L’Étape (Bourget, 1902)/IX

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 290-330).

IX
un cœur de jeune fille (suite)

Il est bien vrai que cette conversation avait fait trop mal à Jean, si mal qu’il ne se sentit ni la force de la prolonger sur le moment, ni celle de la renouveler, durant l’après-midi, qu’il passa tout entier à se promener seul de la Sorbonne à la bibliothèque Sainte-Geneviève, pour tuer le temps, comme étonné que rien n’eût changé autour de lui dans le décor de ce quartier du Panthéon et du Val-de-Grâce, qui venait d’être pour lui le théâtre de scènes si tragiques. Les événements produits par des causes profondes ont de ces alternatives d’explosion et d’apaisement. Ils ressemblent à ces tremblements de terre qui manifestent le secret travail du feu sous un sol miné. Un brusque sursaut de formidables secousses a lieu… Puis, c’est le silence, c’est l’immobilité, c’est la reprise, anxieuse au fond, timide et pourtant active, des habitudes d’auparavant, jusqu’à ce qu’un nouvel éclat, plus terrible, achève soudain le cataclysme. Entre la rencontre avec M. Ferrand et sa fille dans l’allée solitaire du Luxembourg et cet entretien avec Julie, ce n’avait été pour le jeune homme qu’une suite d’accidents plus effrayants et plus subits les uns que les autres… Et rien ! Les heures avaient passé, et, quand il se retrouva rue Claude-Bernard, au terme de cet après-midi, à la table du dîner, puis à celle de la veillée, il aurait pu croire que ces scènes n’avaient été qu’un rêve : — un rêve, sa rupture avec celle qu’il aimait ; — un rêve, les frénétiques et sottes discussions de la déplorable Union Tolstoï et la rage dénonciatrice du cousin pauvre ; — un rêve, le retour à la maison paternelle et la sinistre explication avec Antoine ; — un rêve, l’impudent aveu de celui-ci ; — un rêve, la supplication de Julie ce matin, et sa propre démarche auprès du père de Brigitte ; — un rêve enfin, ses deux visites finales au bureau du boulevard Saint-Germain et à l’hôtel de la rue de Varenne, si grosses de dangers prochains

La famille était réunie, tout entière, comme il arrivait bien rarement. Mais c’était jour de vacances, et on se tenait dans le salon, après le repas pris provincialement à six heures et demie. L’aspect paisible de cette pièce s’accordait si peu avec les violentes péripéties de ces deux jours qu’il en était invraisemblable. Rien de plus logique, cependant. Les Monneron, en passant, comme ils avaient fait, d’une classe dans une autre, sans initiation ménagée, sans station intermédiaire, avaient gardé de leur origine paysanne cette caractéristique : ils étaient profondément, absolument naturels. C’est cette simplicité de manières qui donne une physionomie patriarcale, pour l’observateur superficiel, à tant d’intérieurs de fonctionnaires, dévorés, comme celui-ci, et pour la même raison profonde : une formation trop hâtive, par des misères secrètes. À les voir, on n’en perçoit qu’une atmosphère de bonhomie… Il était neuf heures. La haute lampe à pétrole posée sur la table, — une table à jeu, ouverte et tendue d’un drap vert taché, — éclairait de sa forte lumière, à peine adoucie par un abat-jour prétentieux à fausses gravures du dix-huitième siècle, le professeur en train d’annoter des copies d’élèves. Après trente années de professorat, il apportait à cette besogne la même conscience. Il n’en avait pas eu davantage durant le premier mois de suppléance qu’il avait dû, cube à l’École Normale, faire, suivant la coutume, dans un lycée de Paris. L’intransigeance de ses convictions se manifestait par des remarques demeurées célèbres parmi ses élèves. Par exemple, à propos d’une phrase où l’un de ses rhétoriciens s’était cru hardi en vantant la « splendide corruption de la Renaissance… », il lui était arrivé, un jour, d’écrire en marge : « Guérissez-vous du virus aristocratique. » Ou encore, en tête d’un devoir dans lequel Alfred de Musset était placé au-dessus de Victor Hugo, il avait gravé ces mots sévères : « Esthétique de coup d’État. » Ou encore, en regard d’une citation de Joseph de Maistre, cet aphorisme : « Le grand talent criminel n’a droit qu’au silence. » Il y a du Prudhomme dans tout jacobin, et les plus lettrés, dès que la manie révolutionnaire s’empare d’eux, déploient ingénument cette grotesque solennité de « penseurs vertueux » qui donne aux séances doctrinales de la Convention l’air d’une charge à froid aménagée, à souhait, pour réjouir l’humoriste de Bouvard et Pécuchet. Parfois le professeur, quand il corrigeait ses copies en famille, s’interrompait de son travail pour communiquer à ses fils, s’ils étaient là, et, à leur défaut, à sa femme ou à sa fille, une phrase qui lui paraissait remarquable. C’est ainsi que, ce soir, il interpella Jean tout d’un coup :

— « Décidément il a du talent, ce petit Ravenel… Je lui avais donné un travail sur Rousseau. Écoute ceci, Jean. Je te passe le détail d’une comparaison, qui est assez banale, entre une nation et un arbre. Mais comme il l’a relevé par le trait de la fin !… Écoute : Il arrive un moment où le peuple réveillé se lasse d’être la racine dont le travail souterrain fournit des aliments aux branches d’en haut, qui seules jouissent du ciel et du soleil ; où le tronc se fatigue de n’être que le couloir nu de la sève qui va s’épanouir à la cime en bouquets parfumés ; où l’arbre tout entier veut devenir fleur… Ça c’est excellent… » Il répéta : «  l’arbre tout entier veut devenir fleur… Quelle heureuse formule pour notre démocratie ! C’est ce que nous rêvons tous pour le peuple… Ah ! que c’est bien dit ! » (Il n’apercevait pas l’extravagance de cette image caricaturale qui, à elle seule, condamnait tout le système, puisqu’elle supposait des résultats sans leurs conditions.) Et il continuait : « J’ai du plaisir, — mieux que cela, — du bonheur à penser qu’aujourd’hui ces idées sont courantes et que voilà le point de départ de nos rhétoriciens. Au lieu que nous, on nous donnait à traiter l’ÉLoge du prince Jérôme, Hieronymi principis laus ! Mais oui ! J’étais en quatrième, quand les valets de l’Homme de Décembre ont osé insulter à la jeunesse en dictant au Concours général cette matière de vers latins. Ils n’en ont pas été les bons marchands… Les stances vengeresses de Richard sont venues jusqu’à Tournon :

Vous ne comprenez pas que nos veilles muettes
Ont de chacun de nous fait un républicain ;
Que nous supportons mal nos fers ; que nos poètes,
Ce sont les Juvénal, les Hugo, les Lucain…

Quel malheur que celui-là soit mort à vingt ans ! Quel malheur ! Tu te rappelles, la maman, » il s’adressait à sa femme maintenant, « ce sont les vers que j’ai récités chez vous à la première soirée où vous m’avez invité… »

Et il se remit à corriger le devoir de Ravenel, qui lui avait remémoré une des idoles de sa liturgie intime, ce Jacques Richard, lequel eut son heure de célébrité pour avoir bafoué en une pièce satirique, assez médiocrement imitée des Châtiments, « l’Oncle du tyran ! » au lieu du panégyrique proposé comme thème aux jeunes lycéens de 1860. Ce n’était pas une fois ; c’était trente, que l’universitaire avait récité à ses fils ce plat morceau, toujours avec la même incorrigible admiration. Son goût, et il l’avait exquis, n’arrivait pas à dissiper le prestige dont cette rimaillerie restait parée pour lui. Jamais l’antithèse entre les dessous de sa vie et ce qu’il en voyait n’avait donné un caractère d’ironie plus cruelle à ce « Quel malheur ! » commentaire habituel au prétendu chef-d’œuvre du poète mort jeune. Mme Monneron l’avait écouté, bouche bée, ses yeux noirs grands ouverts, comme si elle comprenait qu’en effet le rhétoricien de l’Empire n’avait pas pu « supporter ses fers ». Et elle avait posé sur ses genoux l’interminable bande de tapisserie qu’elle faisait et défaisait, depuis combien de soirs semblables ? Cet ouvrage était destiné à garnir le canapé du salon, qui montrait la corde, comme le reste du meuble, en velours rouge frappé, acheté d’occasion lors de l’arrivée à Paris. Encore une de ces opérations où excellait la femme du fonctionnaire, toujours désireuse de paraître et incapable d’une acquisition étudiée et consciencieuse. Les bois de mauvaise qualité avaient joué. La dorure au rabais avait pris des tons ocrés et inégaux, de l’effet le plus déplorable. L’étoffe n’offrait plus qu’un dessin brouillé. Et, pour bien démontrer que ce n’était pas là un simple accident, la pièce de tapisserie, avant même d’être achevée, étalait des raccords de laines mal rassorties, que la Niçarde, habituée à l’à-peu-près du logis natal, justifiait en disant :

— « Quand toutes les couleurs seront passées, on n’y verra que du feu. Pechère ! »

Ce fut encore ce logis natal, toujours regretté, qui se dessina devant ses yeux, au lointain souvenir d’avant leurs fiançailles évoqué par son mari, et elle répondit :

— « Si je me les rappelle ! Le père Granier les a tant aimés, qu’il les a copiés pour les envoyer au général… »

— « Il gobait donc les galonnards, grand-papa Granier ?… » dit Gaspard, chez qui les propos de l’universitaire, toujours en train de dénoncer le péril prétorien quand il se reposait du péril clérical, avait développé un précoce antimilitarisme plein de généreuses promesses pour l’avenir, et il ajouta, avec sa mimique de gavroche : « Blague dans le coin, vous m’en voyez baba ! »

— « Oh ! » reprit Joseph Monneron, « ce général là n’était pas comme les autres… » Et pieusement : « C’était Garibaldi !… »

— « C’est encore de Richard, et dans la même pièce, n’est-ce pas, père, ce beau vers, » demanda Antoine : « Y faire au moins vibrer ton nom, Garibaldi… ? » Cette adroite réminiscence, qui lui attira un sourire affectueux du correcteur de copies, était destiné, comme sa présence au logis ce soir, à dissiper les derniers vestiges de soupçon qu’aurait pu garder Joseph Monneron. Le fourbe n’avait d’ailleurs jamais été plus câlin, plus familial, tenant les écheveaux de laine de sa mère, faisant des tours de cartes pour son jeune frère, avec une dextérité inquiétante, mais pas pour le père abusé, au regard de qui cette simple citation d’un alexandrin révolutionnaire équivalait à un brevet de pureté morale. L’histoire de la décadence où s’abîme depuis cent ans notre pays serait inintelligible, si l’on ne se rendait pas compte d’un trait trop peu étudié de la psychologie du jacobin. On a beau vouloir « recommencer la société humaine, comme Bacon disait qu'il faut recommencer l'entendement humain » (c’est la formule d’un d’entre eux, du triste Chamfort, de ce courtisan de tant d’esprit que la Révolution a hébété et déshonoré avant de le tuer), on n’échappe pas à ses hérédités. On les subit, quoi qu’on en ait, par toutes les fibres dont on est tissé : on peut seulement les fausser. Le sentiment religieux est du nombre. Le Monneron — s’il est permis de faire de ce nom propre le nom générique de toute une classe — est un chrétien dévoyé qui a reporté sur des idées abstraites et inexactes les dévotions de ses atavismes. Ces idées, il ne les a pas comme on a des opinions. Il les a comme on a un culte. De là dérive la sévérité indignée de son jugement à l’égard des dissidents. Le Monneron, — il s’est montré le même au coup d’État, au Seize-Mai, lors du mouvement plébiscitaire suscité par Boulanger, et plus récemment dans les circonstances que l’on sait, — le Monneron, donc, ne se contente pas de combattre ses adversaires. Il les considère comme des êtres de conscience inférieure. Il ne lui suffit pas de les écraser, par n’importe quel moyen et avec une absence de scrupules stupéfiante chez lui, car le Monneron complet est d’autre part délicat. Il les méprise, ces adversaires, et le plus sincèrement du monde, comme de simples malfaiteurs et les traite comme tels sans hésitation ni remords. Le monopole de l’honnêteté politique est à lui. Cette disposition d’esprit explique l’impossibilité d’acquérir la moindre expérience, qui caractérise cette secte d’aberrants sincères ! Aussi ne sont-ils jamais arrivés et n’arriveront-ils pas à établir un gouvernement. Ils sont condamnés à tyranniser. Ils sont punis, d’autre part, de leur fanatisme par la facilité avec laquelle les dupent les sycophantes qui affectent de partager leurs principes. Ils ne peuvent plus juger quelqu’un qui pense ou semble penser comme eux. Antoine connaissait bien ce point faible du caractère de son père, qu’il s’amusait d’ordinaire — parlons le style de Gaspard — à « faire grimper », mais pas ce soir. Ce soir, il fallait être le fils vertueux, donc républicain, et le naïf professeur s’y laissait prendre. Mais n’était-il pas dupé depuis des années par des politiciens de dernière catégorie, comme l’ancien camarade d’école, véreux et doctrinaire, disciple de Kant et pot-de-viniste effronté, chez lequel il avait passé l’après-midi, et dont il mentionna le nom en répondant à son fils :

— « Oui, c’est de Richard. Tu n’a pas oublié ce vers ! C’est bien, cela, c’est très bien !… Je le disais aujourd’hui, chez Barantin, à des députés de son groupe qui reculent devant les criailleries des cléricaux, pour la loi d’enseignement : je m’y connais, j’ai élevé deux garçons, j’en élève un troisième. Je les défie de cesser d’être des républicains. Pourquoi ? Parce que je les ai soustraits, dès le berceau, à toute influence réactionnaire ; parce que j ai associé tous leur souvenirs d’enfance à des impressions républicaines… Toi-même, tu vois, tu as pu être tenté quelquefois, comme tous les Parisiens de ton âge, par le scepticisme… Je sais. Je sais. Tu nous a entendus traiter d’utopistes. Utopistes ? Soit. Mais c’est par les utopistes que la Justice a progressé dans le monde. Vivons dans l’absolu d’abord. Voilà ce que je vous ai appris depuis que vous existez, et je vois que ce fond reste. Le poète latin a de bien jolis vers là-dessus.

Pectore verba, puer. Nunc teNunc adbibe puro
Pectore verba, puer. Nunc te melioribus offer,
Quo semel est imbuta recens, servabit odorem
Testa diù…

Ces anciens ont tout dit. Quels génies !… Justifiez toujours ces vers d’Horace, mes enfants ! »

L’amant d’Angèle d’Azay, le Montboron des cabarets du boulevard, le faussaire du bureau du Grand Comptoir, le maître chanteur de la rue de Varenne, opina de la tête en signe d’assentiment. Le drôle n’avait pas cessé d’avoir, pour son frère et sa sœur, depuis qu’ils s’étaient retrouvés face à face, ce regard du boxeur en garde qui, guetté par deux antagonistes, surveille leurs moindres gestes, prêt à parer et à riposter. Ceux-ci avaient, au contraire, affecté l’un et l’autre de ne pas le voir. Ils s’étaient assis dans le salon, à une petite distance de la table, chacun de son côté, et chacun penché sur un livre. Ils avaient tous deux choisi un des ouvrages du programme de l’examen qu’ils préparaient : elle, un précis de littérature française ; lui, le Timée de Platon, le tout à la plus grande approbation de leur père, qui leur avait dit, après avoir regardé les titres des volumes :

— « Vous avez raison : Singulas horas, singulas vitas puta… Considérons toutes les heures comme autant d’existences, c’est le moyen d’apprendre beaucoup. C’est un mot du vieux Sénèque. J’en avais fait ma devise au collège. Elle m’a valu mon rang à l’École. »

— « Moi, » avait répliqué la mère, « je voudrais bien leur faire lire un Manuel de la civilité puérile et honnête. Ils n’en seraient pas de plus mauvais professeurs pour être plus gracieux et plus polis… »

Jean n’avait pas plus fait attention à cette nouvelle sortie de sa mère qu’aux attitudes insolentes d’Antoine, à la phraséologie argotique de Gaspard, ou même aux propos de son père, si poignants d’illusion persistante. Après de tels avertissements et devant de telles évidences, l’optimiste était revenu à ses utopies — il relevait ce mot comme un titre d’honneur ! — avec un parti pris de sérénité absolue, où il entrait bien, cependant, de la volonté. Dans l’arrière-fond de son regard, ne restait-il pas la trace de la blessure reçue, quoiqu’il semblât, quoiqu’il voulût affirmer qu’il ne l’avait pas reçue ? Mais Jean n’avait plus la force de s’attendrir sur ces complications ni celle de tenir son rôle de « consolateur ». L’énigme des rapports de sa sœur avec Rumesnil occupait seule sa pensée. Qu’Antoine fut un misérable, voué d’avance aux pires hasards d’une existence aventureuse, il le savait maintenant, de même qu’il savait depuis longtemps l’inguérissable irréalisme du professeur. Il ne pouvait rien en ce moment ni pour l’un ni pour l’autre que de se taire, au lieu que Julie traversait une crise où son devoir était d’intervenir, et il en apercevait nettement le moyen. Il n’avait plus besoin de l’interroger. Ce qu’elle lui avait dit était trop clair, même dans ses réticences. Elle s’attendait que Rumesnil l’épouserait. Qu’avait fait celui-ci pour entretenir cette espérance ? Qu’avait-elle fait, de son côté, pour s’attacher le camarade de ses frères ? L’avait-il trompée par de fausses promesses ? S’étaient-ils trompés l’un l’autre ? La jeune fille avait-elle voulu seulement un beau mariage, comme elle avait paru le dire, ou bien, sous couleur d’ambition, avait-elle imprudemment laissé prendre son cœur ? Le mystère était là, toujours aussi impénétrable, aussi douloureux. Jean tenait une occasion sûre d’en avoir le mot. Cette explication avec Rumesnil, dont il avait menacé sa sœur pour lui arracher un aveu, il fallait la provoquer, dès ce mardi où l’autre reviendrait, en même temps qu’il lui rendrait l’argent emprunté par Antoine. Il le mettrait au pied du mur, en lui interdisant, comme il l’avait annoncé, les visites rue Claude-Bernard. Rumesnil devrait bien répondre. Ou il n’avait avec Julie qu’une petite affaire de coquetterie, et il cesserait ces visites. Ou son sentiment était sérieux, et il demanderait la main de la jeune fille. Ce raisonnement simpliste, et, à ce point de vue, bien « Monneron », n’excluait qu’une hypothèse, la seule vraie : que la jeune fille fût la maîtresse du jeune homme. L’imagination de Jean était encore trop tendre et trop pure pour s’arrêter à une idée qui enveloppait des visions trop cruellement salissantes. Durant cette soirée, où leur chimérique père zébrait d’annotations les copies de ses élèves en énonçant ses axiomes optimistes, — où leur injuste et incapable mère tirait indolemment l’aiguille de sa tapisserie, — où le cynique Antoine et le regrettable Gaspard maniaient à tour de rôle les deux jeux de cartes graisseuses, Jean regardait sa sœur à la dérobée, et il se livrait à son égard à ce travail d’analyse qu’il avait essayé si souvent, jamais avec cette lucidité. Elle lui était transparente, jusqu’à ce dernier repli obscur et trouble de son âme, qui lui réservait une si tragique surprise, pour plus tard. En ce moment, il déchiffrait d’abord, sur ce mince visage fermé, la misère morale que ce pauvre être lui avait criée cet après-midi, avec un tel accent de rancune ! Contre quoi ? Mais contre cela, contre cette famille ici présente ; contre les éléments de maladie épars dans l’atmosphère de ce foyer, dont les pierres avaient été systématiquement posées à faux. Visiblement, et d’après les lignes mêmes de ce visage, la jeune fille était une nature mixte, avec des tendances intellectuelles héritées de son père, et d’autres, toutes brutales, héritées de sa mère. Ce double atavisme la faisait ressembler à Antoine et à Jean à la fois. Du premier, — la construction forte de son menton et l’ourlet sensuel de ses lèvres détachées en rouge sur son teint pâle le révélaient trop, — elle avait ces appétits plébéiens qui vont si sauvagement à la réalisation de leurs désirs. Paris l’avait désorientée par le mirage de la vie de luxe et de plaisir, enfantinement convoitée aussitôt qu’aperçue. D’autre part, l’inquiétude sentimentale qu’elle avait en commun avec son frère cadet, et qui mettait une noblesse autour de son front et de ses yeux, lui avait rendu cet éveil d’ambition bien funeste. L’intelligence, chez elle, n’avait pas été assez forte pour lui permettre, comme à Jean, d’interpréter son milieu. Elle n’en avait saisi que les insuffisances. Elle avait compris sa famille, assez pour en constater le déséquilibre secret, pas assez pour apercevoir les grandes lois sociales, dont l’incohérente tribu des Monneron était, par cette incohérence même, l’illustration éclatante. Elle avait, chez tous ses parents, méprisé quelque chose : chez son père, cet utopisme niais ; chez sa mère, le désordre et la sottise ; chez son frère Antoine, l’hypocrisie et la vulgarité ; chez Gaspard, l’ignoble tenue et la flétrissure précoce ; chez Jean, l’incertitude et la morbidité. Elle avait donc perdu tout point d’appui dans ce milieu, et, avec cela, aucun frein moral n’avait eu d’action sur cette sensibilité déréglée. Des âmes critiques et ardentes ne se gouvernent point par des formules, aussi vaines, aussi vides que cette morale de la « solidarité humaine », dont le professeur anticlérical avait plein la bouche. Il croyait remplacer par ces deux mots la tradition vivante d’ordre et d’amour incarnée dans l’Église ! Il ne s’apercevait pas que cette expression de la dépendance relative des êtres à l’endroit les uns des autres a deux significations : l’une bienfaisante, c’était la seule qu’il voulût voir. Mais toutes les férocités de la lutte pour la vie ne sont-elles pas aussi justifiées par cette formule ? Le lion est solidaire de sa proie, puisqu’il ne peut pas vivre sans elle. Seulement sa solidarité consiste à la tuer et à la dévorer. Antoine, que son expérience personnelle rendait perspicace, avait cru lire très avant dans ce cœur de jeune fille, quand il avait dit d’elle : « Elle a de la défense ! » Elle en avait, en effet, en théorie, pour avoir traduit dans leur brutalité dure les principes de la morale indépendante. Réellement, elle n’en avait guère, elle n’en avait pas, parce qu’elle était une faible enfant de vingt et un ans, sans expérience, sans énergie vraie, une simple amoureuse, au fond, avec des idées d’arriviste. Jean n’allait pas jusqu’à ce dernier fond, et il se répétait la formule d’Antoine. Ces définitions ramassées et familières, décidées et presque chirurgicales, suggestionnent aisément les esprits trop méditatifs, comme le sien, trop disposés à se perdre dans des nuances indéterminées. Il se satisfaisait de celle-ci et s’en servait pour résumer ses réflexions sur Julie et sur le roman secret où avait pu l’entraîner son caractère d’enfant passionnée et délaissée, exaltée et désenchantée, ambitieuse et démoralisée, amoralisée plutôt ; et, lui aussi, pour d’autres motifs, concluait, comme Antoine avait conclu longtemps :

— « Non. Il ne s’est rien passé d’irréparable entre elle et Rumesnil. Elle est trop fière. Il n’y a que des imprudences. Dès mardi, j’y aurai mis lin. »

Ce fut sur cette résolution qu’il se coucha au terme de ce jour, commencé dans un tel orage intime et achevé dans un calme plus menaçant encore. Ce fut sur elle qu’il se releva le lendemain matin. Que d’heures cependant jusqu’à ce mardi, et qu’elles lui parurent longues, à les calculer ainsi par avance, d’autant plus longues qu’il appréhendait toute nouvelle explication avec sa sœur, maintenant ! Il redoutait qu’elle ne l’interrogeât sur son projet et qu’elle n’essayât de l’empêcher de l’exécuter. Il eut cette surprise, pendant ces quatre jours, que Julie l’évita, au contraire, autant qu’il l’évitait lui-même. Cette réserve de la jeune fille aurait dû lui donner beaucoup à penser. Il ne sut pas y démêler sa résolution à elle, qui ne pouvait qu’être précisément le contraire de la sienne. Il était retourné rue de Varenne dès le lendemain, c’est-à-dire le samedi, pour redemander si l’on n’avait pas de nouvelles sur l’heure du retour de Rumesnil. S’étant heurté à la même réponse, que « Monsieur le comte rentrerait mardi », — sans plus, — il prit le parti d’écrire un billet à son camarade pour lui demander d’être chez lui, le mercredi matin, à dix heures, « ayant à lui parler d’une affaire importante. » Le vague de la rédaction convenait également à l’emprunt d’argent qu’avait fait Antoine et aux assiduités du jeune noble auprès de Julie Monneron. Il comptait que Rumesnil ne reculerait pas sa rentrée à Paris, devant assister le mercredi soir à la conférence de l’abbé Chanut à l’Union Tolstoï. Intrigué par ce billet, il ne manquerait de se trouver à la maison. Cette précaution prise, Jean commença d’employer, pour user ces quatre interminables journées, le procédé que son père, le citateur de Sénèque : SinguLas horas… lui eût conseillé. Il se mit, enfermé dans sa chambre, à étudier, à raison de trois grandes séances par jour, ce Timée de Platon qui figurait sur le programme de son agrégation et dont il s’était servi, pour se donner une contenance, durant cette pénible soirée du vendredi. Et les heures commencèrent de s’écouler, lentes et, malgré tout, tolérables. Le jeune homme était pris peu à peu, même dans ses préoccupations, par le charme de cette subtile et forte pensée. Parfois il était troublé jusqu’à la racine de son être, quand certaines phrases lui rendaient M. Ferrand présent, et, avec M. Ferrand, la douce Brigitte. Ainsi le célèbre morceau, où se trouvent symbolisés toute la grandeur, tout le bienfait des croyances traditionnelles : « Alors, dans ce temple de Saïs, entouré par le Nil, un des plus avancés en âge parmi les prêtres dit au voyageur : « Ô Solon, vous autres Grecs, vous serez toujours des enfants, et il n’y a pas un Grec digne du beau nom de vieillard. » — Et Solon demanda : « Que veux-tu dire ? » — « Que vous êtes très jeunes quant à vos âmes, » répondit le prêtre. « Vous n’y possédez aucune vieille doctrine, transmise par les aïeux, aucun enseignement donné de siècle en siècle par des têtes blanchies… » De telles lignes faisaient que Jean laissait le gros volume. Il appuyait sa tête sur sa main, et il sentait à nouveau la féconde portée des idées du conservateur de la rue de Tournon, d’une part conformes aux immuables affirmations des sages de tous les temps par leur conformité même aux lois fondamentales de la nature humaine, — et de l’autre la destructive erreur des idées du novateur de la rue Claude-Bernard. Et puis, c’est l’illusion d’optique où retombent toujours les hommes de pensée, les faits actuels où il était engagé comme acteur perdaient leur réalité présente. Il négligeait de vérifier s’ils demeuraient bien en l’état où il les avait constatés. Dans l’intervalle de ses séances d’étude, il ne regardait plus Julie, par exemple, avec cette énergie d’observation qu’il lui avait appliquée ces derniers temps. Il ne se rendait pas compte qu’elle aussi attendait ce mardi où Rumesnil devait rentrer, avec une fièvre qui lui mettait une flamme aux yeux, une lueur rose aux joues, une brûlure au front et aux mains. Elle était la maîtresse qui va savoir si son amant l’aime d’un amour véritable, la fille-mère à la veille d’éprouver le cœur du père de son enfant. Plus simplement, elle aimait, de cet amour que ce même Platon a dépeint, dans ce même Timée, comme pétri de volupté et de douleur : ἡδονῇ ϰαὶ λύπῃ μεμιγμένον ἔρωτα. « Ces anciens ont tout dit, » eût répété Joseph Monneron, mais le propre du « Monneron » est de savoir cela, de comprendre et de sentir les vérités éternelles que nos maîtres de la Grèce et de Rome ont si puissamment rendues, et de ne jamais les appliquer à la vie !

À peine échappée au cruel interrogatoire de son frère cadet, Julie avait eu une crise affreuse de désespoir. Sur un trait de sa nature, Jean ne s’était pas mépris : elle avait de la fierté. À plusieurs reprises, dans les commencements de sa cour, Rumesnil avait essayé de lui faire agréer de ces menus cadeaux qui sont la grande tentation des filles comme elle, presque absolument privées des gentils colifichets dont les femmes raffolent. Elle n’avait jamais rien accepté. « Donnez-moi des bouquets d’un sou, » disait-elle à son ami, quand il se plaignait de son obstination à refuser les bijoux qu’il lui apportait. C’était cette susceptibilité de maîtresse pauvre qui l’avait toujours empêchée d’articuler tout haut ce mot de mariage, qu’elle se prononçait sans cesse dans sa pensée. L’inconséquence entre ce désintéressement presque farouche et ce désir d’être épousée par Adhémar n’était qu’apparente. Si anarchiste qu’elle se crût et qu’elle fût par certains côtés, Julie restait bien une « demoiselle » de la petite bourgeoisie française dans son sentiment du « tien » et du « mien ». Tout devoir à un mari, c’est du bonheur. Devoir quoi que ce soit à un amant, c’est de la honte. Aussi la certitude que son frère aîné s’était adressé à Rumesnil, dans un instant de détresse, et, sans doute, en son nom, lui avait-elle été intolérable. Au sursaut de son orgueil révolté une autre sensation s’était jointe aussitôt : celle de la terreur que son second frère n’exécutât sa menace et n’allât s’expliquer avec ce même Rumesnil. Elle s’était représenté les deux jeunes gens en face l’un de l’autre : la colère de l’un, l’irritation de l’autre, des mots durs échangés, peut-être une issue pire à cette querelle… Et puis, elle était enceinte, et elle n’avait pas encore osé parler à son amant de cette situation nouvelle et qu’elle n’avait d’abord pas voulu admettre. Des recherches faites dans des livres de médecine ne lui permettaient plus de douter. Elle était obligée de reconnaître eu elle les premiers signes d’une grossesse commençante. Le profond ébranlement des nerfs dont s’accompagnent ces débuts du grand travail maternel devait lui rendre plus angoissante la pression des circonstances difficiles où elle se débattait. Qu’allait-elle faire ? Jean restituerait à Rumesnil les cinq mille francs. Ce règlement fait par le frère cadet prouverait-il qu’elle n’avait pas été la complice du frère aîné ? Car c’était cela qu’elle redoutait, avec sa connaissance trop complète du caractère d’Antoine, qu’il n’eût poussé l’audace jusqu’à se prétendre envoyé par elle ! Et si Adhémar l’avait crue capable de cette vilenie, si elle lisait dans ces yeux bleus, parfois bien durs, cet injurieux soupçon, si elle acquérait la preuve qu’il n’avait pas foi en elle, qu’il ne l’estimait pas, alors que tout son avenir maintenant dépendait de cette foi et de cette estime ?… La jeune fille avait beau professer les théories les plus hardies, se moquer des préjugés et même de la morale courante, ce nihilisme de surface n’empêchait pas qu’elle n’eût honte, — honte à en mourir, — quand elle réalisait la faute où elle s’était laissé entraîner. Elle ne comprenait pas encore comment. Elle aussi, elle avait voulu badiner avec l’amour, et elle avait été prise à ce jeu redoutable, et de toutes manières, dans son cœur aussi bien que dans sa chair. La preuve qu’elle aimait vraiment Rumesnil, c’est qu’elle avait, dès la première heure qui avait suivi le don total de sa personne, senti, sans vouloir se l’avouer, qu’elle n’était pas aimée. L’instinct de la femme éprise n’a pas besoin de plusieurs expériences pour savoir cette vérité de la vie du cœur : que le seul signe, le plus indiscutable, de l’amour sincère est l’instant qui suit la satisfaction du désir. La différence est si grande entre l’homme assouvi et l’homme enivré ! Jusqu’au moment où elle était devenue la maîtresse d’Adhémar, Julie s’était crue bien certaine de la passion qu’elle inspirait. Elle en doutait, depuis qu’elle avait donné sur elle au séducteur ce droit complet qui devient si aisément un prétexte à mépris, quand il n’est pas un motif d’adoration reconnaissante. Cette alternative, horrible dans l’ordre du sentiment pour une enfant, comme celle-là, restée pure jusqu’alors et dont l’innocence physique n’a même pas été effleurée par le vice avant la première et irrémédiable chute, se doublait d’une alternative non moins horrible à subir, dans l’ordre des faits : si Rumesnil l’aimait, l’ayant eue vierge et l’ayant rendue mère, il lui donnerait son nom. Et alors, c’était le bonheur absolu, toute sa vie changée, un épanouissement de ses rêves de cœur et d’esprit, une atmosphère de lumière et de liberté autour des aspirations si durement comprimées de sa jeunesse !… Sinon, et avec cette maternité clandestine, c’était l’effondrement de tout, une descente noire dans un abîme de misères, plus de possibilité de famille, sinon que l’abjection ou la déloyauté, une existence à jamais manquée !… Et voilà qu’il ne lui était plus permis de reculer l’épreuve à la suite de laquelle son avenir serait décidé dans l’un ou dans l’autre sens. Elle ne pouvait pas demeurer sous le coup d’un soupçon de complicité avec son frère Antoine. Elle ne pouvait pas accepter que son frère Jean eût un entretien à son sujet avec Rumesnil sans avoir averti celui-ci, afin que, du moins, toute surprise fût évitée. Elle ne pouvait pas remettre indéfiniment l’aveu de son état. Sa taille allait s’alourdir, les symptômes se multiplier. Ils n’échapperaient pas à l’œil de sa mère. Dans sa naïveté pour tout ce qui touchait aux réalités sociales, elle apercevait, comme une issue possible à cette situation, un mariage immédiat, un voyage et un accouchement loin de Paris qui permît la légère confusion de dates nécessaire à son honneur. Dans ces conditions, chaque jour perdu risquait d’être un danger. Tout se réunissait donc pour la pousser à une explication avec son amant, mais entière, sans réticences et qui fût définitive, — tout, et son cœur aussi. Julie en avait assez et trop, d’une incertitude où son être intérieur s’usait fibre à fibre, — assez et trop, de tendre sur des livres de classe une intelligence affolée d’obsédants soucis, — assez et trop, de mentir !… Avec cette espèce de fatalisme, naturel aux volontés les plus fermes, à plus forte raison aux sensibilités troublées, quand elles sont assaillies par une marée de conjonctures ingouvernables, elle avait vu dans les soupçons grandissants de son frère Jean une indication du sort. Les événements qui s’étaient produits coup sur coup le jeudi et le vendredi avaient achevé de lui donner cette sensation de Sa Destinée l’appelant, lui commandant d’agir, — et elle avait agi. Durant cette soirée du vendredi, au moment même où Antoine se réhabilitait auprès de son père en lui citant du Jacques Richard, où M. et Mme Monneron s’attendrissaient au souvenir de leur idylle de Nice, ébauchée sous les auspices de ce Juvénal de concours, où le jeune Gaspard s’interloquait à la seule idée de « grand-papa Granier militariste », où Jean hésitait encore sur la ligne à suivre, Julie avait déjà commencé d’exécuter son projet… Dans le salon du château près de Malesherbes, où Rumesnil, lui, était en train d’étonner deux duchesses authentiques par l’étalage de ses audaces et de ses générosités révolutionnaires, un domestique entrait, portant à l’adresse du gentilhomme humanitaire une dépêche ainsi rédigée : Nouvelles extrêmement graves à vous communiquer. Vous demande ne voir personne avant moi. Attendrai mardi 3 heures où savez. d’Estrées.

Cette énigmatique signature était très claire pour celui vers qui allait cet appel de la malheureuse fille. Dieu ! Si elle l’avait vu recevoir ce télégramme, l’ouvrir en demandant la permission aux deux jeunes femmes entre lesquelles il paradait, froisser le papier d’une main impatientée, et le glisser dans sa poche avec un froncement imperceptible de ses sourcils, puis reprendre la conversation sur son même ton de paradoxe froid, sans que son cœur eût été secoué d’un battement plus vif sous la batiste de sa chemise de soirée, toute souple, avec un jabot savamment plissé, — élégance un peu prétentieuse, mais qui seyait à sa jolie physionomie de pastel du dix-neuvième siècle ! — Les deux amants avaient leurs rendez-vous dans une des maisons de la rue qui porte ce nom de d’Estrées, à cause du dernier maréchal de cette illustre lignée. Toutes les artères de ce quartier qui avoisine les Invalides ont été baptisées d’après des hommes de guerre. Celle-ci va de l’École Militaire à la place Saint-François-Xavier, en coupant de biais les larges avenues de Ségur, Duquesne et de Breteuil. Ses trois tronçons la rendent ainsi accessible de côtés très divers. C’était la raison pour laquelle Rumesnil y avait placé sa garçonnière secrète, au rez-de-chaussée d’une maison d’angle, de façon qu’il fût facile à une femme qui arrivait là de se rendre compte si elle était suivie. On pense bien que ce discret asile de plaisir n’avait été ni installé, ni utilisé pour la seule Julie Monneron. Elle-même, et si peu renseignée fût-elle, les protestations de son amant sur ce point ne l’avaient pas assez convaincue, et dans ses heures de réflexion, elle devinait la sinistre vérité : croyant se donner à un amoureux, elle s’était livrée à un libertin, déjà blasé, mais pour qui cette aventure, si en dehors de ce qu’il avait rencontré jusqu’ici, avait eu un piment de nouveauté. Cette petite intellectuelle, fine et maigriotte comme une statuette du moyen âge, instruite comme un agrégé et naïve comme une nonne, athée et crédule, raisonneuse et passionnée, déflorée d’esprit et si intacte de cœur et de corps, révoltée contre l’ordre social jusqu’à l’anarchie et attirée par tout ce qui chatoie et brille, jusqu’à l’enfantillage, avait mordu sur les sens du jeune homme. Hélas ! L’appartement de la rue d’Estrées, avec ses légères traces d’usure sur l’andrinople rouge de ses tentures et de ses rideaux, avec la minutie de son détail et l’air un peu défraîchi des meubles, disait trop l’installation déjà ancienne ! Par suite il racontait aussi que bien d’autres s’étaient glissées, frémissantes, sous la voûte dont la porte à gauche donnait aussitôt entrée dans la petite antichambre, assourdie de tapis, et à peine éclairée… Quelles autres ? Si souvent Julie s’était posé cette question en s’acheminant vers la mystérieuse maison ! Jamais avec une aussi fiévreuse anxiété que ce mardi, fixé par elle-même, quatre jours après les terribles scènes avec ses deux frères, dont le résultat était sa visite de maintenant. Qui l’eût vue marcher le long des trottoirs, par cet après-midi, n’eût jamais imaginé qu’elle allait à un rendez-vous d’amour, tant son délicat visage, altéré par l’anxiété, éloignait l’idée de la galanterie. Cette attente de deux fois vingt-quatre heures avait endolori et comme exaspéré ses nerfs irrités. Il ne s’était produit pourtant aucun incident nouveau. Elle n’avait pas échangé vingt mots avec Jean et pas un seul avec Antoine. C’était de Rumesnil que lui était venu ce surcroît d’anxiété. Quoique, dans sa dépêche, on l’a vu, elle ne lui eût pas demandé d’abréger sa villégiature, elle avait tant espéré qu’il rentrerait aussitôt ! Au lieu de cela, elle avait reçu un seul billet très court, lui disant « qu’il serait rue d’Emardi ; que, pour se conformer à son désir, il irait là tout droit, de la gare, afin de ne voir personne ; qu’il croyait deviner la cause de son inquiétude, mais qu’elle ne se tourmentât point, que s’il y avait quelque démarche à faire qui fût en son pouvoir, il la ferait… »

— « Il croit qu’il s’agit toujours d’Antoine… » s’était-elle dit, et elle avait eu le cœur serré. Était-ce pour ce motif qu’il n’était pas revenu, malgré le caractère suppliant de la dépêche ? Appréhendait-il un second emprunt ? Cette hypothèse était cruelle, moins pourtant que la terreur de ce qu’elle rencontrerait dans ces yeux clairs, quand elle aurait énoncé la phrase après laquelle son avenir serait décidé : « Je suis enceinte. » Elle s’efforçait, tout en cheminant, de se représenter le visage de son amant, tandis qu’il écouterait ces mots. Elle n’arrivait pas à se figurer ses traits. Son imagination, tournée depuis son enfance, et par la culture qu’elle avait reçue, vers le monde des idées abstraites, n’avait pas ce pouvoir d’évocation visuelle qui dessine des contours aussi précis que la réalité dans la chambre obscure du cerveau. C’étaient toujours ces prunelles, si froides par instants, à d’autres si douces, qui brillaient devant sa pensée, tandis qu’elle allait, allait, par le Luxembourg d’abord, puis par le lacis des rues qui mènent au boulevard du Montparnasse, par ce boulevard ensuite, et par celui des invalides… Il faisait un de ces temps clairs et tièdes qui donnent une grâce d’avril à certains jours de l’automne parisien, et qui contrastent avec d’autres jours prématurément glacés, comme celui où Jean avait attendu Brigitte Ferrand. Il flotte alors dans l’air transparent un peu de « cette gloire incertaine du printemps », dont parle un vers délicieux de Shakespeare. Ce charme est surtout perceptible dans les quartiers comme ces abords du faubourg Saint-Germain, où se rencontrent encore des hôtels entourés de jardins. Les yeux de Julie regardaient, sans presque voir, les verdures touchées d’or, qui frémissaient doucement dans la lumière, entre les barreaux des grilles, ou par-dessus les murs. La douceur de l’heure lui arrivait malgré elle et augmentait sa mélancolie. Les anciennes questions sur le passé de son amant lui revenaient à la pensée, plus torturantes. Oui, quelles avaient été « ces autres » qui, comme elle, s’était dirigées, en se cachant, vers cette maison, dont la face, pour elle plus inoubliable que celle d’une personne, lui apparaîtrait bientôt ? Malgré sa faute, le monde des amours coupables lui demeurait quelque chose de si indéterminé, de si confus ! Elle se croyait, dans sa naïveté persistante et aussi dans sa vanité enfantine, l’héroïne d’une histoire romanesquement exceptionnelle ! Si, comme elle ne pouvait s’empêcher de le croire, Adhémar avait eu dans sa vie une ou plusieurs liaisons, avant elle, certes ces caprices n’avaient rien eu d’analogue avec son sentiment. C’étaient ou des femmes mariées ou des aventurières, et qui ne lui avaient pas apporté, comme elle, la fleur sacrée de leur premier amour. Pourtant, parmi ces femmes, quelqu’une avait pu aimer réellement le jeune homme. Quelqu’une avait pu être mère par lui… Tout ce passé était aboli maintenant. En serait-il jamais ainsi de leur bonheur ? Viendrait-il un jour où une autre suivrait ces mêmes pavés pour aller à ce même endroit, — après elle ?… Quand elle fut au coin de la rue, devant la maison, elle s’arrêta une minute à regarder ces fenêtres du rez-de-chaussée dont les volets fermés auraient fait croire qu’il était abandonné. C’était une mesure de précaution que prenait toujours Adhémar. L’incertitude sur ce qui allait se passer derrière ces fenêtres closes fut si pénible à Julie qu’elle se précipita sous la voûte, presque en courant, pour ne plus attendre et savoir son sort. Le bruit du timbre, qu’elle pressa d’une main frémissante, lui retentit jusqu’au fond du cœur. La porte s’ouvrit… Adhémar était devant elle, qui se jeta dans les bras de son amant, et le serrant éperdument contre sa poitrine, elle poussa ce cri où se soulageait son agonie :

— « Ah ! Je te vois ! Je te tiens ! Je t’ai ! Enfin ! Enfin !… »

Et elle lui caressait le visage de ses doigts brûlants, comme pour se convaincre qu’elle ne rêvait pas ; que c’était bien lui. Elle l’étreignait pour appuyer sa bouche sur sa bouche ; elle se dégageait pour dévorer des yeux ce visage qui lui était si cher, et soudain, tandis qu’il lui disait, presque effrayé de son exaltation, en l’entraînant dans le petit salon : « Mais qu’y a-t-il, mon amour ? Et pourquoi es-tu si troublée ?… » elle se détacha de lui tout à fait, et, se laissant tomber sur un fauteuil, elle éclata en sanglots. Le jeune homme s’était mis à genoux devant elle. Il lui prodiguait les mots de tendresse, pour essayer d’apaiser une crise nerveuse qui déconcertait ses prévisions. Les craintes de Jean et de Julie ne les avaient pas trompés. C’était bien à Rumesnil qu’Antoine était allé demander les cinq mille francs nécessaires, au règlement de sa criminelle dette. C’était lui qui les avait donnés au faussaire, un peu par chevalerie, un peu par intimidation. Si contradictoire que doive paraître un pareil sentiment associé à sa conduite, Adhémar éprouvait pour Jean une amitié véritable, et, si cette amitié n’avait pu l’arrêter dans son entreprise de séduction, elle était assez forte pour lui rendre sincèrement insupportable que son camarade sût sa perfidie. Le cœur humain a de ces illogismes. Il avait suffi qu’Antoine dît avec un certain accent qu’il venait sur le conseil de Julie pour que le suborneur sentit la menace et y cédât. En recevant la dépêche de sa maîtresse, Rumesnil avait pensé que la restitution de la somme n’avait pas suffi, — car Antoine, pour lui arracher l’argent aussitôt, avait avoué un détournement à son bureau. — Sans doute le chiffre du vol était plus élevé, et la jeune fille voulait obtenir de lui quelque autre secours, ou bien une démarche, si l’escroc était sous le coup d’une arrestation. Le jeune homme s’était préparé à se défendre de son mieux contre un nouvel appel, soit à sa bourse, soit à son influence ; — non pas qu’il se défiât de sa maîtresse ; il la connaissait trop ; — seulement il appréhendait que ce dangereux frère, dont il avait toujours eu médiocre opinion, qu’il savait maintenant capable d’un crime, n’entreprît, encouragé par son premier succès, d’exercer un chantage continu sur sa sœur, et sur lui, à travers sa sœur. Il avait donc décidé de recevoir Julie un peu froidement. Mais le trouble passionné de la jeune fille, sa sauvage ardeur à le prendre contre elle, ses phrases incohérentes, ses baisers, ses larmes, tout prouvait que cette « nouvelle extrêmement grave », dont parlait la dépêche, avait trait à un autre objet qu’une affaire d’argent… Que se passait-il ? La conscience d’Adhémar n’était pas tout à fait tranquille sur un point : depuis ces dernières semaines il commençait d’être lassé de Julie, et cette visite près de Malesherbes avait eu beaucoup moins pour but de fusiller des faisans que de pousser sa cour auprès d’une femme de son monde qui semblait toute prête à le « distinguer », comme eût dit un de ces Rumesnil d’il y a cent cinquante ans, auxquels leur descendant ressemblait tant et de toutes manières. Était-il possible que Julie eût eu vent de ce petit début d’infidélité ? La raison du débauché lui répondait non ; mais son expérience des complications infinies de la vie amoureuse lui donnait de vagues craintes que la franchise de la jeune fille détruisit aussitôt, car, à peine eut-elle repris son empire sur les mouvements désordonnés qui l’avaient agitée qu’elle lui demanda simplement, avec une voix encore étouffée d’émotion :

— « Mon ami, je sais que mon frère Antoine est venu chez toi le matin de ton départ. Je sais qu’il avait besoin d’une grosse somme d’argent, et tout de subite, de cinq mille francs. Tu vois que je suis renseignée. Tu les lui as prêtés. Est-ce vrai ? »

— « Puisque tu le sais, pourquoi me le demandes-tu ?… » répondit Rumesnil. Cette entrée en matière venait, en le déconcertant à nouveau, de lui rendre un peu de sa méfiance.

— « Parce que je veux t’avoir juré que je n’ai été pour rien dans cette démarche et que j’ai peur que ce malheureux n’ait abusé de mon nom auprès de toi. Comment a-t-il deviné notre intimité ? Je l’ignore. Mais il la connaît. Il prétend nous avoir rencontrés rue Amyot, qui nous promenions en tête à tête, avoir reconnu ton écriture déguisée sur des enveloppes de lettres… Qu’importe d’ailleurs ? Ce qui m’importe, c’est la façon dont il s’est adressé à toi. Réponds-moi. T’a-t-il dit que c’était moi qui l’envoyais ?… »

— « Laissons cela, » fit Rumesnil.

— « Oui ou non, te l’a-t-il dit ? » répéta-t-elle.

— « Oui, il me l’a dit. »

— « Et tu l’as cru ? »

— « J’ai cru qu’il était ton frère… » répondit le jeune homme, en mettant un baiser sur la main de sa maîtresse, « et je lui ai rendu service. » Cette insistance de Julie lui donnait l’idée qu’elle avait été imprudente avec Antoine. Ce n’était pas une nouvelle demande qu’elle venait lui adresser. C’étaient des excuses qu’elle lui apportait, par un de ces scrupules de sentimentalisme dont elle était coutumière et qui plaisaient à sa fatuité en inquiétant sa prudence. Il fallait donc prendre cela légèrement. Ainsi fit-il en ajoutant à la grâce de son geste un rien de moquerie douce : « C’était trop naturel, et il faut être la sotte Julie pour attacher de l’importance à de pareilles misères ! »

Cette allusion à un petit sobriquet railleur qu’il lui donnait quelquefois par une de ces innocentes taquineries où se complaît la mignardise habituelle aux amants n’attira pas le sourire sur la bouche amère de la pauvre fille, qui dit gravement :

— « Ne plaisante pas. Tout est trop sérieux. J’ai tant besoin que tu m’estimes !… Il faut que tu sois bien persuadé d’abord qu’il t’a menti, abominablement menti. J’ai tout fait pour l’empêcher d’aller chez toi. Il voulait m’y envoyer moi-même ?… Tu sens bien que je ne te mens pas, moi ? Dis que tu le sens ! »

— « Mais oui, je le sens, » répondit-il, avec la condescendance que l’on a pour une enfant malade, et, comme il continuait à ne rien comprendre à l’état de fièvre où il la voyait, il lui donna un long baiser à son tour, qu’elle lui rendit avec passion, sans que son inexplicable inquiétude parût se calmer :

— « Ah ! merci, « dit-elle, « tu m’aimes !… Je crois que tu m’aimes ! … Cela me donne la force de continuer… Ma dépêche t’a annoncé que j’avais à t’apprendre des nouvelles très graves. La première, c’est que Jean a deviné, lui aussi, nos relations…

— « C’est à cause de cela qu’il m’a demandé un rendez-vous pour demain, » fit Rumesnil. Au nom de son ami d’enfance, sa physionomie avait changé. « Mais comment est-ce possible ? » insista-t-il … « Qui l’a averti ? Réponds, Julie. Ah ! si c’est toi qui… »

— « Et quand ce serait moi ? » interrompit la jeune fille. « Est-ce que ce secret n’est pas le mien plus encore que le tien ? Si tu as pour Jean tant d’affection, il fallait y penser plus tôt… » continua-t-elle avec une ironie singulière. Elle venait d’être blessée, malgré son angoisse, de lire distinctement dans le cœur de son amant que cette découverte possible de leur intrigue par son frère l’inquiétait, non pas pour elle, mais pour lui-même. « Tranquillise-toi, d’ailleurs. Jean a des soupçons, de grands soupçons. Il n’a pas de certitudes. C’est pour en avoir une qu’il veut te voir demain. Il te rendra d’abord les cinq mille francs Il les avait trouvés, avant qu’il ne sût la visite d’Antoine chez toi… Il faut que tu les acceptes de lui. Je le veux… Et il faut qu’il parte de chez toi rassuré. Il te dira que l’on a parlé de tes visites rue Claude-Bernard. Il te priera de les cesser… »

— « Je les cesserai… » répondit le jeune homme. « Si je t’ai froissée tout à l’heure, pardonne-moi. Il est tout naturel cependant que mon amitié pour ton frère subsiste à côté de mon amour pour toi… »

— « Tu les cesseras… » dit Julie, qui répéta : « Tu les cesseras ?… Mais je ne veux pas, moi, que tu les cesses. Trouve un autre moyen, je t’en conjure, pour qu’il te rende sa confiance. Mais pas celui-là. Je te vois déjà si peu ! Perdre encore ces occasions-la de te parler, de t’entendre, de te sentir vivant et à moi ?… Non, je ne l’accepterai pas ! Et, toi non plus, tu n’accepteras pas de ne plus venir quand tu auras entendu l’autre nouvelle… » Et, d’une voix profonde, les mains dans les mains de son amant, les yeux dans ses yeux, elle ajouta : « Je suis enceinte. »

La parole terrible était proférée, et ses prunelles sombres cherchaient toujours dans les prunelles claires de Rumesnil cette expression qui devait donner à son pauvre cœur, si remué, si saignant, l’évidence de l’amour. Un éclair aigu y avait passé qui la perça jusqu’au plus intime de sa chair, tant il était pénétrant et froid. C’était la mise en défense de l’homme qui s’est soudain senti en danger devant la ruse de la femme et qui se reprend. Il y eut une minute d’horrible silence, à la suite de laquelle l’amant demanda :

— « Tu te crois vraiment enceinte ? »

— « Oui, » répondit-elle simplement et tristement. Que sa détresse était grande à cet instant, de ne rencontrer que cette dure et sèche interrogation, et pas un élan, pas une pitié ! Il l’avait de nouveau enveloppée de ce pénétrant regard. Il vit qu’elle était sincère, aussi distinctement qu’il voyait tout près de lui, dans le demi-jour de cette pièce aux volets clos, ses traits amaigris, sa joue un peu creusée, le réseau bleuâtre de ses veines sur sa tempe pâlie. Ce cœur tari de libertin jeune, qui ne vibrait plus depuis si longtemps que par le désir et la curiosité, subit pourtant un passage de cette pitié dont Julie avait tant besoin. Il l’attira près de lui. Combien elle était vague et machinale, cette pitié, combien mélangée déjà d’abominables idées, la malheureuse devait le comprendre plus tard, en repassant par la pensée les détails de cette douloureuse scène ! Sur le moment, où eût-elle trouvé le courage d’analyser et d’observer ? Où la force de résister au besoin qu’elle avait, dans sa misère, de s’appuyer sur celui qui était son unique espérance, et qui lui disait :

— « Ce n’est pas d’aujourd’hui que tu as cette idée ?…» Et, comme elle répondait tout bas : « Il y a plusieurs semaines déjà… » — « Pourquoi ne m’as-tu pas parlé plus tôt ? » reprit-il… « Mais nous ne pourrons rien décider avant d’être tout à fait sûrs que tu ne te trompes pas… Nous le saurons, pourvu que tu te fies à moi. C’est la grande chose. Tu me le promets, que tu te fieras à moi ?… »

— « Si je ne me fiais pas à toi, serais-je ici ? » soupira-t-elle en posant sa tête sur l’épaule du tentateur, dans les paroles duquel son âme égarée, mais encore si simple, ne distinguait pas le commencement du sinistre conseil. Et, abusée par cette feinte douceur, le croyant si voisin d’elle par l’émotion, elle ajouta : « Ah ! si j’osais !… » Puis, suppliante : « Si nous devons avoir un enfant, est-ce que nous le laisserons naître ainsi, sans qu’il porte le nom de son père, sans que je sois ta femme, ta vraie femme ?… »

— « Si j’étais seul au monde et libre de mes actions, tu la serais déjà… » dit le jeune homme. Il y avait bien des jours qu’il attendait cette demande et qu’il avait calculé la réponse. Cette frémissante imploration de la jeune fille était si humble, elle révélait une si poignante nostalgie du bonheur avoué, elle revendiquait un droit si légitime, qu’elle alla pourtant ébranler une corde secrète dans cette nature deux fois égoïste de vaniteux et de débauché, et ce ne fut pas sans un remords qu’il continua : « Tu sais que ma mère n’a que moi. Je ne veux pas me marier contre sa volonté… J’ai déjà tant essayé de la préparer !… Mais elle a ses préjugés. Laisse-moi le temps. Je te le répète : fie-toi à moi… »

Il parlait, et elle l’écoutait en le contemplant presque avec extase, tant sa présence l’hypnotisait de nouveau, à ce point qu’elle lui était reconnaissante de ces efforts qu’il prétendait avoir faits auprès de sa mère, comme elle l’eût été d’une promesse positive ! Jamais Rumesnil n’avait senti davantage la déloyauté de ses rapports d’âme à âme avec cette fille qu’il avait séduite, un peu par fantaisie, un peu par désœuvrement, un peu par perversion, un peu par amour-propre, et beaucoup par légèreté… Fut-ce pour endormir cette révolte de sa conscience, ou bien pour empêcher cet entretien de s’avancer plus avant sur un chemin trop dangereux ? Y avait-il dans la grâce meurtrie de Julie, à cette seconde, une espèce d’attrait morbide qui enfiévrait ses sens ? Méditant déjà de l’amener à une action contre laquelle il pressentait sa révolte, tenait-il à se prouver son pouvoir absolu sur cette volonté dominée ? Cette légèreté encore et sa jeunesse ne furent-elles pas plutôt les causes de ce nouveau caprice ?… Toujours est-il que ce mensonger discours, sur les difficultés que ses devoirs de famille opposaient à un mariage auquel il n’avait jamais songé sérieusement, s’acheva par des caresses dont l’ardeur, une fois de plus, troubla la raison de Julie. Il voulut l’entraîner dans la chambre attenante au petit salon. Elle l’avait déjà suivi jusqu’à la porte, à demi affolée, quand soudain elle s’échappa de ses bras et le repoussa. Elle s’appuyait au mur, la main sur sa poitrine, comme si une douleur la déchirait. L’idée de sa maternité commençante s’emparait d’elle et lui donnait un frisson d’horreur devant ce délire physique, comme devant une prostitution. Elle lui dit, en montrant son cœur :

— « Je viens d’avoir trop mal… Laisse-moi… J’ai été trop brisée aujourd’hui… Il faut que je rentre ! … » Elle avait le visage si altéré que Rumesnil la crut en effet souffrante.

— « Veux-tu que je t’accompagne ? » interrogea-t-il.

— « Non, » dit-elle. « Nous n’aurions qu’à rencontrer Jean !… J’ai besoin d’être seule pour me reprendre, » ajouta-t-elle, portant cette fois la main à sa tête. Puis, quand elle fut prête à sortir et sur le seuil : « Tu ne m’en veux pas ? » demanda-t-elle à Rumesnil, et, le serrant de nouveau contre elle comme à l’arrivée : « Comme je suis à toi ! Tellement à toi que j’en ai peur ! »

— « Je le verrai bien, si tu es vraiment à moi… » répondit-il avec une expression assez particulière pour que sa maîtresse, inquiétée soudain, le questionnât :

— « Que veux-tu dire ? »

— « Je pense à ce dont nous avons parlé tout à l’heure, à tes craintes de devenir mère. »

— « Ce ne sont pas des craintes, » répondit-elle.

— « Il faut que ce soient des craintes, » reprit-il, « ou plutôt c’est vrai, » et une mauvaise lueur passa dans ses yeux, tandis qu’il prononçait, qu’il chuchotait presque ces mots équivoques : « Tu dis bien, il faut que ce ne soient pas des craintes… Tu ne dois pas être mère. Tu m’as promis de te fier à moi. Je vais m’enquérir de quelqu’un de très sûr, chez qui je puisse te conduire le plus tôt possible. Ne t’inquiète de rien ! Ne t’occupe de rien ! C’est moi qui suis responsable de toutes les difficultés où tu pourrais être, comme aussi de ce qu’il faudra faire pour n’y pas rester. Je t’en tirerai, si tu veux agir seulement comme je te dirai. Mais adieu… »

Julie n’avait rien répondu, tant l’affreuse insinuation, qu’elle ne pouvait pas ne pas comprendre, maintenant, la glaçait jusqu’au fond du cœur. Quand elle se retrouva dans la rue, elle regarda autour d’elle, comme si elle reprenait la conscience du monde extérieur, au sortir d’un sommeil de cauchemar. Elle commença de marcher devant elle, dans la direction de Saint-François-Xavier, automatiquement, en se redisant mentalement ces phrases d’une signification si claire dans leur ambiguïté : « Il faut que ce ne soient pas des craintesTu ne dois pas être mère… Te fier à moi… Quelqu’un de très sûr… Je t’en tirerai, si seulement… » La fille séduite écoutait en pensée cet appel aux criminelles pratiques par lesquelles tant de ses pareilles ont supprimé la preuve vivante de leur faute. Elle l’avait écouté réellement et elle n’avait pas crié de révolte et d’indignation ! Quelle puissance cet homme avait-il donc sur son âme et sur sa chair pour qu’elle fût venue à lui, moins de deux heures auparavant, décidée à un suprême effort et à lui demander qu’il lui rendît l’honneur ?… Et elle s’en allait, ayant failli lui appartenir, s’étant laissée rouler jusqu’au bord de cet abîme des sensations physiques où la volonté se dissout comme une cire au feu, ayant écouté cet infâme conseil !… Il lui semblait que son silence l’en avait rendue la complice. Elle était comme souillée par ces hideuses paroles, maintenant que la magie de la présence du corrupteur n’agissait plus sur elle, qu’elle n’entendait plus sa voix, qu’elle ne voyait plus ses traits, ses mouvements, qu’elle ne respirait plus la même atmosphère. À mesure qu’elle s’éloignait de la rue d’Estrées, son épouvante de se sentir sous l’influence de cet amant, capable d’avoir conçu aussitôt cet horrible projet, grandissait tellement que ses jambes tremblantes pouvaient à peine la soutenir Elle dut se laisser tomber sur un des bancs du boulevard des Invalides, et tout ce qu’il y avait en elle de pur et de fier, malgré sa faute, frémissait dans ces mots de rébellion contre la monstrueuse chose, qu’elle se répétait tout bas, indéfiniment :

— « Non ! Je ne ferai pas cela ! Je ne le ferai pas !… Mais qui me sauvera de lui ? »