L’Étape (Bourget, 1902)/III

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Librairie Plon (p. 57-102).

III
les monneron

De la rue de Tournon où habitait M. Ferrand à la rue Claude-Bernard où demeuraient les Monneron, la distance n’est pas grande, par le Luxembourg et la rue Gay-Lussac. Que Jean l’avait franchie souvent d’un pas rapide, — et elle lui semblait bien longue alors, — quand il allait rendre visite à son ancien maître, avec l’espérance d’apercevoir au passage la taille souple, les cheveux blonds, les yeux bleus et le sourire de Brigitte ! Au sortir de cet entretien qui, dans sa pensée, équivalait à une rupture définitive, que cette distance lui parut courte ! Il aurait voulu que des lieues et des lieues séparassent les deux maisons, pour ne pas retrouver si vite, encore ébranlé jusqu’au fond de l’être par les paroles qu’il avait prononcées et par celles qu’il avait entendues, les tristesses du logis paternel. Toutes les souffrances de la passion contrariée le déchiraient. Le sacrifice auquel il s’était résolu si péniblement comportait un effort contre nature. On ne dompte pas l’élan spontané de l’amour avec des idées abstraites, comme il venait de l’essayer, sans une révolte de toutes les énergies instinctives, si puissantes dans un cœur de vingt-cinq ans. Il voulut entrer dans le vieux jardin par la même grille, à droite du palais, qu’il avait franchie si peu de temps auparavant avec M. Ferrand et la jeune fille. Il revit Brigitte en souvenir, taciturne et si belle, si délicate et si intelligente, si pareille au rêve qu’il avait pu se faire d’une fiancée, d’une compagne d’âme avec qui traverser les épreuves de la vie, appuyé sur elle et la soutenant, consolé par elle et la consolant, compris tout entier et la comprenant ! Les pieds fragiles de la jeune fille marchaient tout à l’heure sur le sable dur de ces allées. Elle était là auprès de lui. Elle n’y était plus, elle n’y serait plus jamais… Elle l’aimait cependant. Le père lui-même le lui avait dit. Elle l’aimait !… Cette certitude, indiscutable maintenant, d’un sentiment auquel il avait toujours cru, sans en être vraiment sûr, achevait de désespérer le jeune homme. Qu’allait-elle penser, quand elle saurait qu’après avoir demandé sa main, il s’était retiré, et pour quel motif ? Pieuse comme elle était, s’expliquerait-elle le scrupule auquel il avait immolé leur commun bonheur ? Elle apercevrait en lui un ennemi de tout ce qu’elle respectait, de tout ce qu’elle croyait, et, à cause de cela, elle cesserait de l’aimer. Elle cesserait de l’aimer aussi, simplement parce qu’elle ne le verrait plus. Jean était bien décidé à tenir sa parole et à s’effacer absolument de l’entourage de son ancien maître, Brigitte l’oublierait. Elle en rencontrerait un autre, qui aurait la même foi religieuse, et à qui elle s’attacherait, qu’elle épouserait. Une image précise jusqu’à l’hallucination se dessina devant les yeux de l’amoureux, celle de Mlle Ferrand marchant à l’autel, rose d’émotion sous ses voiles blancs de mariée, et, auprès d’elle, quelqu’un qui ne serait pas lui. Et il se surprit à être tenté par le raisonnement qu’il se tenait depuis ces huit jours :

— « Mais je suis un fou, » se disait-il, » de briser ma vie pour une chimère ! Un acte religieux auquel on ne croit pas, ce n’est rien. Pourquoi ne pas me soumettre à une formalité, ou légitime, si le catholicisme est vrai, ou absolument vaine, s’il est faux, alors que cette soumission, c’est le bonheur assuré ?… Que me répondrait mon père, si j’allais lui poser ce dilemme ? Il s’est pourtant marié à l’église, lui !… »

Jean Monneron sortait du jardin, comme il se prononçait mentalement cette phrase. Elle lui rendit soudain la conscience aiguë de l’existence des siens et de leurs personnalités Ce mariage religieux restait, dans le souvenir de Joseph Monneron, comme la preuve de la tyrannie que le régime impérial exerçait sur les fonctionnaires. Il avait eu lieu en 1869, à Nice, l’année même où le professeur sortait de l’École normale. Il n’avait pas de fortune. Il épousait une fille qui n’en avait pas non plus. La pression de sa future belle-mère, le respect de sa fiancée pour les convenances bourgeoises, les conseils d’un proviseur paternel et qui s’intéressait à l’avenir d’un sujet brillant, la crainte des sévérités administratives, tout s’était réuni pour déterminer le jacobin à une concession qu’il n’avait d’ailleurs pas renouvelée lors de la naissance de ses enfants. Il ne pardonnait pas plus cette première et dernière faiblesse à l’Empire que ses aînés, les professeurs républicains de 1852, ne pardonnaient au débonnaire Napoléon III le serment prêté pour conserver leur chaire. Les innombrables discours que Jean avait entendu son père tenir sur ce point douloureux lui revinrent à la mémoire. Il crut entendre aussi les réponses qu’avaient faites sa mère, son frère aîné, sa sœur, son plus jeune frère. À l’image torturante, mais délicieuse, de Brigitte, d’autres images se substituèrent, aussi torturantes, mais sans cette extase de martyre qui mêle une ivresse aux pires désespoirs de l’amour. En quelques minutes, et tout en continuant de marcher sur ces trottoirs que son père, à son âge, et comme élève du séminaire laïque de la rue d’Ulm, avait tant suivis, il revécut les années d’un malaise moral, d’abord obscur et inexplicable, puis réfléchi et interprété par ses raisons profondes, que représentait pour lui ce mot si doux, si bienfaisant à tant d’autres : la famille. Dans cette conversation, poussée pourtant bien à fond, il n’avait fait à M. Ferrand que des demi-aveux Il n’avait pas caché les troubles de sa pensée religieuse, et il n’avait pas protesté quand son ancien maître lui en avait indiqué la véritable cause dans cette famille même : ce conflit entre son atavisme catholique et l’incrédulité d’un père qu’une hâtive culture avait trop brusquement détaché de son milieu pour qu’il ne raisonnât pas avec une révolte irritée à l’inverse de ses traditions. Il avait avoué avec la même lucidité les troubles de sa pensée politique, qui tenaient encore à cette famille. Ne dérivaient-ils pas d’un heurt entre son expérience, si courte fût-elle, et les utopies sociales que lui avaient inoculées ce père ? Il avait confessé des soucis plus intimes encore, et qui procédaient, pareillement, des conditions dangereuses où ce père avait constitué le foyer commun. Il avait raconté leur réciproque impuissance à se communiquer le fond de leur âme, dans une existence menée côte à côte, que faussait l’irréalisme du professeur chimérique, volontairement aveugle sur les vérités trop pénibles. Jean avait encore déclaré ses inquiétudes sur son frère aîné, qu’il voyait soumis, avec une sensibilité brutale, plébéienne et avide, aux tentations du plaisir et du luxe, si redoutables aux demi-bourgeois, lorsqu’ils n’ont ni un milieu de coutumes où se retremper, ni des principes solides où s’appuyer. Il était allé jusqu’à parler de sa sœur, avec une réticence immédiate. C’était de ce côté qu’il voyait venir cette menace pour le bonheur de ses parents, à laquelle il avait fait une allusion aussitôt retirée. En revanche, il n’avait pas même prononcé le nom de sa mère. Et cependant, parmi les visages de lui si connus, qu’il appréhendait de retrouver dans quelques minutes, réunis autour de la table familiale, aucun ne lui représentait plus de tristesses que celui de cette mère. Son expansion méridionale faisait passer Mme Monneron pour bonne. Jean, lui, savait qu’elle ne l’aimait pas. Il se rendait compte aussi qu’aux éléments désorganisateurs de la vie de son père, cette mère en avait ajouté un, et le plus funeste : l’influence d’une épouse instinctive et inintelligente, vaniteuse et sans talent de ménage. Seulement il ne comprenait pas que cette déplorable union n’était pas plus un hasard que le reste. Quand on étudie un homme de très près, on reconnaît que son mariage lui ressemble toujours. Celui de Joseph Monneron avait tenu, comme tout son caractère, à la logique de son origine. Le fils de paysan, devenu un « monsieur », seul des siens et par la chance d’une instruction toute livresque, n’avait eu, pour le guider dans son établissement, aucun parent. N’ayant comme revenu que son traitement, le cercle des choix possibles était bien resserré. D’autre part, idéaliste et inexpérimenté, il avait du manquer de prévoyance et ne pas rechercher d’autres conditions dans ce choix que les sentimentales. Il était resté absolument chaste durant ses années de Paris, pour des raisons multiples : travail acharné, timidité physique, scrupule moral. Il avait donc dû, non moins immanquablement, se laisser séduire au charme de la première jeune personne dans l’intimité de laquelle les circonstances le feraient vivre. C’est ainsi qu’ayant pris pension à Nice, son poste de début, chez de soi-disant petits rentiers qui louaient en garni deux chambres de leur appartement, il avait épousé la fille de ses logeurs. Elle s’appelait Anna Granier. Elle était vraiment jolie, à vingt ans, et surtout frappante, avec ces yeux noirs et ce teint pale du Midi, qui jouent d’autant mieux la passion qu’il s’y joint une vivacité de manières qui joue la franchise. En réalité, Anna était une nature honnête, mais très vulgaire, d’esprit court, de cœur étroit, élevée dans l’a peu près, par une mère indolente et par un père équivoque, qui avait fait vingt métiers, depuis celui de chef d’institution, jusqu’à celui de garibaldien, en passant par le courtage en huiles, l’épicerie, la commission, pour finir par la spéculation sur les terrains et la chambre meublée. Est-il besoin d’ajouter qu’elle n’avait pas eu de dot et que son mari pouvait compter parmi les rares chances heureuses de sa destinée la mort presque immédiate de ses beaux-parents, dont l’actif avait tout juste réglé le passif ? Il eut été obligé de les soutenir, et avec quelles ressources ? Ces détails sur le mariage de son père, Jean ne les savait qu’à demi. Ce qu’il connaissait trop bien, c’était les manières d’être actuelles de sa mère. C’était son incurie dans la tenue de la maison, son manque de respect pour l’argent si péniblement gagné par son mari, et qu’elle gaspillait, qu’elle gâchait, tantôt par vanité, tantôt par manque de soin, toujours endettée dans le quartier, toujours en retard avec les domestiques et les fournisseurs, et, comme dit cocassement, mais énergiquement, le peuple, bouchant sans cesse un trou par un autre. S’agissait-il de recevoir à « son jour » ? Elle trouvait le moyen de figurer en toilette dans le salon auquel elle savait donner un air de décorum, par ce génie du trompe-l’œil que les gens du Midi conservent dans leur pire débraillé. Pendant ce temps-là, une cuisinière de hasard se préparait à servir pour le dîner du soir, où le professeur, épuisé de cours, avait besoin de réparation, un ragoût brûlé ! Ce que Jean connaissait trop bien aussi, c’était le fond d’égoïsme animal qu’il y avait par-dessous ces défauts, et qui se trahissait, tantôt par des colères furieuses à la moindre contrariété, tantôt par des paresses poussées jusqu’au plus négligent abandon, d’autres fois par des partialités et des injustices, cyniques d’inconscience. Autant elle avait été dure pour Jean, par exemple, et pour sa fille Julie, qui, tous deux, reproduisaient visiblement le type cévenol, hérité du père, autant elle avait gâté son fils aîné, Antoine, beau garçon qui tenait d’elle, et son plus jeune fils, Gaspard, vrai « moco » du Midi, qui savait la prendre par ses drôleries, et dont elle était en train de faire, sans s’en douter, un franc garnement. Jean Monneron n’eût pas été le sensitif et le tourmenté qu’il était, s’il n’eût pas perçu ces vices de l’âme de sa mère, et, tout ensemble, éprouvé une secrète honte de les percevoir. Car c’était sa mère, et, malgré tout, il l’aimait. Chaque fois qu’il constatait en lui cette impossibilité de se rencontrer avec elle sans en souffrir, il lui semblait que cette impression, si involontaire et qu’il cachait avec tant de soin, constituait un véritable parricide moral. Encore ce matin, à mesure qu’il approchait de la rue Claude-Bernard, un remords le peignait à sentir que, de toute cette famille qu’il appréhendait tant d’affronter, avec son cœur mis à vif, la présence la plus douloureuse allait lui être celle de cette femme, de la chair de laquelle il était issu pourtant, et que son père avait aimée à son âge.

— « Comme j’aime Brigitte… » se disait-il. « Est-ce possible ? Mais oui, je n’ai qu’à regarder son portrait de fiancée. Elle était charmante. Elle a trop peiné dans de mauvaises circonstances, voilà tout. Il n’a pas eu le temps de l’élever, de la cultiver, le temps, ni la force, ni l’argent surtout. Il avait trop à travailler au dehors. Ce sont de pauvres diables. Nous sommes tous de pauvres diables. Nous aurions dû rester à Quintenas, mon père paysan comme son père, et moi de même, labourer, peiner, jusqu’au jour où nous eussions amassé de quoi former un petit capital. Alors nous aurions pu faire souche. Ah ! ne pas habiter cette ville, pas cette maison !… »

Ce soupir accablé, où ses impressions amères de la matinée se résumaient dans la condamnation de toute sa famille, lui-même y compris, lui était suggéré par un dernier contraste. Il venait de comparer mentalement la vieille demeure parlementaire, si simplement bourgeoise, — au digne et vieux sens de cette épithète, — où habitait M. Ferrand, et la grande caserne de rapport modern style, toute neuve, avec les enjolivements de ses sculptures à la douzaine, ses baies à vitraux coloriés, son faux air de demi-luxe, où la vanité de Mme Monneron faisait camper son mari et ses enfants. Les loyers de deux mille quatre cents francs abondent à Paris, et il n’y avait certes aucun lien nécessaire entre l’origine des Monneron et le choix de leur appartement. Jean sentit pourtant, avec une force extrême, en gravissant l’escalier de bois, à tapis, mais étroit et mal éclairé, qu’il en était de ce logis comme des autres événements de leur existence. C’était le décor inévitable de leur condition sociale. Il était fait pour eux, comme ils étaient faits pour lui. Les énormes bâtisses de cette espèce, avec leur apparat à bon marché, le pseudo-confort de leurs logements tous identiques, tous étriqués, sans une armoire, sans un coin perdu où garder des objets, où durer enfin, se multiplieraient-elles partout, si elles n’étaient l’image même d’une société qui multiplie, elle aussi, les petites rentes, les petites positions, les bien-être éphémères et les parodies d’élégance ? Ce sont là de très petites nuances, mais, dans les instants comme celui que traversait ce jeune homme, les plus chétifs incidents de notre sort nous apparaissent sous un angle symbolique. Ces riens nous révèlent, par derrière eux, la pression de causes si profondes, et ils achèvent de nous écraser de mélancolie ! Nous comprenons, nous saisissons cette unité totale de la vie que le génie des législations issues de la coutume rendait perceptible par la minutie des rites. Il n’y a rien d’absolument insignifiant dans le monde humain. Par une loi aussi mystérieuse qu’universelle, notre destinée n’est, du petit au grand, que notre caractère projeté au dehors, et ce caractère lui-même n’est, en dernière analyse, qu’une résultante des vastes faits généraux qui ont gouverné le développement de notre individualité : notre patrie, le moment de son histoire, ses mœurs, les idées qui flottent dans son air. L’installation d’une famille dans un endroit plutôt que dans un autre, voilà, semble-t-il, un détail d’existence privée bien négligeable, et Jean Monneron comprenait que même cet établissement de ses parents ici et non ailleurs n’avait pas été arbitraire. Dans une crise d’intuition imaginative, il apercevait, déterminant cet incident minuscule comme elles avaient déterminé le reste, deux des grands phénomènes nationaux que M Ferrand appelait l’Erreur française : la manie égalitaire et le fonctionnarisme. — Que son ancien maître eût raison de condamner l’une et l’autre de ces deux tendances, comment le jeune homme en eût-il douté, alors qu’il s’en trouvait la victime ? Sa détresse était telle à cette minute, qu’arrivé sur le palier de ses parents, immobile dans le lugubre jour glauque de ce triste midi rendu plus triste par le morne éclairage de cet escalier sans air, il fut tenté de ne pas sonner et de s’en aller, de fuir indéfiniment, dans la rue plus hospitalière que le foyer familial, puisqu’il n’y souffrirait pas, au lieu qu’il allait offrir son cœur blessé à des piqûres… Puis, secouant la tête, et tendant tout son être dans un sursaut d’énergie, il pressa sur le timbre, et — ce trait achèvera de montrer la jeunesse de cette sensibilité, encore si naïve, si pénétrée, même dans son réalisme naissant, de réminiscences scolaires, — il se répétait mentalement un vers d’un poète grec inconnu, cité par Marc-Aurèle, et où son stoïcisme d’étudiant se retrempait dans les mauvaises heures, tant il y trouvait une forte expression du fatalisme universel : « Tu n’es q’un esclave, tu n’as pas la parole… »

Une ironie du hasard, qu’il ne pouvait pas, dans sa présente humeur, percevoir en gaieté, voulut qu’au moment même où il se faisait à lui-même cette héroïque citation, une voix répondit de l’intérieur de l’appartement un : « Boum ! voilà, voilà !… » où il reconnut l’accent faubourien qu’affectait son frère cadet. La porte s’ouvrit pour laisser apparaître le visage chafouin, aux yeux vicieux, du jeune Gaspard. Le collégien en congé — il avait une bourse d’interne au lycée Louis-le-Grand — était accouru de table sans quitter sa serviette, dont le coin était passé dans son cou et qui tire-bouchonnait par-dessus sa tunique. Il tenait sa fourchette à la main et mangeait encore, la joue enflée par l’énorme morceau qu’il s’était introduit dans la bouche avant d’aller ouvrir, et il criait de l’antichambre :

— « Tu vois bien, maman, que j’avais raison ? C’est le père Jean qui rapplique à la turne… Tu aurais mieux fait de boulotter dehors, » continua-t-il, en s’adressant à son frère : « les côtelettes sont en bois et les patates pas cuites. Le déjeuner est infectée ce matin. On se croirait au bahut !… »

L’élève du bonaldiste Ferrand, l’amoureux de la fine et pure Brigitte, l’admirateur du sage empereur Marc-Aurèle, ne répondit rien à cet accueil du potache, déjà fané et fripé à quinze ans, qui le saluait de ces propos argotiques, sans que ni la mère, dans l’iniquité de ses indulgences pour le jeune drôle, le relevât sévèrement, ni le père, qui présidait le déjeuner avec sa bonhomie habituelle. La salle à manger était une pièce de guingois, chauffée par un poêle en faïence brune engagé dans le mur, et qui prenait tout son jour d’un bow-window, parfaitement incommode, avec des carreaux de couleur, où un monstre soi-disant héraldique rayonnait en rouge sur un fond jaunâtre. Deux maigres plantes vertes y dépérissaient, faute d’être arrosées régulièrement. Sur les murs tendus d’un faux papier cuir à ramages, se voyaient des gravures mises sous verre et qui configuraient assez bien les goûts disparates de l’universitaire jacobin, idyllique et lettré. Une des planches représentait Rouget de Lisle chantant la Marseillaise chez M. de Dietrich, — une autre, les bergers de Nicolas Poussin : Et ego in Arcadià !… — une troisième, la séance de l’Assemblée nationale où M. Thiers fut proclamé le libérateur du territoire, — deux autres, des arcs de triomphe romains, par Piranèse, envoi d’un ancien élève, en mission à Rome. Quatre portraits, celui de Victor Hugo, celui de Michelet, celui de Jules Ferry et celui de Gambetta, achevaient cette décoration passablement incohérente, moins pourtant que le groupe des physionomies rangées autour de table. Joseph Monneron était un homme de petite taille. Les épaules étroites et le dos un peu voûté disaient assez qu’il n’avait fait, depuis plus de quarante ans, aucun exercice. Les os trop gros de ses poignets et le caractère presque massif des traits de son visage révélaient pourtant l’hérédité d’une race rude. C’était an vrai tempérament de plébéien, pour qui se raffiner, c’est s’user. Il y avait pourtant, chez cet homme d’aspect chétif, au teint plombé, des signes d’une nature tout à fait supérieure : les yeux, par exemple, très profonds et très doux, des yeux bleus de rêveur tendre qui éclairaient de leur poésie une face flétrie et creusée, encadrée par des cheveux tout blancs à cinquante ans et une barbe jadis blonde, aujourd’hui grisonnante. Le sourire aussi, candide et presque enfantin, annonçait une âme restée jeune, l’âme de ces prunelles, une âme enthousiaste, et capable d’illusions magnifiques. Ce sourire illuminait, en la transformant, une bouche aisément diserte, à cause de l’habitude des cours. Le pli au repos, tout serré, tout tendu, décelait les ardeurs secrètes du fanatisme. Vis-à-vis de ce chef de famille, victime de ses idées et de la vie, vaincu par l’excès du travail mercenaire, mais si intelligent encore, si vibrant par toutes les fibres de ses nerfs fatigués, siégeait Mme Monneron. Son masque de Provençale paresseuse, engraissé avec l’âge, d’une graisse pâle, que faisait ressortir la nuance de la chevelure restée noire grâce à une absurde teinture, gardait quelques traces de son ancienne beauté. Elle avait des dents magnifiques et des traits fins, dans cette bouffissure qui lui aurait donné une physionomie poupine, n’eût été le regard, impatient et mobile, irritable et défiant. Ses yeux, comme charbonnés sur ce teint mat, trahissaient une nature impulsive, inégale et qui ne dominait pas ses sentiments. Avec cela, le front étroit et bas disait l’inintelligence, et la bouche, d’un dessin amolli, l’indolence. Négligente et entêtée, égoïste et passionnée, elle était bien la femme que dénonçait ce masque, si déplaisant lorsqu’on y avait discerné ces caractères, qui semblent contradictoires. Ils se tiennent par cette même logique qui relie la sensualité à la dureté, et la vanité à la bassesse. Debout, Mme Mornneron était exactement de la même taille que son mari. Assise et plus haute de buste, elle donnait l’impression d’être vraiment la maîtresse du logis. C’était l’arbre d’essence plus vigoureuse qui a grandi à côté et aux dépens du voisin étiolé. La différence de tenue entre les deux époux soulignait encore cette antithèse. Été comme hiver, le professeur croyait devoir à la dignité de son métier de porter une redingote noire, d’un drap lisse, dont l’épaisseur variait seule suivant la saison, et qui, boutonnée soigneusement, étriquait encore son maigre torse creusé. Mme Monneron, elle, demeurée fidèle à la tradition niçoise, ne se commandait, chez les diverses petites couturières où ses notes s’accumulaient, que des toilettes chargées et fanfreluchées. C’est ainsi que, devant faire des visites durant cet après-midi d’un jour de vacances, elle s’était harnachée, dès le matin, d’une robe neuve en drap chaudron, fortement soutachée et bordée de bandes de faux astrakan. C’était encore une des formes de son gaspillage, que cette impossibilité de recevoir un costume sans le passer aussitôt. Elle avait transmis ce goût de la toilette à Antoine, son fils favori, qui lui ressemblait tant, avec son beau visage régulier et la chaude pâleur d’un teint où brillaient deux grands yeux noirs, et il arborait lui aussi, à cette table du déjeuner familial, une redingote neuve, en drap pelucheux, qui n’avait rien de commun avec l’étui râpé où s’engonçait son père. La faille des revers, comme aussi la soie fraîche de la cravate, piquée d’une épingle d’or, comme les boutons d’or des manchettes de la chemise, dénonçaient un budget de dépenses personnelles hors de toute proportion avec les ressources avouées du jeune homme. Grâce à la protection d’un député radical, camarade de Monneron à l’École normale, Barantin, l’ancien universitaire, ex-ministre des Finances dans le cabinet Bouteiller, — un autre de leurs copains, — Antoine était entré comme employé dans un des bureaux de quartier du Grand-Comptoir, la banque du célèbre financier Firmin Nortier, aux appointements annuels de dix-huit cents francs. Bien qu’il continuât à demeurer chez son père en payant une pension très minime, dont la secrète complicité de sa mère l’exemptait le plus souvent, ce mince revenu ne justifiait pas cette tenue et encore moins le reste des habitudes de ce joli et dangereux garçon, qui ne se cachait pas assez de fréquenter les champs de courses, les théâtres à la mode et les restaurants de nuit. À côté de lui, et le séparant de leur père, était Julie, cette silencieuse sœur dont les allures inquiétaient son frère Jean. Elle tenait, elle, physiquement, beaucoup plus de son père que de sa mère. Maigre et serrée dans un corsage tailleur, qui exagérait encore sa minceur, elle montrait un visage extrêmement délicat et régulier, auquel une expression bougonne et comme fermée enlevait toute grâce jeune. Ses opulents cheveux noirs — c’était, avec la couleur de ses yeux très foncés, les seuls traits hérités de sa mère — retombaient des deux côtés de son front en deux épais bandeaux qui cachaient ses oreilles. L’esthéticisme de cette coiffure et le caractère volontiers masculin de ses costumes, disaient l’indépendance d’une fille que ses parents laissent aller et venir toute seule, — à l’anglaise et à l’américaine ; — qui a suivi toutes sortes de cours et lu toutes sortes de livres, — à la russe et à la norvérgienne ; — et qui, n’étant que la pauvre enfant d’un pauvre fonctionnaire français, se débat entre les dures nécessités de son existence et ses prétentions. Que Jean le connaissait bien, ce profil maussade de sa sœur, et cet aspect d’étudiante féministe, et ces yeux impénétrables et mécontents ! Oui, qu’il connaissait cette expression mauvaise, et qu’il en était tourmenté, comme des élégances dispendieuses de son frère Antoine, comme des façons si aisément dures de sa mère, comme de l’usure inscrite autour des tempes et dans le creux des joues de son père, comme du ton précocement canaille de son plus jeune frère, — comme de tout, même de la table autour de laquelle ces diverses personnes étaient assises et de l’incurie maternelle qu’accusaient la toile cirée mal nettoyée, les verres dépareillés, les assiettes pour la plupart écornées, les couverts désargentés, les couteaux, les uns ébréchés, les autres mal assurés dans leur virole ! Ce bohémianisme sans pittoresque attristait le jeune homme, qui aurait habité avec délices une cellule blanchie à la chaux, et mangé avec de l’étain dans du bois. C’était un signe, entre mille autres, de l’avortement auquel tout l’effort des siens semblait condamné. Cependant il s’asseyait sur la chaise laissée libre entre celle de son père et celle de Gaspard, lui-même assis auprès de Mme Monneron, et il s’excusait de son inexactitude, en assurant sa contenance, afin de ne pas laisser soupçonner la crise intérieure dont il était la victime :

— « Ma montre m’a trompé, » disait-il, « et, comme je suis allé au delà du Luxembourg… »

— « Tant pis pour toi, » interrompit aigrement la mère, « tu mangeras ce qui reste. Nous ne sommes pas assez riches pour faire un autre déjeuner à chaque personne qui se met en retard… »

— « Je n’ai pas grand’faim, » répondit le jeune homme, « et ce qu’il y aura me suffira… »

La bonne arrivait au moment où Jean prononçait cette phrase, apportant un grand plat de macaroni qui devait faire le second service du déjeuner. Le premier avait été constitué par les côtelettes et les pommes de terre, objet du mécontentement du verveux Gaspard, qui, voyant apparaître les pâtes, les salua de cette exclamation :

— « Du macaroni, chouette ! Si tu n’as pas faim, Jean, cède-moi ton fade… » Puis, regardant le plat et faisant sa lippe : « Flûte alors ! Ils sont au gratin, et Bibi ne les aime qu’aux tomates… »

— « Je n’ai pas su que tu sortais, » dit le père Monneron, en s’adressant à son second fils, et faisant signe au plus jeune de se taire, mais très doucement. Cet excellent homme avait bien remarqué le disgracieux accueil de sa femme au retardataire. Il en avait un peu souffert, et aussi, comme toujours, de l’exécrable ton du petit voyou en tunique. Comme toujours aussi, au lieu d’agir, ce qui, dans l’espèce, signifiait tancer celui-ci et faire sentir à celle-là qu’elle était injuste, le rêveur se réfugiait dans les idées abstraites, et il essayait d’y porter la conversation : « Si je l’avais su, » continua-t-il, « je t’aurais demandé de m’accompagner. Je suis allé au Panthéon, seul, en pèlerinage laïque. C’est ma conviction de plus en plus arrêtée : nous ne détruirons l’Église qu’en la remplaçant. Il faut que nous nous habituions à prendre leurs fêtes aux catholiques, et à les célébrer aux mêmes dates, avec un sens rationnel. Déjà le Jour des Morts n’a quasi plus rien de liturgique à Paris. C’est parfait. Mais il y a une idée très belle dans la fête d’aujourd’hui, qui est celle de tous les saints. Je voudrais que la République célébrât ses saints, elle aussi, et justement le 1er  novembre, ceux précisément qui sont au Panthéon, les Carnot, les Baudin, les Victor Hugo, les Michelet… Ah ! que ce dernier a une belle page dans son Banquet, sur cette nécessité de donner au peuple de vraies fêtes qui se substituent aux anciennes, et lui fassent aimer davantage encore la Révolution !… »

— « Tu trouves que les ouvriers n’ont pas assez d’occasions de ne rien faire et de se griser ? Moi pas !… » répondit Antoine. C’était une de ses habitudes d’opposer aux enthousiasmes de son père des axiomes de misanthropie gouailleuse qu’il croyait « bien parisiens » et qu’il débitait du haut de sa somptueuse cravate, en assurant dans son œil droit un monocle qu’aucune faiblesse de vue ne justifiait et qu’il attachait, par imitation du portrait d’un des derniers rois de la mode, vu à la devanture d’un photographe, avec un large ruban noir. Rien n’atteignait le professeur au vif de sa sensibilité autant qu’un certain pessimisme, où il discernait l’absence de foi dans la bonté originelle de la nature humaine. « Soyez ce que vous voudrez, mais ne soyez pas sceptiques, » cette étrange formule, dont il était coutumier, caractérisait l’attitude, toujours passionnément affirmative, de cet esprit d’idéologue. Il était incapable de supporter même la pensée de la désillusion. Il n’avait d’énergie, à l’égard de ses enfants, qu’à l’occasion de phrases comme celle que venait de prononcer son fils aîné. Il la releva, d’une voix presque irritée, en répliquant :

— « S’il y a des paresseux et des ivrognes dans le peuple, c’est qu’il est trop ignorant et trop malheureux. Donnez-lui de l’instruction et du bien-être, et ces vices disparaîtront. Voilà pourquoi j’ai approuvé ton frère, quand il a fondé, avec ses amis Rumesnil et Crémieu-Dax, l’Union Tolstoï… » (C’était le nom que Jean et ses camarades avaient donné à leur ébauche d’université populaire, moins par fétichisme pour le néfaste utopiste russe, que pour éviter les objections d’un de leurs premiers adhérents, anticlérical de la pure tradition, que le mot « saint » avait choqué dans Union Saint-Jacques.) « Oui, » continuait Monneron, « je ne suis pas collectiviste. Je n’ai jamais varié sur ce point. Ma charte, c’est la Déclaration des Droits de l’Homme, et je m’en tiens à l’article 17 : « La propriété est un droit inviolable et sacré. » Mais il y a un socialisme que j’approuverai toujours, c’est celui qui va au peuple pour l’éclairer… »

Il avait regardé son fils préféré, en insistant sur ces dernières paroles, d’un regard que Jean connaissait trop bien aussi, et qui prouvait que le jeune homme avait réalisé — à quel prix ! — le programme de la vieille chanson : « Mon fils sera mon consolateur… » C’était cette tendresse complaisante, si souvent surprise dans les yeux du professeur vieillissant, qui avait toujours arrêté sur les lèvres du jeune homme l’aveu qu’il aurait tant voulu et tant dû faire de leurs divergences intimes. Encore cette fois, ce regard fut le plus fort. Jean savait aujourd’hui la vanité de cette formule si magnifique à prononcer, si misérable à pratiquer : aller au peuple. Il savait, pour l’avoir éprouvé amèrement, — et il l’avait dit à M. Ferrand, — l’entière inutilité de ces rapports factices entre travailleurs de l’esprit et travailleurs manuels, où ceux-là ne font que s’abaisser, sans élever ceux-ci. Il était à la veille de rompre avec cette Union Tolstoï, dont il se demandait si elle n’avait pas été déjà une école de basse envie, de niais orgueil et de destructive anarchie, pour les ouvriers qui s’y inscrivaient. Des deux amis que son père avait nommés et qui étaient ses camarades de collège, l’un, Salomon Crémieu-Dax, lui était déjà douloureux à fréquenter, par moments à cause de son despotisme d’esprit, et parce que le chrétien qu’il était en voie de devenir allait se heurter, il le sentait, dans ce compagnon de sa jeunesse, à toute la frénésie juive. Quant à l’autre, Adhémar de Rumesnil, il appartenait à cette classe de nobles qui se piquent d’intellectualisme, et qui croient se libérer des préjugés en professant de parti pris les idées les plus contraires à leur naissance et à leur caste. Jean avait eu pour lui un véritable culte. Il lui était apparu, sur les bancs du lycée, à l’époque où la Révolution était sa foi, comme un vrai descendant des gentilshommes de la nuit du 4 août. Il ne croyait plus maintenant à cette funeste nuit, dans laquelle il commençait de voir la plus honteuse des démissions, celle des privilégiés, dépositaires d’un héritage national, et qui l’abandonnent pour ne pas en remplir les devoirs. Surtout il ne croyait plus à son ami. Rumesnil se trouvait mêlé dans son imagination, et d’une manière atroce, à la sinistre chose qu’il redoutait et à laquelle il avait risqué cette obscure allusion dans son entretien avec M. Ferrand. C’était de quoi ne pas acquiescer, sans une réserve, aux éloges que faisait son père de cette entreprise pour lui manquée si totalement. Au lieu de cela, il se contenta de ne pas répondre et de pencher la tête sur son assiette, pour la relever brusquement, sur cette interpellation que le nom de cet ami, soupçonné de la plus honteuse félonie, suggérait à sa mère :

— « Il ne faut pas oublier, Julie, » disait Mme Monneron, « de faire la commission de Rumesnil. »

— « Adhémar est venu ? » demanda Jean. Malgré lui, en posant cette question, il dévisageait sa sœur. Celle-ci ne se départit pas, sous ce regard dont l’interrogation était si claire, de la maussaderie flegmatique dont sa très réelle joliesse était comme masquée. Ce fut encore la mère qui répondit, et son fils crut discerner dans sa voix une certaine précipitation, celle de quelqu’un qui, n’ayant pas la conscience absolument tranquille, devance un reproche possible :

— « Mais oui. Je m’étonne que tu ne l’aies pas rencontré, rue d’Ulm ou rue Gay-Lussac, si tu es rentré par là. Il est parti très tard. Il t’a attendu une longue demi-heure. J’étais occupée. Je l’ai laissé expliquer à Julie ce qu’il te voulait. »

— « Il s’agissait de l’U. T., » dit la jeune fille. Comme on voit, elle employait la sorte d’abréviation, empruntée aux habitudes anglo-saxonnes et qui trahirait seule l’origine étrangère et artificielle de ces groupements périlleux, fantaisies de jeunes bourgeois qui jouent aux apôtres sans s’inquiéter des conséquences. « Il voulait te prier, » continua-t-elle, « d’être très exact au rendez-vous ce soir. Il paraît que la discussion est importante. »

Elle s’arrêta, interloquée par un ricanement de l’aimable Gaspard, auquel Mme Monneron demanda cette fois avec un véritable mécontentement :

— « Je t’ai répété ce matin encore que c’était parfaitement mal élevé de rire tout haut sans que l’on sache pourquoi. Qu’y a-t-il de drôle dans ce que dit ta sœur ?… »

— « Mais rien, » fit le gamin, dont le sens déjà très avisé savait jusqu’où il pouvait aller avec sa mère, et quand il fallait filer doux. « C’est ce nom d’U. T. qui me fait rigoler, voilà tout… »

— « il s’agit d’une affaire assez délicate, » dit Jean, qui s’adressa directement à son père. Lui aussi, parlait un peu précipitamment, comme si les trois petits incidents simultanés qui venaient de se produire : le message de Rumesnil transmis par sa sœur, l’évidente gêne de sa mère, et le rire du plus jeune frère, l’avaient soudain énervé. « Un des prêtres de Paris qui se sont le plus occupés des problèmes sociaux, et que tu connais certainement de nom, M. l’abbé Chanut, a écrit à Crémieu-Dax pour lui demander de faire à l’U. T. une conférence sur le Christianisme et la Science… »

— « J’espère que vous n’avez pas accepté » interrompit vivement Monneron.

— « Comment pourrons-nous refuser ? » répondit Jean. « Quel est le premier article de notre Union ? — Une maison où des hommes de toute situation se réunissent en vue de leur éducation mutuelle, morale et sociale ; — et, le second : l’Association est indépendante de tout caractère politique et religieux. Qui dit éducation mutuelle dit forcément libre discussion. Qui dit indépendance politique et religieuse dit libre exposé de toutes les doctrines politiques et religieuses. Nous avons eu, dans le comité, une première séance très chaude. Quelques-uns d’entre nous, le cousin Riouffol notamment, sont opposés à cette idée. C’est Crémieu-Dax qui a fait remettre le vote à ce soir. Il est pour admettre M. l’abbé Chanut, et il a cité, dans le petit discours qu’il nous a fait, avec un commentaire très éloquent, je dois en convenir, quoique je n’aime pas cette autorité, le mot de Robespierre à Couthon, quand celui-ci, à l’Hôtel-de-Ville, lui demanda d’écrire aux armées. Mais au nom de quoi ?… »

— « Mais au nom de la raison, » dit Monneron plus vivement encore, « et de la liberté… Mais oui, » insista-t-il, devant l’étonnement que son fils laissait voir malgré lui sur son visage. « Ce M. Chanut, puisqu’il est prêtre, croit à la révélation et au surnaturel. Il abdique donc sa raison. Par conséquent, nous n’avons pas à discuter avec lui. C’est lui qui a renoncé le premier à son droit de libre discussion. Il n’a pas à le réclamer. Ou bien qu’il dépouille sa soutane de prêtre, qu’il vienne vous dire : « Je ne crois pas, je cherche à « savoir. » Alors il rentre dans ce que j’appelle le droit commun de l’humanité. Sinon, non. Et de même pour la liberté. Nous n’avons pas à la donner, au nom de nos principes, à des gens qui nous la refuseraient au nom des leurs. Les libéraux l’ont eue, cette duperie. Où cela les a-t-il menés ? À la loi de 1850 et à la rentrée des Jésuites. Voilà ce que j’aurais répondu à Crémieu-Dax. Sa faiblesse m’étonne Je l’aurais cru plus énergique. Mais il est juif. Il aura craint d’être accusé de préjugés confessionnels. Ce sont ces générosités-là qui nous perdent. Nous avons peur du jugement de nos ennemis. Qu’est-ce que cela nous fait ? Ce sont nos ennemis, et nous nous battons. Il faut être à droite ou à gauche. Moi, je suis à gauche… Conquérons la liberté d’abord, nous la pratiquerons ensuite… »

— « Je ne peux pas penser comme toi, mon père, » répondit Jean. Ce fanatisme d’incrédulité qui venait d’inspirer à l’universitaire, si cultivé d’autre part, si indulgent, si dépourvu d’égoïsme, cette dernière phrase, étonnante d’intolérance, avait touché dans l’amoureux de la pieuse Brigitte une fibre trop sensible. Si, par crainte de peiner son père, il s’abstenait de montrer ses préoccupations religieuses, elles étaient trop sincères déjà, et cet amour les lui rendait trop chères pour qu’il ne trouvât pas dans cette émotion la force de protester contre ces maximes de tyrannie et d’inquisition, professées au nom d’une doctrine de libre examen et d’affranchissement : « Et toi-même, » continua-t-il, « j’en appelle à tes principes de respect pour la conscience individuelle. Tu ne nous as pas fait baptiser. Pourquoi ? Tu me l’as dit bien souvent, parce que tu estimais, parce que tu estimes que la conviction de chacun est un domaine réservé où les autres ne doivent pas entrer. »

— « Aussi n’empêcherai-je jamais les abbés Chanut d’avoir les convictions qu’il leur convient d’avoir, » répondit Joseph Monneron. Il avait pris de nouveau, devant la contradiction de son second fils, la même voix irritée. « Mais qu’ils les gardent pour eux et qu’ils ne s’en servent pas pour établir dans le pays la guerre civile des âmes. Car c’est là leur œuvre. S’il y a deux Frances l’une contre l’autre, celle de l’Avenir, de la Justice, de la Vérité, en face de l’autre, celle du Passé, des Préjugés, de la Superstition, à qui la faute, sinon à eux ?… Si tout le monde avait fait comme moi, il n’y aurait qu’une France, qu’une jeunesse, qu’un idéal commun de lumière et de bonheur, et la République serait si grande, si belle, que, par son seul rayonnement, elle conquerrait le monde, sans lutte, sans guerre… Rome le comprend, sois-en sûr, et ce qu’elle désire, c’est empêcher cette unité morale à tout prix. Veux-tu que je te dise pourquoi ce monsieur Chanut va chez vous ? Il sait très bien qu’il ne convertira pas Crémieu-Dax, ni Rumesnil, ni toi, — vous êtes à l’abri de ses sornettes. Mais il veut vous diviser et il y réussit, puisque vous êtes en discussion, à cause de lui. Ah ! la Congrégation est adroite, et elle est renseignée ! Il s’agit de briser ce mouvement des universités populaires qui leur fait peur. Pas de robe noire chez vous, si vous voulez vivre. C’est le simple instinct du cousin Riouffol qui a eu raison, pour cette fois, contre vous… »

Ce Riouffol était un parent des Monneron, au troisième degré, venu, lui aussi, de Quintenas, mais sans avoir, en abandonnant la campagne pour la ville, quitté la blouse pour la redingote. Il était ouvrier relieur et fort habile. Il était aussi un grand lecteur de journaux et un des ces autodidactes passionnés des questions sociales dont la redoutable espèce pullule aujourd’hui. Il s’était fait reconnaître de ses cousins assez tard et seulement après avoir rencontré Jean à l’Union Tolstoï. Celui-ci l’avait amené chez son père. Cette relation n’avait guère été du goût de Mme Monneron, et c’était un des griefs qu’elle gardait à son fils. Aussi s’empressa-t-elle de saisir cette occasion de lui décocher quelques mots désagréables :

— « Tu t’es disputé avec lui, Jean ? Avoue-le. Je t’avais prévenu. Tu n’as déjà pas le caractère si facile, et, quant à lui, je ne m’y suis pas trompée, c’est un anarchiste. Je suis la fille d’un garibaldien, je ne suis donc pas suspecte, et la femme d’un bon républicain, je m’en vante. Mais je déteste les anarchistes, et je te répète que c’en est un… »

— « On le deviendrait à moins, » dit Antoine, avec son ironie accoutumée. » Rumesnil et Crémieu-Dax font bien tout ce qu’il faut pour cela, en venant lui tenir des conférences sur la fraternité et la justice avec des pelisses de loutre sur le dos, et dans des coupés de cinq mille francs ! Si j’étais comme Riouffol, moi, je leur dirais : Rendez l’argent d’abord. Plus de fourrures, plus de titres, plus d’équipages, plus de millions. Nous causerons ensuite… Il ne dit pas cela, mais il le pense, et, franchement, il n’a pas tort… »

— « Jamais Adhémar et Salomon ne sont venus à l’Union dans leur voiture, » répondit Jean, d’un accent aussi irrité cette fois que celui de son père. Était-ce bien contre la boutade d’Antoine ? « Non, jamais, » répéta-t-il. « Tous deux ont trop de cœur et trop de tact… »

— « Ils laissent les chevaux et la livrée au coin de la rue, » reprit le fils aîné, « c’est pire. D’ailleurs, qu’ils s’en servent ou non pour aller rue du Faubourg-Saint-Jacques, ils les ont, comme ils ont, l’un, son hôtel rue de Varennes et ses ancêtres, l’autre, son hôtel avenue Hoche et les cinq cent mille francs de rente que le papa Crémieu-Dax a ramassés dans les mines. Tout le monde le sait dans votre U. T., Riouffol le premier, et à quoi crois-tu donc qu’il pense, sinon à cela, pendant qu’il est en train de confectionner chez son patron des cartonnages à la Bradel, métier fort démocratique, mais peu divertissant, auquel il gagne huit francs par jour, pas même ce que mangent d’avoine les bêtes de ces messieurs ?… . À sa place, moi !…

— « Je te demande bien pardon, » interrompit le père, en lui coupant la parole, avec une impatience qui allait cette fois jusqu’à la violence, « mais, si Riouffol pensait comme tu dis, il serait très coupable. Le jour du vote, M. de Rumesnil et M. Crémieu-Dax peuvent arriver avec des équipages de cinq mille francs, de vingt-cinq, de trente, s’il leur plaît : leur bulletin a juste la valeur de celui d’Auguste Riouffol, colleur de bradels, et de M. Joseph Monneron, ancien élève de l’École normale, agrégé des lettres, professeur de rhétorique au lycée Louis-le-Grand. Nobles ou plébéiens, millionnaires ou pauvres, ouvriers ou lettrés, nous sommes tous égaux. Quand ils ont eu l’âge de servir, les citoyens Rumesnil et Crémieu-Dax ont dû se soumettre à l’impôt militaire tout comme le citoyen Auguste Riouffol. De quoi celui-ci se plaindrait-il ? De ne pas avoir actuellement autant d’argent que ces messieurs ? Mais, d’abord, est-ce que l’argent fait le bonheur ? Est-ce que j’ai jamais eu une voiture, moi qui te parle, et m’en suis-je jamais plus mal porté ? J’ai marché et je n’ai pas la goutte, au lieu que je l’aurais peut-être et toutes les maladies qu’ont les gens riches, si j’avais roulé carrosse. Et puis, si Riouffol envie l’argent, qu’il en gagne ! Tout est accessible à tous ici, comme en Amérique, où les plus grands potentats du pétrole et des mines ont commencé par crier les journaux dans les rues. Oui ou non, peut-il faire fortune ? Oui ou non, toutes les carrières lui sont-elles ouvertes ? Oui ou non, lui et ses enfants peuvent-ils aspirer à tout ? Qu’était Gambetta ? Le fils d’un épicier. Burdeau ? Le fils d’un canut. N’ont-ils pas exercé les plus hautes charges de l’État ? N’ont-ils pas habité des palais, frayé, au nom de la France, avec les princes et les empereurs sur un pied d’égalité ? N’ont-ils pas eu des funérailles nationales ? Je ne suis pas grand’chose, mes enfants, » conclut-il, en roulant sa serviette pour la passer dans un anneau de bois déverni qui n’avait pas été renouvelé depuis des années, — car le déjeuner s’achevait et il venait d’absorber sa tasse de café, sans sucre, par économie, — « j’ai beaucoup travaillé dans ma vie, mais il y a un sentiment qui m’a toujours soutenu et réjoui, au milieu de mes tracas, c’est celui de me sentir un libre citoyen d’une libre démocratie, et de n’avoir personne au-dessus de moi, que les maîtres que je me suis librement donnés par mon vote… »

— « Et si tu avais été dans la minorité ? » demanda railleusement Antoine, comme on se levait de table.

— « Je n’aurais eu qu’à convertir mes concitoyens à mes idées et à essayer de devenir la majorité… »

— « Et si tu n’y étais pas arrivé ? » insista le jeune homme.

— « Je me serais soumis à la loi du nombre. »

— « Tu aurais donc obéi à des maîtres que tu ne te serais pas librement donnés ? » reprit Antoine. « Que tu obéisses à un, comme dans les monarchies, ou à plusieurs millions, comme dans les républiques, c’est kif-kif, pour parler le style de notre intéressant Gaspard… » Il tira l’oreille de son jeune frère, en débitant cette profession de foi avec sa gouaillerie habituelle, puis, s’en allant, comme il faisait à l’ordinaire, aussitôt le repas fini : « D’ailleurs, tu connais mes opinions sur la politique. Je dirai comme un de nos plus illustres hommes d’État : Il n’existe pas de mot dans la langue française pour exprimer à quel point je m’en… ! »

Il n’acheva pas sa grossière citation et sortit de la pièce, sans que Joseph Monneron, sur le visage duquel avait passé une véritable douleur, eût eu le temps de lui répondre. Cette expression de physionomie fut si pénible à Jean qu’il suivit son frère impulsivement jusque dans sa chambre :

— « Pourquoi as-tu parlé ainsi à notre père ? » lui demanda-t-il. « Ne t’en va pas sans être revenu causer un peu avec lui, autrement… »

— « Je n’ai pas le temps, » répondit Antoine, qui avait ôté sa redingote pelucheuse à revers de soie, avec le soin qu’un chevalier du temps jadis pouvait avoir pour se dépouiller de son armure. Il avait versé de l’eau dans une cuvette, et, dans cette eau, quelques gouttes d’un parfum de verveine assez fort. Il commença de se laver le visage et les mains, en disant à son frère : « Prend » mon portefeuille dans la poche de ma redingote, à droite. Tu y trouveras un portrait. Tu l’as ? Regarde-le, c’est la jeune personne avec qui j’ai rendez-vous, à une heure et demie, et je vais être en retard. Tu comprendras que j’aime mieux aller la retrouver que de discuter avec papa sur des blagues comme les Droits de l’Homme et le suffrage universel, qui m’indiffèrent. Ce qui m’agace, c’est quand j’entends ce brave homme qui aura travaillé comme un cheval pour ne pas nous laisser un fifrelin, se féliciter d’avoir été la dupe de boniments électoraux, quarante ans de sa vie. Regarde-moi Barantin ! À la bonne heure. Que celui-là célèbre la République, le progrès, les classes ouvrières, toute la guitare ! Ça lui profite au moins. Il était petit professeur, comme le père, avec la perspective d’une jolie retraite de deux mille francs après s’être éreinté le tempérament à des vingt-cinq heures de cours et de répétitions par semaine, plus la correction des copies. Il a un hôtel à Passy, une voiture au mois. Il a des maîtresses. Il y a bien l’histoire d’un certain chèque, qui n’est pas reluisante. Mais il a bénéficié d’un non-lieu, et tu sais comme papa s’indigne quand on se permet une allusion à cette calomnie de la presse immonde !… Je ne m’en plains pas d’ailleurs. Si Barantin n’était pas bien avec la haute finance, je ne serais pas chez Nortier. Au moins faut-il savoir tout cela ! Sois tranquille. Je ne recommencerai pas. Je ne dîne pas ce soir. Mais demain, dès le premier déjeuner, je lui sers un abatage des Jésuites. Je mange du prêtre comme si c’étaient des truffes… D’ailleurs, papa fume sa pipe et n’y pense déjà plus, s’il a trouvé dans les feuilles quelque bon article dans sa note, par un de nos vertueux fondsecrétiers, ou simplement s’il a ouvert un de ses bouquins grecs… Passe-moi ma redingote et donne-moi le portrait. Hein ! Comment trouves-tu ma bonne amie ?… »

Jean rendit à son frère la photographie, qu’il avait prise et regardée pendant ce discours. Elle représentait, en effet, une très belle personne, toute jeune encore, assise sur le bras d’un canapé, de manière à bien faire ressortir la ligne opulente de la chute des reins et de la croupe. La robe, en mousseline de soie pailletée, se décolletait juste assez pour découvrir la naissance de l’épaule et la gorge, où se tordait un collier de grosses perles. La tête était charmante, quoique déjà marquée de vice. Les yeux se tournaient de côté avec un regard de ruse et de coquetterie, et, autour du front, floconnait un délicieux envolement de cheveux que l’on devinait d’un blond doux et pâle, presque cendré. Que la créature fût une femme entretenue, tout le révélait, le jeu des prunelles, le sourire impur, le luxe souligné de la toilette. Dans quelles conditions un amant, de ressources aussi maigres que celles dont jouissait le fils du professeur, pouvait-il être lié avec cette fille ? Jean n’osa ni se le demander, ni le demander à son frère. Il eut seulement, une fois de plus, cette appréhension angoissée, un de ses supplices, sur l’avenir de ce beau garçon, lequel le regardait maintenant avec des yeux d’une impudence et d’une fatuité singulières.

— « Elle est extrêmement jolie, » dit-il seulement, a Qui est-ce ?… »

— « Ça, c’est mon secret, » répondit Antoine, qui remit le portrait dans le portefeuille. Il rit d’un rire audacieux qui montra ses claires dents blanches sous sa moustache noire, et il commença de lisser son chapeau de haute forme, avec une brosse légère, en soufflant doucement sur la soie. Son profil félin s’éclairait à cette seconde d’une telle lueur de contentement, cette demi-confidence, chez un être aussi fermé, aussi boutonné qu’il l’était d’ordinaire, annonçait une telle ivresse intérieure, qu’instinctivement Jean profita de cette trop rare occasion pour l’interroger sur le soupçon qui lui tenait au cœur, non plus comme une menace de demain, mais d’aujourd’hui, et, au moment où l’autre passait son pardessus, il lui dit :

— « Je regrette bien que tu t’en ailles. J’aurais tant besoin de causer avec toi très à fond de quelque chose… »

— « Et de quoi ? » demanda Antoine, dont les yeux, tout à l’heure si ouverts, se voilèrent soudain d’une ombre.

— « De Julie,… » répondit Jean, et il ajouta, en fixant son frère : « Tu n’as pas remarqué que Rumesnil lui fait la cour ? »

— « Ça, c’est son secret à elle, mon cher garçon, » répondit l’autre. Un sourire imperceptible effleura sa bouche, et l’ombre s’en alla de ses prunelles, comme s’il eût redouté une autre question, sur ses dépenses sans doute et sur les moyens qu’il employait pour y suffire. « Mais oui, » insista-t-il, « je n’aime pas qu’on se mêle de mes affaires, et, par conséquent, je ne me mêle pas des affaires des autres. Chacun pour soi, c’est mon principe. Où verrais-tu le mal, d’ailleurs, si Julie arrivait à se faire épouser par ton ami ? Cela vaudrait mieux pour elle que d’aller enseigner la grammaire historique et commenter la Chanson de Roland, d’après les derniers travaux allemands, aux jeunes vierges de Carpentras ou de Brive-la-Gaillarde. Elle a de la défense, notre petite sœur, plus que toi, et autant que moi. Nous en avons appris tous deux assez pour savoir qu’il n’y a qu’une loi d’un bout à l’autre du monde : la lutte pour la vie. Elle struggleforlifise à sa façon, cette petite. Veux-tu prendre mon conseil ? Ne t’occupe pas de cette histoire. Tu gâterais tout… »

— « J’avais deviné juste, » se dit Jean, qui n’insista point. « Il se passe quelque chose, et Antoine y prête la main. Il a souri, quand je lui ai nommé Rumesnil. Mais, si vraiment Adhémar voulait épouser Julie, il ne se cacherait pas de moi, comme il fait… Et ce luxe d’Antoine, et ces bijoux, d’où cela lui vient-il ? Où a-t-il rencontré cette maîtresse ? Ah ! il faut que je prévienne mon père. À l’heure où je lui sacrifie ce que je lui sacrifie, j’ai le droit d’empêcher qu’ils ne lui portent, eux, des coups trop durs. Il n’y a que lui qui puisse avoir assez d’autorité pour les interroger tous deux, et pour savoir… »

Ce fut sur cette résolution de provoquer, sur ces deux points du moins, une explication directe, que Jean se dirigea vers le cabinet de travail, où il savait devoir trouver l’homme trop sensible auquel il ressemblait plus encore qu’il ne le savait lui-même, par cet arrêt soudain de la parole devant les mots qui font mal. Il lui fallait traverser le salon, où Julie, assise au piano, et se croyant seule, jouait un morceau de son choix. Jean reconnut, à travers la porte, une des polonaises de Chopin. La jeune fille, qui avait beaucoup de don musical, n’avait jamais voulu travailler régulièrement. Elle était, avec cela, très farouche, quand il s’agissait d’exécuter devant quelqu’un, fût-ce l’un de ses frères. Jean, qui ne l’avait pas entendue depuis longtemps, demeura étonné de ses progrès, et surtout de l’énergie passionnée qu’elle mettait dans le mouvement de cette mélodie, une des plus fiévreuses du plus fiévreux des maîtres. Au bruit qu’il fit en ouvrant la porte, la musicienne s’arrêta net, puis, ses doigts coururent sur les touches avec un visible énervement, et elle plaqua quelques notes d’un air quelconque de café-concert, canaille et dégingandé :

— « Pourquoi ne continues-tu pas ce magnifique morceau ? » demanda Jean. « C’est moi qui te gêne ?… »

— « Toi ? » répondit-elle, en fermant le piano et en se levant. « Pas le moins du monde. Je dois sortir avec maman, » ajouta-t-elle, en regardant la pendule. « J’y cours. Je n’ai que cinq minutes pour mettre mon chapeau… »

— « Julie,… » fit le jeune homme. Ses relations avec sa sœur, après avoir été très affectueuses pendant de longues années, étaient devenues peu à peu extrêmement froides et tendues. Il s’était permis de lui faire quelques observations sur ses lectures, à une époque, avec la maladroite sévérité des moralistes de vingt ans, et il s’était heurté à une bouderie qui n’avait jamais cessé tout à fait depuis lors. Ces derniers mois l’avaient encore augmentée. Il était visible que la jeune fille fuyait les occasions de se trouver en tête à tête avec lui. Cette fois encore, quand il l’eut interpellée ainsi, elle tourna vers lui des yeux si altiers tout ensemble et si impénétrables, qu’il n’acheva pas sa phrase :

— « Qu’y a-t-il ? » interrogea-t-elle.

— « Rien… » fit-il, et la regardant sortir de la chambre : « Elle ne répondrait pas non plus, » se dit-il, en se parlant tout bas à lui-même. « Je l’éloignerais de moi davantage encore. C’est mon père qu’il faut avertir… » Et, comme si le hasard se fût complu à multiplier autour de lui les petits incidents qui faisaient commentaire à son entretien avec M. Ferrand, il avisa sur un fauteuil du salon, près de la porte du cabinet de Joseph Monneron, un livre à couverture mauve, laissé là par ce drôle de Gaspard, que sa mère avait sans doute appelé quelques minutes plus tôt. C’était un roman à titre équivoque et qui obtenait en ce moment un de ces succès de scandale qui seraient la honte du Paris actuel, si toutes les époques n’en avaient connu de pareils, engloutis aujourd’hui dans l’oubli. Seulement ces malpropretés se vendaient autrefois sous le manteau, et des collégiens de quinze ans ne les emportaient pas dans la poche de leur tunique, pour les oublier sur un des fauteuils du salon de leurs parents.

— « Voilà un prétexte pour commencer la conversation,… » pensa Jean. Il prit le volume, qu’il tenait à la main en entrant chez son père. Le professeur était en train de fumer, ainsi que l’avait annoncé son fils aîné, dans l’étroite chambre qui lui servait de bibliothèque. Les murs disparaissaient, comme chez Victor Ferrand, sous les livres. Il y avait cette différence que, sauf une file de tomes dorés sur tranche et habillés de chagrin, — prix de lycée et de concours, — les rayonnages de bois blanc ne supportaient guère que des ouvrages brochés. Joseph Monneron n’avait jamais eu devant lui, avec ses charges de famille, de quoi suffire à la dépense de leur reliure. Son budget annuel comportait, depuis qu’il était à Paris, avec les leçons et les cours supplémentaires, de douze à treize mille francs. La prime de sa grosse assurance en distrayait huit cents. La bourse d’agrégation de Jean à la Sorbonne et la position d’Antoine au Grand Comptoir étaient un soulagement, ou l’auraient été, si la mère eût tenu à ce que l’aîné payât sa pension aussi régulièrement que le cadet. Il restait dans la maison sous ce prétexte. On sait ce qu’il en était, on sait aussi que Gaspard avait une bourse à Louis-le-Grand. Malgré cela, c’est à peine si l’on arrivait, avec toutes les dépenses inévitables, à joindre les deux bouts, suivant la formule vulgaire, mais expressive, de Mme Monneron. Elle était très médiocre ménagère et elle avait des goûts de toilette, il est vrai. Il est vrai aussi que la vie est chère à Paris, surtout pour les fonctionnaires d’un certain rang, et qui doivent représenter, ne fût-ce qu’un peu. Et puis, il y avait l’arriéré et quelques lourdes dettes contractées au temps si voisin où les quatre enfants étaient à la charge entière des parents. Jean Monneron savait tout cela, et que les deux seules prodigalités que se permît son père étaient l’achat de trop nombreux journaux, et, de temps à autre, un paquet de tabac. Il était plongé dans l’unique fauteuil de ce bureau, au moment où son fils entra dans cet asile, qu’il appelait volontiers τὸ φροντιστήριον, le « pensoir » par ressouvenir d’Aristophane :

… Ψυχῶν σοφῶν τοῦτ’ἐστί φροντιστήριον.

Il fallait l’entendre citer ce vers, sans se douter qu’en effet il était bien lui-même un de ces assembleurs de Nuées, fustigés par le poète athénien. Assis à contre-jour dans un vieux fauteuil à la Voltaire et les pieds sur une chaise, il avait à la bouche une pipe en terre, dont il tirait de lentes et gourmandes bouffées, — il ne se permettait qu’une de ces pipes après chaque repas, — et il lisait dans un minuscule volume qui était l’Eschyle de l’édition Boissonade. Il avait à la portée de la main, sur sa table bien rangée, — l’ordre personnel était une des vertus de cette nature ascétique, — les quelques ouvrages qu’il feuilletait le plus volontiers. Leur énumération achèvera de définir cet esprit disparate de visionnaire déraisonnable et de délicat lettré. C’était ledit Eschyle et le Sophocle de la même collection, un Virgile, et, à côté, le Contrat social de Rousseau, la Justice dans la Révolution et dans l’Église de Proudhon, les Châtiments d’Hugo, et, — contraste suprême à ces trois monuments de la folie révolutionnaire, parmi les auteurs du dix-septième siècle, les Caractères de la Bruyère !

— « C’est toi, Jean ? » dit-il à son fils, en relevant la tête, et il montra un visage comme transfiguré où n’apparaissait plus ni le fanatisme de la discussion du déjeuner, ni la tristesse accablée d’après, quand Antoine lui avait si brutalement répondu. C’était l’artiste littéraire, — car goûter certaines beautés d’art avec une certaine qualité d’enthousiasme, c’est s’égaler à un créateur ; — oui, c’était l’artiste, mutilé, écrasé par la vie, empêché d’écrire, de se révéler, de se réaliser, mais indestructible, mais toujours capable du sublime alibi du rêve, qui souriait dans ces yeux nettoyés de leurs soucis et sur ces lèvres heureuses. « Tu vois. J’ai profité de ce jour de congé pour reprendre l’Orestie. Je viens de la commencer et je compte y passer tout mon après-midi. J’ai fini ce matin mes corrections de copies. Quelle poésie que celle de ces Grecs, et comme ils ont des touches qui rendent tout vulgaire à côté ! Écoute ceci, c’est dans la strophe B’ du second chœur, sur Ménélas abandonné : Dévoré du regret de celle qui est au delà des mers, il erre comme un fantôme dans son palais. De belles statues l’entourent et redoublent sa douleur. Car une statue n’a pas d’yeux, et, sans regard, plus d’enchantement d’amour !… Est-ce rendu, est-ce humain, ce besoin d’aimer ce qui peut répondre, ce qui peut sentir, ce qui peut vous voir l’aimer ?… Et, sur Hélène encore, un peu plus loin, te rappelles-tu ? Il vient de la comparer à un lionceau, élevé dans une maison, et qui d’abord flatte parce qu’il a faim. Quel trait ! Puis la férocité se réveille, et la bête cruelle tue et dévore. Et le chœur continue : Telle, si j’ose le dire, Hélène entra dans la cité d’Ilion, âme sereine comme le calme des mers, beauté qui ornait la plus riche parure, doux yeux qui perçaient à l’égal d’un trait, fleur d’amour, fatale au cœur… Mais quel poète ! Quel poète ! » Et il répétait : « Âme sereine comme le calme des mers !… C’est toute la grâce et tout le danger de la femme ! Et c’est toute la grâce et tout le danger de la Méditerranée !… Il faut l’avoir connue, cette mer lumineuse, pour comprendre ces poètes grecs. Elle entre partout dans les moindres replis de leurs vers, comme elle entrait dans les moindres criques de leurs côtes. Et cette Méditerranée est encore dans ce magnifique début du discours de Clytemnestre : Il y a la mer, et qui pourrait l’épuiser ?… Quand je rencontre de pareils vers, je me vois par avance là-bas, près de Nice, dans le pays de la maman, quand j’aurai pris ma retraite. Vous serez tous casés. Toi, tu seras professeur de Faculté, à Aix peut-être. Je te l’ai déjà dit, ce serait plus sûr encore si tu avais passé par l’École normale. Tu as préféré la Sorbonne. C’est une question d’un léger retard. Tu seras donc dans une Faculté. Ta sœur sera sortie de Sèvres. Elle sera professeur dans un lycée de filles, et indépendante. Tout est là pour une femme. Gaspard sera professeur de sciences. Il a des dispositions étonnantes pour les mathématiques. Ta mère me le disait encore ce matin. Il calcule de tête comme faisait son grand-père Granier, qui n’a jamais tenu un livre de dépenses. Il l’avait là sous son front. Antoine sera chef d’un des bureaux du Grand Comptoir. Vous serez tous fonctionnaires, car un employé dans une grande administration, comme lui, c’est encore un fonctionnaire, et, souviens-toi de cela, personne n’est heureux comme un fonctionnaire. Il passe régulièrement à la caisse à la fin du mois. Sa besogne est tracée : tant d’heures par jour. Jamais de hasards. Jamais d’à-coups. Il n’a pas à penser à la vie matérielle. Vous serez tous heureux, et moi, n’ayant plus de classe à faire, je relirai, tous les ans, tous les poètes grecs d’un bout à l’autre. Je commencerai par Homère, puis les tragiques, Eschyle, Sophocle, Euripide, — il est excellent quand il est bon, — Aristophane… Il n’est pas assez démocrate pour mon goût, celui-là, mais c’est bien de lui qu’on peut dire ce mot de notre vieux maître de l’École normale : « Ah ! que ces Grecs étaient canailles, messieurs, mais qu’ils avaient donc de l’esprit !… » C’est égal. Pour moi, aucun ne vaut le vieil Eschyle, et cela me fait plaisir de penser qu’il était, comme Victor Hugo, aussi bon citoyen que grand poète. Âme sereine comme le calme des mers !… Tiens, lis-moi ce passage tout haut, dans le texte… »

Il tendait à Jean le petit volume qui avait tant traîné dans sa poche depuis le jour où, élève de première année dans sa chère École, il l’avait acheté d’occasion dans une boîte des quais. Le jeune homme commença de déclamer les vers grecs dont son père redisait les mots qu’il savait par cœur. Où trouver le courage de réveiller le visionnaire de son rêve, si ce rêve était tout à fait inconscient ? Et si ce rêve était volontaire, si Joseph Monneron se réfugiait dans un monde idéal, pour ne pas se déchirer trop douloureusement à l’autre, pour ne pas le voir, comment avoir le courage de le rejeter au réel ? Tout en prononçant des lèvres les paroles du texte grec, Jean écoutait la voix intérieure lui redire un autre vers bien humble, bien indigne de l’Agamemnon et du génie antique, celui qu’il avait cité à M. Ferrand :

Mon fils sera mon consolateur…

Et voilà pourquoi, lorsqu’il sortit du cabinet de son père, une demi-heure plus tard, il n’avait parlé ni de l’intrigue soupçonnée de Julie, ni des dangereux dessous de l’existence d’Antoine, ni du livre obscène oublié par Gaspard sur un fauteuil du salon, ni de lui-même surtout et du tragique débat de conscience et de cœur dont il était la victime. « À quoi bon ?… » se disait-il, comme il se l’était déjà dit tant de fois. Il avait quitté la maison pour marcher, marcher indéfiniment et tromper, par le mouvement, le désespoir dont il se sentait saisi, plus définitif encore, plus irrémédiable que celui du matin… Il allait, déchirant d’un geste machinal les pages du mauvais roman corrupteur pris à son jeune frère, et il les jetait au ruisseau. C’était la seule action dont il fût capable, et l’image de Brigitte était là, qui l’accompagnait, si présente et si lointaine, si vivante et si morte pour lui ! Il arriva ainsi à l’extrémité de la rue Claude-Bernard et il se trouva devant la vieille église Saint-Médard, toute paisible avec la marge de son petit jardin. Par ce jour de fête, des fidèles entraient et sortaient. Le jeune homme s’arrêta un moment, les yeux fixés sur le porche, puis tournant le dos, il s’enfonça hâtivement dans l’avenue des Gobelins, et il pensait : « Non, je n’avais pas le droit d’accepter l’offre de M. Ferrand et de faire ce chagrin à mon père, du moment que je ne crois pas, et la preuve que je ne crois pas, c’est que je ne pense pas aller demander au Dieu de Brigitte de m’aider, de me consoler. Et pourtant, que je souffre !… »