— « Je ne l’ai pas vu, » répondit Jean. « Il est venu pendant que je n’y étais pas… »

— « Ah !… » fit simplement Crémieu-Dax. Puis, d’une voix un peu plus rapide et comme pour corriger cette involontaire expression d’étonnement : « J’ai eu plus de chance que toi. Nous avons causé longuement de la question, avant-hier. Il était très opposé à la conférence. Mais, avec lui, on ne sait jamais. Il ne pense pas par lui-même, il pense contre son milieu. C’est son préjugé, à cet ennemi des préjugés. Qu’il ait rencontré chez une de ses parentes du faubourg Saint-Germain un duc anticlérical et un marquis voltairlen, si l’espèce n’est pas éteinte, tu le verras pour l’abbé Chanut, dur comme fer. J’en ris, mais, au fond, c’est assez triste… »

— « Tu es bien sévère pour lui, » dit Monneron.

— « Qu’est-ce que tu veux ? » reprit l’autre, en haussant ses minces épaules et secouant la tête avec impatience : « Je n’estime pas les gens qui ne mettent pas leurs actions en accord avec leurs attitudes morales. »

— « Mais à propos de quoi dis-tu cela ?…  »

— « À propos de rien et à propos de tout. À l’endroit des femmes, par exemple, il en est resté à l’abominable morale de sa caste, qui consiste à considérer la galanterie comme un sport fort agréable, et à se le permettre à toute occasion. Tu sais, moi, je m’en tiens au vieux Kant : Agis de telle façon que tu traites l’humanité dans ta propre personne aussi bien que dans la personne d’autrui, toujours comme fin, jamais comme moyen. D’ailleurs, ceci juge tout : si j’étais marié, je ne le recevrais pas chez moi. Tu as vu tout à l’heure comme j’étais ému à l’idée que tu voulais, toi, me donner ta démission de la Tolstoï ? S’il me la donnait, lui, j’en serais enchanté… Mais il faut aller, il est huit heures et demie… »

Il avait consulté sa montre, en prononçant ces phrases qui décelaient si peu d’estime pour leur commun camarade. Se levait-il pour ne pas laisser son interlocuteur lire dans ses yeux un secret qu’il avait surpris et qu’il voulait cacher ? Cet équivoque discours était-il un coup de cloche, un appel à la défiance de Jean ? Ou bien ne faisait-il qu’exprimer la naturelle répulsion qu’un jeune homme absolument chaste, comme il l’était, éprouve pour le libertinage d’un autre ? Rumesnil, dans l’entre-deux de ses ferveurs socialistes, se vantait volontiers d’avoir, de-ci de-là, un peu partout, des aventures faciles. Ces questions surgirent à la fois dans la pensée du frère de Julie Monneron, et il fut tout prés de crier : « Tes paroles ont un autre sens. Explique-les. Voyons, que sais-tu ? Il s’agit de ma sœur, n’est-ce pas ?… » Puis, en lui-même : « S’il sait quelque chose, il m’a dit tout ce qu’il pouvait me dire. S’il ne sait rien, qu’irai-je lui apprendre ? Mais qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ?… » Cependant ils avaient tous deux quitté la petite salle et ils faisaient sur le trottoir les cent pas qui séparaient le restaurant de l’U. T. Oui, que savait ce perspicace ami dont Jean avait si souvent remarqué la force d’observation, chaque fois qu’il ne s’agissait pas de ses chimères socialistes, car alors Crémieu-Dax passait du réalisme le plus avisé à l’utopie la plus folle, avec une rapidité qui prouvait combien tous ses pouvoirs d’intelligence étaient commandés, non point par cette raison dont lui aussi parlait toujours, mais par une foi mystique et où revivaient ses morts ? Que savait-il ? Monneron le regardait marcher, si frêle, si chétif auprès de lui, qui pourtant n’était pas bien robuste. La fièvre de la pensée était trop forte, dans cet organisme déjà usé par l’abus du travail et qui ne vivait plus que d’une vie nerveuse. Mais précisément cet excès de vie intérieure avait abouti à des intransigeances de conscience qui donnaient, pour ses amis, une réelle autorité à ses jugements. Ils pouvaient être affreusement partiaux, — c’étaient ceux d’un étroit sectaire ; — il les fondait toujours sur une conviction. D’où lui venait ce mépris évident pour le caractère de Rumesnil ? Sans doute, la manie d’être au courant, la crainte de retarder, de ne pas professer l’opinion du jour, de l’heure, de la minute, donnaient à celui-ci une allure un peu ridicule de vaniteux et de snob. Ce n’était qu’un ridicule, et qui se manifestait déjà du temps où Adhémar étonnait ses condisciples de Louis-le-Grand par des proses décadentes et des vers sans rime ni nombre, en parfait badaud raffiné, à la date de 1894. Crémieu-Dax souriait alors de cette course au dernier bateau. Ce n’était plus de l’ironie qui lui avait dicté cette parole : « Si j’étais marié, je ne le recevrais pas chez moi, » jugement terrible à porter, d’ami d’enfance à un ami d’enfance. Pourquoi continuait-il à se taire ? D’avoir pensé tout haut devant Monneron sur ce point particulier l’avait donc bouleversé lui-même ? Pourquoi ? Pourquoi, arrivé devant la maison au premier étage de laquelle était installée son Union, se tourna-t-il soudain vers son compagnon, avec des yeux ou celui-ci crut lire moins d’affection encore que de pitié ? Il lui avait pris la main et il lui disait :

— « Tu ne sais pas la joie que j’éprouve à t’avoir avec moi, ici, ce soir… Je t’aime beaucoup, Jean, beaucoup, beaucoup… » Et il ajouta, — mais n’était-ce pas pour mettre l’émotion trop forte dont il était évidemment possédé au service de son œuvre, comme c’était son instinct et sa méthode ? — « Nous te garderons, tu verras… »

— « Moi aussi, je t’aime beaucoup… » lui répondit Jean d’une voix étouffée. Ce serrement de main, à cette seconde, si chaud, si cordial, lui était à la fois bien doux et bien amer. Bien doux, parce qu’il lui prouvait que, malgré l’irréparable divorce intellectuel qui se préparait entre eux et que ce pénétrant Crémieu-Dax pressentait, quelque chose ne périrait pas de leur commune jeunesse, ce vivant noyau de leur première amitié. La vie pouvait n’en rien laisser subsister qu’un débris saignant, mais qu’elle n’écraserait pas tout entier. Bien amer, parce que ce mouvement si vif de son ami impliquait une cause qui ne pouvait pas être cette visite au petit restaurant. Pour que ce fanatique d’idées abstraites eût eu cette effusion à l’égard de Jean, il fallait qu’il le plaignit profondément, et de quoi ? Ce n’était pas de son amour pour Brigitte. Le seul fait qu’il eût parlé de M. Ferrand prouvait que non. Ce n’était pas de ses rapports avec son père et de leur misère morale. Crémieu-Dax ne les connaissait pas, et, avec sa nature si déterminée, si positive, il ne les eût même pas compris. Cette pitié ne pouvait venir que d’une certitude sur la détestable intrigue dont tant d’indices avaient déjà révélé au frère de Julie le criminel mystère. Son émotion, à interpréter ainsi le geste de son ami, fut si forte que la tentation de lui dire ses soupçons lui revint, plus forte, presque irrésistible, pour essayer de savoir enfin… Il allait peut-être parler, lorsqu’un appel, venu d’une voiture qui s’arrêtait à la porte de la maison, les fit se retourner tous deux au moment de franchir le seuil. C’était Adhémar de Rumesnil, précisément, qui, sautant de son fiacre de cercle, accourait vers eux, et disait :

— « Je ne suis pas en retard ?… Quelle chance ! J’ai dîné à l’Agricole en deux temps, trois mouvements. Je me suis payé la tête d’un de mes cousins, qui voulait passer la soirée avec moi. Je lui ai raconté où j’allais… Ah ! mes amis, si vous aviez vu sa mine ! À notre âge, lui ai-je dit, vous couriez aux Variétés applaudir Hortense dans la Belle Hélène : hé bien ! nous autres, nous préférons Toynbee-Hall… Croiriez-vous qu’il n’avait jamais entendu ce nom ? Il a épousé une Américaine, et c’est moi qui lui ai appris que nous arrivions mauvais derniers, nous autres, Français, avec nos timides essais. Quand je lui ai énuméré les settlements des États-Unis, vous auriez dû être là pour le voir : quatorze à Chicago, répétait-il, dix à Boston, dix-sept à New-York, mais c’est inouï ! c’est inouï !… Et ça se croit des classes dirigeantes, quelle pitié ! »